II. 3. La
Cosmologie ou la métaphysique de la science
Arrivé
à ce stade de notre mémoire, nous pensons avoir présenté
suffisamment de preuves qui indiquent l’existence d’une doctrine
métaphysique chez Duhem. On pourrait, en un certain sens, prétendre
que l’idée de classification naturelle chez Duhem est révélatrice
d’une métaphysique de la science. Il faudrait alors préciser
qu’il s’agit d’une métaphysique portant sur la nature de la
théorie physique, et non sur la nature des objets que ladite théorie
étudie. Duhem ne s’est pas essayé à pénétrer les notions de
matière, de force, de temps, etc. En revanche, il a tenté
d’approfondir jusqu’au bout la notion même de théorie physique,
par là, il a fait œuvre de métaphysicien.
Ce
qu’on entend plus généralement par métaphysique des sciences,
n’est autre que la philosophie de la nature : c’est-à-dire
l’étude métaphysique des phénomènes et lois physiques, dans le
but de sonder la réalité que nous cache la nature et d’interpréter
diverses questions que laissent de côté les purs physiciens. Or,
Duhem croit pouvoir avancer qu’il existe « un lien entre la
théorie physique et la philosophie de la nature1 »,
et par là, soutient la possibilité d’une métaphysique de la
science qu’il nomme cosmologie. Si l’on ne peut pas
dire que Duhem soit devenu un véritable cosmologiste, l’importance
de sa contribution réside en la définition qu’il donne de la
discipline, et la légitimité qu’il lui accorde. Nous allons voir
que la doctrine de la classification naturelle conditionne et se
prolonge en une idée précise de ce que doit être la cosmologie.
Pour la Vérité !
Tout
d’abord, Duhem rappelle le contexte. Si la métaphysique ne peut se
servir des théories physiques, la faute en revient au formalisme de
celles-ci, qui est symbolique et abstrait, lequel n’a pas de portée
objective. Cependant, il n’en est pas de même des faits
d’expériences et des lois expérimentales : « Elles
[ces propositions expérimentales] peuvent donc être en accord ou en
désaccord avec les propositions qui composent un système
cosmologique2. »
Mais, lorsqu’il s’agit d’expériences de physique et de lois
scientifiques, lesquelles n’ont pas pour source exclusive le sens
commun3,
l’accord n’est pas évident à constater :
En
effet la proposition qui formule ce fait ou cette loi est, en général
un mélange intime de constatation expérimentale, douée d’une
portée objective, et d’interprétation théorique, simple symbole
dénué de tout sens objectif. Il faudra que le métaphysicien
dissocie ce mélange, afin d’obtenir, aussi pur que possible, le
premier des deux éléments qui le composent ; en celui-là, en
effet, et en celui-là seul, son système peut trouver une
confirmation ou se heurter à une contradiction4.
Ainsi,
le métaphysicien doit tenir compte du phénoménalisme et ne pas
méconnaître la portée des théories physiques, sans quoi il risque
de se tromper dans son analyse, en prenant pour vrai ce qui ne l’est
en aucune manière. La cosmologie, à l’instar de la physique,
requiert avant toute chose de ne point confondre les méthodes
physique et métaphysique : sa légitimité n’est garantie que
par cette juste distinction. Puisqu’en physique, théorie et
expérience sont intimement mêlées, le métaphysicien devra avoir
une bonne maîtrise des diverses théories de la physique afin d’en
reconnaître les caractères ; il faudra, de surcroît, qu’il
possède l’esprit de finesse, écrit Duhem, car « lui seul
peut deviner que ceci est construction artificielle, créée de
toutes pièces par la théorie et sans usage pour le métaphysicien,
tandis que cela, riche de vérité objective, est propre à
renseigner le cosmologiste5 ».
Cet esprit de finesse, bien sûr, est dépendant de la pratique de la
physique, sans laquelle il ne pourrait être acquis ; et cela
demande un sérieux investissement.
En
un sens, le phénoménalisme influence de manière indirecte ou
négative la cosmologie : il l’empêche de se méprendre au
sujet de la théorie physique. En effet, la cosmologie, tout comme la
physique, se fonde sur les phénomènes et lois physiques ;
toutefois, le physicien s’empare immédiatement de ce socle et
n’hésite pas à aménager son territoire, le cosmologiste, quant
lui, doit pouvoir retrouver un terrain vierge des constructions
symboliques et arbitraires du physicien, ce pourquoi il lui est
indispensable de bien connaître ‒ peut-être plus encore que le
physicien6
‒ la méthode qui sert à développer la physique : « Le
métaphysicien doit faire une étude approfondie de la théorie
physique s’il veut être certain qu’elle n’exercera aucune
influence illogique sur ses spéculations7. »
De cette connaissance, le cosmologiste pourra faire abstraction de ce
qui provient de la théorie physique et risque de le tromper ;
enfin, et uniquement ainsi, il pourra entreprendre de construire la
cosmologie par sa propre méthode.
En
plus de prévenir les errements du cosmologiste, le phénoménalisme
contribue aussi, plus positivement, à fournir des règles
constitutives et à donner une direction particulière à la
cosmologie. Si le métaphysicien, avant de se faire pur cosmologiste,
s’intéresse à la théorie physique en elle-même, alors il sera
conduit à dépasser le phénoménalisme duhémien et à lui ajouter
une vision complémentaire ‒ ce dans le but de légitimer la
méthode physique en usage. Comme l’écrit Duhem : « Aucune
méthode scientifique ne porte en soi-même sa pleine et entière
justification ; elle ne saurait, par ses seuls principes, rendre
compte de tous ces principes [ceux de la physique8]. »
C’est donc à la métaphysique qu’il faut avoir recours pour
justifier pleinement la physique et le phénoménalisme duhémien :
une telle démarche, selon notre auteur, doit nous contraindre alors
à la doctrine de la classification naturelle.
Nous
ne reviendrons pas sur les démarches qui font parvenir le physicien
à la doctrine de la classification naturelle, car c’était l’objet
de la première partie de ce mémoire. Pour résumer, Duhem écrit :
« Ainsi, le physicien affirme que l’ordre dans
lequel il range les symboles mathématiques pour constituer la
théorie physique est un reflet, de plus en plus net, d’un ordre
ontologique suivant lequel se classent les choses inanimées9. »
Par cette affirmation, Duhem atteste visiblement que le physicien « a
excédé les limites du domaine où sa méthode peut légitimement
s’exercer10 »,
ce qui veut dire qu’il s’est engagé dans une voie nouvelle
requérant une compétence distincte. Désormais, une autre facette
de la science affleure en son esprit : « Préciser la
nature de cet ordre, c’est définir la Cosmologie ;
le dérouler à nos yeux, c’est exposer un système cosmologique ;
essentiellement, dans les deux cas, c’est faire œuvre non plus de
physicien, mais de métaphysicien11. »
De ce fait, la classification naturelle apparaît comme le premier
pas, indispensable, en vue de la cosmologie. Chez Duhem, la
métaphysique des méthodes propres à la science précède la
métaphysique des objets de la science.
Selon
le phénoménalisme strict, il semblait que le cosmologiste ne devait
tenir compte de la théorie physique que dans un unique but :
correctement discerner, d’une part, ce qui appartient à
l’expérience, à l’observation, au sens commun, ce qui est
objectif et intéresse positivement la cosmologie ; de l’autre,
ce qui provient proprement de la théorie, qui est symbolique,
arbitraire, et dénuée de sens véritable, ce que doit délaisser le
cosmologiste sous peine de corrompre son système. Néanmoins, Duhem
ajoute :
Cette
conclusion serait certainement exacte si la théorie physique n’était
qu’un système de symboles arbitrairement créés afin de ranger
nos connaissances suivant un ordre tout artificiel ;
si la classification qu’elle établit entre les lois expérimentales
n’avait rien à de commun avec les affinités qui unissent entre
elles les réalités du monde inanimé12.
Puisque
le métaphysicien devance le physicien, que la doctrine de la
classification naturelle s’élève au-dessus du pur phénoménalisme,
tout en restant, précisons-le, dans sa continuité : le
cosmologiste ne peut plus voir la théorie physique qui ordonne les
lois expérimentales comme un simple système arbitraire. Dans
l’ordre et l’agencement que propose la théorie physique, il y a
quelque chose d’objectif, mais qui, comme toujours, ne se dévoile
pas aisément.
La
théorie physique, selon qu’elle est perçue comme classification
naturelle, influence directement la conception du cosmologiste, de la
cosmologie. Bien sûr, il faut prendre garde que toute théorie
n’atteint pas un tel degré de classification ; en outre, le
terme de naturel que Duhem emploie, n’est, la plupart
du temps, qu’assez relatif vis-à-vis de l’artificiel,
et ne signifie pas l’absence totale d’artificiel de la
classification. Duhem conçoit une limite idéale à ce développement
de la classification naturelle, dans cet extrême inaccessible, la
classification serait entièrement naturelle :
Entre
cette classification naturelle, que serait la théorie physique
parvenue à son plus haut degré de perfection, et l’ordre dans
lequel une Cosmologie achevée rangerait les réalités du monde de
la matière, il y aurait une très exacte correspondance ;
partant, plus la théorie physique, d’une part, et le système de
la Cosmologie, d’autre part, s’approchent respectivement de leur
forme parfaite, plus claire et plus détaillée doit être l’analogie
de ces deux doctrines13.
Si,
comme l’écrit notre auteur, la classification naturelle tend à
devenir une cosmologie, alors, il n’est pas interdit au
cosmologiste de repérer dans le développement des théories
physiques les éléments dont la tendance est à la préservation, à
l’immuabilité, des éléments qui possèdent un sens proprement
réel et métaphysique. Toutefois, une réserve immédiate doit se
manifester en même temps que la notion d’analogie est
introduite. En effet, le cosmologiste n’ayant à sa disposition
nulle théorie idéale, il n’est pas en ses moyens d’assurer
démonstrativement le passage de la théorie physique à son système
cosmologique : il ne peut se servir que d’une analogie plus ou
moins justifiée entre théorie physique imparfaite et métaphysique
assortie.
Après
avoir explicité comment Duhem concevait la cosmologie, et la
possibilité de la fonder, il nous semble opportun d’intégrer ces
considérations dans un certain débat autour du supposé
néo-thomisme de Duhem. Dans Le phénoménalisme problématique
de Pierre Duhem, M. Stoffel entreprend une analyse à propos
des doctrines philosophiques qui auraient possiblement inspiré notre
savant, et il mentionne le néo-thomisme parmi quelques autres ‒ le
kantisme, l’influence de Maurice Blondel, et celle de Pascal.
D’après lui, un commentateur, M. S. Jaki, a défendu la thèse
d’un Duhem néo-thomiste ; d’autres en revanche, MM. R.
Maiocchi et R. N. D. Martin, ne s’y sont pas rendus. Devant la
radicalité des positions, M. Stoffel, quant à lui, est dubitatif :
Pour
notre part, nous souhaiterions ouvrir une troisième voie, qui se
voudrait plus nuancée et plus respectueuse de la complexité
historique. Il est cependant un point à propos duquel nous entendons
nous montrer intransigeant, d’autant qu’il constitue en réalité
l’enjeu véritable de ce débat. La distinction duhémienne entre
physique et métaphysique est-elle nette et radicale, est-elle
véritablement une distinction pour séparer, ou bien, n’est-elle
pas finalement, dans la lignée d’un certain néo-thomisme, une
distinction pour unir14 ?
Le
problème étant posé, nous aimerions apporter notre contribution à
cette tierce perspective. Avant cela, il nous faut nous attarder sur
l’analyse que déploie M. Stoffel : celui-ci entend prouver,
sur la base d’une correspondance de Duhem avec le Père Joseph
Bulliot15,
que la distinction duhémienne agit bien dans le but de séparer
physique et métaphysique.
La
correspondance entre Duhem et Bulliot semble s’être amorcée à
cause du troisième congrès scientifique international des
catholiques, qui eut lieu à Bruxelles, et dans le contexte duquel
Duhem prit à partie les philosophes néo-thomistes qui ne
comprenaient pour lui rien à la méthode physique. Dans une lettre
du 7 mars 1895, Bulliot explique sa motivation, laquelle n’est rien
d’autre que la nécessité « de rétablir aujourd’hui
l’harmonie des sciences et de la métaphysique16 ».
Il marque en même temps qu’il a tout à fait compris où Duhem
voulait en venir par son phénoménalisme, par cette stratégie
négative qui immunise physique et métaphysique l’une de l’autre :
J’accepte
votre manière d’entendre leurs rapports et leur harmonie.
Seulement cet accord est à peu près purement négatif et il
n’épuise pas la question, puisque, vous le reconnaissez vous-même
la conception actuelle de la science est ‘‘erronée et trop
restreinte17’’.
Or,
si un tel accord négatif ne peut suffire à combler l’esprit
philosophique, Bulliot insiste en faveur d’une nouvelle démarche,
qui, sans renier la précédente articulation, la dépasserait dans
le cadre d’une pensée plus vaste, d’une visée plus grandiose :
Il
y a donc place ‒ à côté ou au-dessus de cette entente négative,
fondée sur une exacte délimitation et sur une séparation trop
tranchée des frontières ‒ pour une entente positive, pour une
harmonie plus complète, pour une union plus étroite et une
compénétration plus intime de ces deux branches du savoir18.
De
cette entente positive que réclame Bulliot, celui-ci a conscience
qu’elle ne peut être établie avec une parfaite certitude, étant
donné la critique épistémologique menée par Duhem. Pour autant,
ce manque de certitude ne peut, selon lui, éliminer toute velléité
de construire un système métaphysique vis-à-vis de la science,
c’est-à-dire un système cosmologique : « En somme ;
à notre avis, vous sacrifiez peut-être trop, vous, savants,
l’explication, l’intelligibilité à la certitude. […] Nous
refuser la légitimité de cette tentative, c’est condamner la
philosophie elle-même, c’est vouloir la supprimer19. »
Le
Père Bulliot a senti la réserve que manifeste Duhem à propos d’une
interprétation de la science au profit de la métaphysique, mais il
n’en demeure pas moins convaincu de l’insuffisance du
phénoménalisme strict. À la lecture, en 1904, de La Théorie
physique, Bulliot fait état de quelques remarques, toujours
sur le même sujet. Il indique notamment deux phases dans le
développement d’une théorie physique : la phase analytique,
où celle-ci se construit d’une manière autonome, radicalement
séparée de la métaphysique ; et la phase synthétique, où
elle tend par sa propre évolution à une métaphysique spécifique ‒
référence immédiate à la classification naturelle20.
Bulliot suggère alors à Duhem de mieux expliciter cette phase
synthétique ‒ qui ne s’oppose pas à la phase analytique, mais
viens l’enrichir d’un point de vue métaphysique ‒ et
finalement le lien entre théorie physique et cosmologie, par l’ajout
de quelques lignes à son ouvrage. Étonnement, M. Stoffel finit par
dire que Duhem ne tint pas compte de ces remarques. Pour nous, bien
que nous reconnaissons n’avoir pas lu la correspondance qui s’étale
jusqu’en 1915, il paraît évident que l’article « Physique
de croyant », qui s’adjoint à la seconde édition de La
Théorie physique, répond aux réflexions de Bulliot en sa
seconde partie21.
De plus, si l’on considère que la première partie22
de cet article suffit amplement à riposter aux critiques d’Abel
Rey, on peut justement affirmer que Duhem en a profité pour
développer dans la seconde ce qu’il n’avait pu faire, et qu’il
hésitait peut-être à faire jusque-là ‒ d’où ses réticences
face aux demandes insistantes de Bulliot dans leur correspondance.
D’après
les critères établis par les commentateurs MM. Maiocchi et Martin,
M. Stoffel arrive à la même conclusion que ceux-ci, puisqu’il
pense avoir prouvé à l’aide de la correspondance que Duhem
n’entendait pas unir physique et métaphysique à l’instar de ses
interlocuteurs néo-thomistes :
Le
parcours que nous venons d’effectuer confirme la thèse de M.
Maiocchi et de M. Martin : si être néo-thomiste, c’est
prôner une entente positive entre physique et métaphysique, si
c’est distinguer pour unir, Duhem n’a jamais été et ne sera
jamais néo-thomiste23.
Selon
ces mêmes critères, nous affirmons que Duhem peut être considéré
comme néo-thomiste. Celui-ci ne distingue pas physique et
métaphysique afin de leur empêcher toute communication. Dès
l’article « Physique et métaphysique », Duhem
précisait la base commune entre ces deux disciplines, et que la
cosmologie ne pouvait se passait de l’étude de la physique24.
En revanche, la distinction qu’il conçoit entre théorie physique
et métaphysique est vraiment radicale ; cette radicalité,
cependant, n’exclut pas une entente réellement positive entre ces
domaines qui est rendue possible par la doctrine de la classification
naturelle. Grâce à elle, la cosmologie pourra se servir du
développement théorique, et n’est-ce pas ce que Bulliot
demandait ? La cosmologie pensée par Duhem n’est peut-être
pas tout à fait ce que ce dernier imaginait ; en effet,
l’entente positive n’est valable que si les rigoureuses
conditions qu’impose notre savant sont respectées, le cosmologiste
ne peut pas prétendre user de la théorie physique pour son compte
s’il n’est qu’un profane de la physique. De plus, ce lien,
cette tentative de conciliation entreprise par le cosmologiste ne
peut égaler la solidité d’une démonstration : elle oscille
entre les degrés de l’analogie. Une telle union de la physique et
de la métaphysique semble relativement faible, néanmoins, elle
reflète l’esprit de prudence, avide de certitude, que possède
Duhem ; surtout, il ne faudrait pas négliger les promesses
qu’elle concède, car selon la doctrine de la classification
naturelle, cette union est vouée à se parfaire au fur et à mesure
que la physique et la cosmologie se développent, chacune de leur
côté.
La
notion d’analogie apparaît comme l’élément central dans la
relation qu’entretiennent physique et métaphysique. Nous allons
voir, cependant, qu’elle s’avère cruciale pour le développement
même de la physique, c’est-à-dire dans l’usage de la méthode
purement positive, et qu’elle s’applique selon plusieurs niveaux.
Ensuite, nous analyserons ce que dit Duhem à propos du rapport
analogique entre la théorie physique et la cosmologie ; pour
finalement conclure, d’après l’exemple d’analogie que donne
notre auteur, sur l’hypothèse d’un néo-thomisme chez Duhem.
Si
l’usage qui nous intéresse de l’analogie a lieu dans le cadre
d’une théorie physique déjà formée, assez pour montrer des
signes de classification naturelle, il convient toutefois d’observer
l’emploi de cette notion dans l’élaboration de la science
physique. Dans un article pour le moins pertinent25,
M. Awesso étudie le rôle et l’importance de l’analogie dans la
conception scientifique de Duhem. En s’appuyant sur l’article
« Quelques réflexions au sujet des théories physiques »,
il avance que l’analogie chez Duhem s’exercerait suivant quatre
niveaux de la connaissance : d’abord, elle agit dans la
connaissance vulgaire, et nous permet de rapprocher certains
phénomènes les uns des autres ; puis, elle favorise
l’induction de lois expérimentales résumant diverses classes de
phénomènes ; alors, à l’aide du formalisme mathématique et
d’hypothèses adéquates, l’analogie structure, ordonne, et
classifie les lois de la physique expérimentale pour former une
théorie physique ; enfin, au sein même de la physique
théorique, elle parvient à rapprocher plusieurs théories, et
incite à leur unification. Ainsi, l’épistémologie duhémienne
manifeste « l’omniprésence de l’analogie dans toutes les
étapes de l’investigation scientifique26 ».
Mais
l’analogie, bien que présente à chaque niveau du façonnement de
la théorie physique, ne conserverait pas le même degré
d’assurance ; M. Awesso soutient que l’analogie prend une
forme de plus en plus mathématique à mesure que l’on avance dans
les étapes de l’investigation scientifique, et qu’elle devient
par là plus efficace. En effet, les procédés d’analogie qui sont
en usage dans la physique expérimentale ne permettent pas à eux
seuls de regrouper les lois selon un ordre objectif et naturel. Duhem
a insisté sur le manque de rigueur inhérent à de tels
rapprochements27 ;
il a aussi pointé les erreurs qui peuvent s’ensuivre de ces
fausses analogies : « Newton a fixé dans un même ouvrage
les lois de la dispersion de la lumière qui traverse un prisme et
les lois des teintes dont se pare une bulle de savon, simplement
parce que des couleurs éclatantes signalent aux yeux ces deux sortes
de phénomènes28. »
Or, il n’en est plus de même si les lois expérimentales sont
intégrées à une structure théorique, structure qui revêt une
forme mathématique. Les procédés analogiques en viendront plutôt
à comparer divers ensembles de phénomènes sur la base de ce
formalisme, à identifier, par exemple, les similitudes au niveau des
équations qui doivent les représenter :
Le
physicien qui cherche à réunir et à classer en une théorie
abstraite les lois d’une certaine catégorie de phénomènes, se
laisse très souvent guider par l’analogie qu’il entrevoit entre
ces phénomènes et les phénomènes d’une autre catégorie ;
si ces derniers se trouvent déjà ordonnés et organisés en une
théorie satisfaisante, le physicien essayera de grouper les premiers
en un système de même type et de même forme29.
Parmi
les exemples d’analogie physique que cite Duhem, M. Awesso
s’intéresse particulièrement à celui qui concerne le corps chaud
et le corps électrisé. De fait, l’observation expérimentale ne
suffit pas à rapprocher ces deux catégories de phénomènes ;
pourtant, si on étudie l’appareil théorique et mathématique qui
les régit, on se rend compte de la correspondance formelle
existante : « Il s’établit alors et mathématiquement,
écrit M. Awesso, une analogie théorique là où la généralisation
inductive avait remarqué une séparation30. »
Par conséquent, il est possible d’enrichir mutuellement les
théories physiques sur la considération de leurs rapports
analogiques. Parfois, cela peut même aller jusqu’à transposer
tout un édifice théorique vers un champ à peine découvert de la
physique, comme ce fut le cas pour Ohm31.
Nous
pensons que M. Awesso a raison de remarquer que l’efficacité de
l’analogie se mesure à l’aune de la rigueur du langage décrivant
l’un et l’autre éléments mis en relation. C’est en tant
qu’elle préserve la logique de la théorie que l’analogie se
montre plus puissante que dans le cadre vulgaire ou expérimental :
« Autrement dit, l’assurance qu’offre l’analogie réside
dans la possibilité dont dispose le savant de transposer logiquement
l’efficacité du système mathématique de la classe théorique
dans l’ensemble théorique
32. »
Comme au fil de l’élaboration de la théorie physique le langage
est toujours plus mathématisé, l’analogie acquiert davantage de
rigueur par la facilité de comparer ses éléments.
Ainsi,
cela peut donner un indice quant à l’émergence de la
classification naturelle dans la théorie physique. Si, comme le
pense Duhem, pour rendre la théorie physique logique et cohérente,
il faut y introduire une formalisation mathématique et symbolique
qui lui fasse perdre la généralité et l’immédiate certitude du
sens commun33 ;
en revanche, il semble que l’œuvre laborieuse qu’établit
l’analogie en la théorie permet de recouvrir quelque peu
d’objectivité, grâce à l’efficacité qu’elle met pour relier
les symboles mathématiques. En comparant par les procédés
analogiques simplement deux phénomènes, on ne peut pas en tirer une
connaissance profonde ; néanmoins, par le biais de la théorie
qui étend son vaste domaine à ce qui est connu et découvre
progressivement l’inconnu, l’analogie qui met en relation des
ensembles de phénomènes, hiérarchisant les lois physiques et les
domaines de la science, nous donne une idée de plus en plus crédible
des rapports réels au sein de la nature. La théorie physique est
donc le lieu de plusieurs analogies superposées, lesquelles se
renforcent par effet d’accumulation, se précisant et se corrigeant
au fur et à mesure que la mathématisation progresse. Pour autant,
ce ne sont pas les mathématiques en elles-mêmes qui confèrent à
l’analogie une plus grande certitude, mais, par leur clarté, elles
tendent à systématiser le procédé, en rendant plus manifestes des
analogies qui étaient jusque lors cachées. En effet, le
développement de la théorie physique n’est pas purement logique,
lorsqu’il s’agit par exemple de choisir de nouvelles hypothèses,
ce qui fait que la classification naturelle ne résulte pas
automatiquement d’une classification dont la règle est
mathématique.
Après
avoir observé le rôle et l’intérêt de l’analogie dans
l’investigation proprement scientifique, il nous est désormais à
charge de savoir comment Duhem y a recours dans l’investigation
métaphysique. En effet, l’usage de l’analogie chez notre savant
ne se limite pas à la théorie physique, mais elle vient établir un
pont entre ladite théorie et la cosmologie. Le phénoménalisme
duhémien impose qu’entre deux propositions, l’une physique et
l’autre métaphysique, il ne peut y avoir ni accord ni
contradiction : « il se peut cependant, écrit Duhem,
qu’il y ait analogie ; et c’est une telle
analogie qui doit relier la Cosmologie et la Physique théorique34 ».
Sans se prononcer définitivement sur le lien entre physique et
métaphysique, et sans confondre ces deux domaines, le cosmologiste,
par le truchement de l’analogie, est en droit de s’inspirer de la
théorie physique et d’en tirer de fortes présomptions quant au
système qu’il souhaite élaborer :
C’est
grâce à cette analogie que les systèmes de la Physique théorique
peuvent venir en aide aux progrès de la Cosmologie ; cette
analogie peut suggérer au philosophe tout un ensemble
d’interprétations ; sa présence, nette et saisissante, peut
accroître sa confiance en une certaine doctrine cosmologique ;
son absence, le mettre en défiance contre une autre doctrine35.
Néanmoins,
le cosmologiste doit garder à l’esprit que les procédés de
l’analogie dont il use à ses fins ne sauraient être pleinement
rigoureux. Si Duhem parle de preuve par analogie, il
précise aussitôt qu’il ne faudrait pas « confondre une
telle preuve avec une véritable démonstration logique36 ».
On pourrait aussi ajouter que le langage qui sert à la cosmologie
n’a rien de mathématique contrairement à celui de la physique
théorique, de ce fait, l’analogie entre les deux termes ne pourra
jamais s’imposer de manière aussi nette que pour le cas de
l’analogie au sein de la théorie physique : « Là où
un penseur voit une analogie, un autre, […] peut fort bien voir une
opposition37. »
Car ce n’est plus deux symboles entièrement définis qui subissent
la comparaison, mais deux ensembles de principes généraux :
l’un tiré de la théorie physique et qui ne s’impose pas comme
objectif, l’autre provenant d’une cosmologie et possiblement de
sa partie profonde et moins apparente ‒ ce qui est du moins le cas
pour l’analogie que propose Duhem.
Il
ne faudrait pas croire, cependant, que Duhem rattache l’analogie au
subjectivisme. Pour lui, toutes les cosmologies ne se valent pas,
quand bien même il est impossible d’arriver logiquement à la
démonstration d’une cosmologie spécifique. En réalité, Duhem
fait découler l’aperception de l’analogie de « pressentiments
inanalysables que sugg[ère] l’esprit de finesse38 ».
Or, bien que l’esprit de finesse ne soit pas égal en tous, les
intuitions qu’il révèle sont très certaines, quoique confuses et
inaperçues pour beaucoup. Parfois, nous dit Duhem39,
il se peut qu’une analogie soit si frappante, que personne ne
puisse la méconnaître. En outre, il aurait sûrement ajouté qu’à
l’instar du bon sens en physique40,
ces raisons qui ne viennent pas de la pure logique finissent un jour
par se déclarer si clairement en faveur de la présence ou non
d’analogie, qu’un consensus peut enfin s’établir.
Duhem
avait déjà, précédemment, assigné comme tâche à l’esprit de
finesse, de correctement faire la part entre l’expérience et la
théorie afin de ne point égarer l’entreprise du cosmologiste41.
L’esprit de finesse, désormais, doit s’attacher au sein même de
la théorie à distinguer le naturel de l’artificiel, car cela est
indispensable pour user légitimement de l’analogie. En effet,
c’est de l’analogie avec ce qui demeure objectif en la théorie
physique dont la cosmologie a besoin :
Il
doit y avoir analogie, avons-nous dit, entre l’explication
métaphysique du monde inanimé et la théorie physique parfaite,
parvenue à l’état de classification naturelle. Mais cette théorie
parfaite, nous ne la possédons pas, […] Ce n’est donc point la
théorie physique actuelle qu’il faudrait comparer à la Cosmologie
pour mettre en évidence l’analogie des deux doctrines, mais la
théorie physique idéale42.
Nous
pensons que ce que veut dire Duhem, c’est qu’il y a une analogie
parfaite entre la cosmologie et la théorie physique idéale ‒
laquelle est une classification naturelle complète ‒ ; et ce,
de telle façon que l’on pourrait transposer tout le cadre de cette
théorie, qui ne contiendrait plus rien d’artificiel, pour obtenir
le parfait système en cosmologie43.
Or, puisque la théorie actuelle n’est pas idéale, une pleine
analogie entre la physique et la cosmologie n’est pas praticable ;
en revanche, entre ce qui, dans la théorie actuelle, constitue les
prémices de la théorie idéale, et une certaine cosmologie, une
analogie véritable, quoique incomplète, demeure possible. Et c’est
à l’esprit de finesse qu’il revient de sonder la théorie
physique pour en deviner ces prémices, ce afin d’établir la bonne
comparaison.
Ceci
explique pourquoi Duhem réclame une extrême prudence pour le
cosmologiste, qui doit prêter une attention particulière à
l’analogie dont il se sert, afin qu’elle n’associe pas son
système « à quelque échafaudage théorique provisoire et
caduque44 »,
mais « à une partie inébranlable et définitive de la
Physique45 ».
Pour aiguiser son indispensable esprit de finesse, le philosophe
devra se faire physicien46.
Il n’y a pour lui de meilleur moyen que la pratique et la maîtrise
des théories physiques, si le but qu’il se propose d’atteindre
est un système cosmologique qui tient sérieusement compte du
progrès de la science physique. S’il souhaite établir une
analogie entre son système et cette science, il devra aussi
connaître les analogies qui s’élaborent en la théorie physique,
car il s’agit de nœuds solides unissant en profondeur l’édifice
physique, et qui n’éprouvent pas la notion d’éphémère. Ces
analogies qui font se rapprocher les divers domaines de la physique,
possèdent tous les caractères de la classification naturelle,
puisque ce sont elles qui décrivent l’image des relations
ontologiques en la nature.
Pourtant,
il semble que ces précautions ne suffiraient pas à rendre les
tentatives du cosmologiste crédibles au yeux de notre auteur, s’il
n’existait un ultime recours : celui de l’histoire de la
physique. En effet, le cosmologiste ne doit pas seulement connaître
les théories physiques actuelles, mais encore celles du passé ;
certainement, il lui est impératif de percer jusqu’au cœur des
mécanismes qui portent l’évolution des théories physiques :
Il
ne s’agit donc pas, pour le philosophe, de comparer à sa
Cosmologie la Physique telle qu’elle est, en figeant en quelque
sorte la Science à un instant précis de son évolution, mais
d’apprécier la tendance de la théorie, de deviner le but vers
lequel elle se dirige. Or, rien ne le peut sûrement guider en cette
divination de la route que suivra la Physique, si ce n’est la
connaissance du chemin qu’elle a déjà parcouru47.
Si
l’histoire de la physique soutient la doctrine de la classification
naturelle, c’est précisément en ce qu’elle nous dévoile la
tendance générale, les grandes lignes qui inspirent la théorie
physique à rejoindre la métaphysique. Ces traits insensibles à
l’édacité du temps, qui persistent dans la force du progrès et
du changement, le cosmologiste peut les prendre pour les caractères
infrangibles de la théorie physique, sur lesquels fonder l’analogie
reliant à son système. Il n’en reste pas moins que la tentative
du philosophe découle essentiellement d’une « divination
infiniment délicate et aléatoire48 »,
et qu’il ne peut prétendre parvenir à une démonstration qui
s’imposerait de manière absolument certaine à tous.
Duhem
donne un exemple du rôle capital de l’histoire de la physique dans
la juste compréhension de la théorie. Selon lui, si l’on devait
méconnaître l’évolution des théories physiques et ne s’attacher
qu’à la pure actualité, alors on prendrait sûrement comme base
de l’analogie les théories physiques mécanistes et atomistiques
qui, déjà à son époque, possédaient une faveur quasi
universelle. En ce cas, on se tromperait en assurant qu’elles
constituent, « en une première ébauche, la forme idéale à
laquelle la Physique ressemblera chaque jour davantage49 ».
L’analogie qui s’ensuivrait nous prédisposerait sans conteste à
la « Cosmologie des atomistes ».
Au
contraire, en étudiant scrupuleusement l’histoire des doctrines
physiques passées, Duhem nous dit que l’on se défait de nos
préjugés. On se rend alors compte de la permanence des doctrines
atomistiques, qui subsistent « depuis les temps les plus
reculés », mais surtout, on prend conscience de leur
inefficacité, car les vaines prétentions dont elles ornent les
théories se heurtent constamment à l’échec. Seulement, derrière
cette écorce vouée au dessèchement, Duhem perçoit la théorie
représentative, qu’il nomme aussi abstraite, laquelle est
véritablement vivifiée par la sève du progrès, et tend ainsi vers
l’idéal de la classification naturelle. Pour notre physicien, il
ne fait aucun doute que la théorie abstraite actuelle, celle qui
jusqu’ici est la plus aboutie, n’est rien d’autre que « celle
que l’on nomme Thermodynamique générale50 » :
Ce
jugement nous est dicté par la contemplation de l’état actuel de
la Physique, de l’harmonieux ensemble que la Thermodynamique
générale compose au moyen des lois que les expérimentateurs ont
découvertes et précisées ; il nous est dicté, surtout, par
l’histoire de l’évolution qui a conduit la théorie physique à
son état actuel51.
Si
un tel jugement suit immédiatement la conception qu’a Duhem de
l’histoire de la physique, quelle peut être cependant, la doctrine
cosmologique analogue à la théorie dont il a fait l’œuvre de sa
vie ? L’analogie que Duhem pense établir paraît quelque peu
aventurée: « Cette Cosmologie, c’est la Physique
péripatéticienne ; et cette analogie est d’autant plus
saisissante qu’elle est moins voulue ; d’autant plus
frappante que les créateurs de la Thermodynamique étaient plus
étrangers à la philosophie d’Aristote52. »
Duhem
esquisse alors trois aspects sur lesquels peuvent s’unir la
thermodynamique générale ‒ ou l’énergétique ‒ et la
cosmologie d’Aristote. Le premier concerne l’égale importance
accordée aux catégories de la quantité et de la qualité. Si la
physique aristotélicienne postule l’irréductibilité du
qualitatif au quantitatif, l’énergétique n’en fait rien ;
cependant, en prenant en compte « les diverses intensités des
qualités53 »
tout aussi bien que « les diverses grandeurs des quantités54 »,
elle s’oppose à la tendance de l’École mécaniste à tout
réduire à la quantité : par là elle s’approche d’Aristote.
Le second point est similaire ; au lieu de réduire les
phénomènes au seul mouvement local, l’énergétique plaide en
faveur de nouveaux types de mouvement, tels les variations de
température, les modifications chimiques et les changements d’état
électrique ou d’aimantation. La notion de mouvement est d’une
portée plus large dans la physique d’Aristote, tandis qu’elle se
résume au mouvement local dans les cosmologies cartésienne,
atomistique et newtonienne. Enfin, sous un troisième aspect, la
mécanique chimique en tant que branche de l’énergétique en
revient à la notion de mixte telle qu’Aristote l’avait définie55.
Toutefois,
Duhem tient à préciser que ce qu’il compare à l’énergétique,
ce n’est pas la physique d’Aristote à l’état brut, mais les
idées profondes et proprement philosophiques qui s’en dégagent :
« Celui donc qui veut reconnaître l’analogie de la
Cosmologie péripatéticienne avec la Physique théorique actuelle ne
doit pas s’arrêter à la figure superficielle de cette
Cosmologie ; il doit en pénétrer le sens profond56. »
Et pour illustrer son propos, Duhem décrit la théorie du lieu
naturel d’Aristote, laquelle lui semble « puérile »,
et ne paraît pas avoir la moindre analogie avec la physique moderne.
Cependant, en dépouillant cette doctrine de ses détails et en
allant chercher non pas la physique, mais l’idée métaphysique qui
s’y trouve comme celée, alors l’analogie se manifeste tout
autrement :
Nous
y trouvons l’affirmation qu’un état se peut concevoir, où
l’ordre de l’Univers serait parfait ; que cet état serait
pour le monde un état d’équilibre et, qui plus est, un état
d’équilibre stable ; écarté de cet état, le monde tend à
y revenir, et tous les mouvements naturels, tous ceux qui se
produisent parmi les corps sans aucune intervention d’un moteur
animé sont produits par cette cause ; ils ont tous pour objet
de conduire l’Univers à cet état d’équilibre idéal, en sorte
que cette cause finale est, en même temps, leur cause efficiente57.
À
cette compréhension de la doctrine du lieu naturel
d’Aristote, Duhem associe le principe d’entropie en
thermodynamique, lequel place aussi un état d’équilibre stable
qui fait converger tous les mouvements de l’univers, lequel est
considéré comme un système isolé. De cette ressemblance
éclatante, notre savant en tire une « saisissante analogie58 »
entre la cosmologie aristotélicienne et la thermodynamique. Abel Rey
avait donc eu raison d’entrevoir une nette sympathie, revendiquée
par Duhem, entre les idées physiques de celui-ci et la doctrine du
Stagirite. Seulement, il n’avait pas vu que l’opinion du
cosmologiste n’affectait en rien la pensée du physicien, que
l’analogie en question suppose l’autonomie préalable des
méthodes dont use la physique, et que, celle-ci n’étant pas
marquée du sceau de la nécessité, elle n’implique nul
contrecoup.
Dans
son récent ouvrage, Science et Liberté, M. Cédric
Chandelier se livre déjà à une analyse similaire de la conception
duhémienne d’une analogie entre théorie physique et cosmologie59 :
« L’incommensurabilité de la physique et de la métaphysique
ne les rend pas arbitraires l’une vis-à-vis de l’autre, ni
chacune à l’égard de la vérité60. »
Il exprime donc l’influence que ces deux sciences exercent
réciproquement, et ce par le biais de l’analogie. Mais Duhem
lui-même reconnaît que l’on ne peut atteindre de manière
décisive et universelle l’exacte vérité ‒ laquelle ne se
manifestera qu’au terme de l’évolution de la théorie physique
en classification naturelle ‒, et fixer ainsi durablement les
rapports entre la théorie physique et la cosmologie. En ce sens, il
s’agit pour lui d’une affaire extrêmement délicate que de
suggérer une telle analogie, qu’un rien suffirait à vicier. M.
Chandelier en vient alors à proposer, tout en sachant que Duhem ne
l’accepterait pas, une cosmologie différente et irréductible à
celle qui est en faveur chez notre savant : « Montrer
qu’il est possible de sortir d’un tel ‘‘système
cosmologique’’, ne contredit pas la liberté que prend déjà
Duhem vis-à-vis de sa propre doctrine61. »
Cela dit, nous ne pensons pas, malgré l’évolution intrinsèque de
la cosmologie dans la conception de Duhem, que celui-ci accorde une
liberté illimité dans l’entreprise du cosmologiste. Il faut
d’abord, selon nous, distinguer nettement l’évolution de la
cosmologie et celle de la théorie physique.
Certes,
la doctrine de Duhem enseigne que si la théorie physique évolue
indéfiniment vers une classification naturelle parfaite ‒ laquelle
serait le point de rencontre ultime avec la cosmologie ‒, le
système cosmologique préconisé par l’analogie doit également se
perfectionner, et jusqu’à cette limite où l’analogie se
déroberait face à l’exacte correspondance. Mais
chacun de ces deux développements n’a pas la même nature. La
théorie physique est, de par sa constitution, artificielle ;
néanmoins, à cause de la tendance à la classification naturelle,
elle devient peu à peu objective sans jamais l’être pleinement.
Il est possible, et même nécessaire qu’une théorie physique se
corrige, ce en s’aidant du contrôle de l’expérience. La
cosmologie telle que la conçoit Duhem ‒ et les précautions quant
à l’analogie prennent ici tout leur sens ‒, fait en quelque
sorte migrer la vérité contenue dans la théorie physique en la
dépouillant de tout élément factice. Le système cosmologique,
suivant les règles que Duhem définit pour l’analogie, doit ainsi
être considéré comme entièrement vrai, bien qu’étant partiel
vis-à-vis d’une explication métaphysique de la totalité des
phénomènes. Si ce système cosmologique évolue, il ne change pas à
proprement parler, ni ne revient sur ce qui a été acquis, il n’en
devient pas plus vrai : en outre, il se précise, se complète,
et aboutit à une meilleure compréhension simplement en prenant
compte des nouveaux phénomènes.
De
plus, on ne peut arguer de l’impossibilité démonstrative de
l’analogie, pour affirmer que Duhem accorde la liberté à
n’importe quelle tentative métaphysique ou cosmologique. Celui-ci
écrit, il est vrai, que l’appréciation de l’analogie censée
relier la théorie physique à tel système cosmologique, et les
conclusions qu’on en peut déduire « ne s’imposent pas62 ».
Et même s’il propose son appréciation personnelle favorisant la
cosmologie d’Aristote, on peut dire que l’articulation duhémienne
de la théorie physique et de la cosmologie a l’avantage d’une
grande ouverture. Toutefois, il y a une contrainte de taille que
Duhem « impose au physicien63 »,
et a fortiori au cosmologiste : la doctrine de la
classification naturelle. Si elle requiert pourtant une affirmation
métaphysique, elle demeure nécessaire à la juste compréhension de
la théorie physique selon Duhem. Cette doctrine suppose en
particulier une unité ontologique, que la science découvre
progressivement, et qui doit s’achever dans l’unité du savoir
humain, de la Science ! ‒ physique et métaphysique incluses.
On conviendra qu’il ne s’agit pas d’une mince perspective.
Au
vu de ce parcours où Duhem, ne se satisfaisant pas de définir la
portée de la cosmologie et comment elle devait se construire, s’est
lui-même aventuré sur le terrain de la cosmologie en proposant une
explication métaphysique analogue à l’enseignement de la
thermodynamique, une question légitime vient à se poser :
Duhem est-il aristotélicien ? Finalement, étant donné la foi
de notre savant, cette interrogation nous ramène à l’aspect du
néo-thomisme que nous avions déjà partiellement abordé.
Il
nous semble avoir jusqu’ici, mieux encore, établi le critère
d’une entente positive entre physique et métaphysique chez Duhem,
bien que cet accord se fasse au prix de sévères précautions. Parmi
celles-ci se trouve l’impossibilité d’une apologétique
scientifique positive, entendue comme l’apport de preuves
scientifiques indiscutables en faveur d’un dogme religieux. Le
phénoménalisme, en effet, en dépit de l’analogie, demeure égal
à lui-même. M. Stoffel, qui nie ladite entente positive, en vient
tout de même à reconsidérer l’influence du néo-thomisme chez
Duhem64.
En effet, notre savant a entretenu des liens étroits avec la Société
scientifique de Bruxelles et sa revue65,
dont la devise foncièrement thomiste est que « le Vrai ne peut
contredire le vrai66 ».
M. Stoffel soutient alors que le phénoménalisme strict de Duhem,
empêchant la physique et la métaphysique de se contredire ‒ mais
aussi, faut-il le rappeler, de s’accorder ‒, peut s’entendre
dans la lignée de cette devise et de l’encyclique du Pape Léon
XIII, Providentissimus Deus. Il ajoute que pour répondre
à l’exhortation du Pape, prônant un « retour à Aristote et
à l’Aquinate67 »,
Duhem peut avancer la réhabilitation de la catégorie de la qualité
menée en physique, grâce à la thermodynamique notamment.
De
telles considérations, selon nous, n’ont pas assez de force, et
demeurent peu enclines à présenter un Duhem réellement fidèle aux
tendances philosophiques exprimées par Rome. Le retour de la science
à Aristote que Duhem constate est très loin de se limiter à une
simple prise en compte de la qualité par la physique. De plus, il
faudrait préciser un point de l’analyse : la physique
moderne, selon Duhem, n’émet aucune hypothèse sur la qualité à
la manière de la physique péripatéticienne, au contraire, c’est
justement par l’absence de ce type d’hypothèses métaphysiques ‒
dont usait le mécanisme en sens opposé ‒, par commodité donc,
qu’elle use à nouveau de la qualité. Pour transformer un tel
fait, neutre à priori, en un signe parmi d’autres étayant un
regain des idées d’Aristote, l’analogie ‒ à savoir le
dépassement du phénoménalisme strict ‒ est indispensable. Duhem
ne prétend pas revenir à la physique d’Aristote, c’est entendu,
mais plutôt aux idées métaphysiques et cosmologiques qui en
constituent, en quelque sorte, la substantifique moelle.
Mais comment tirer une portée métaphysique de certains caractères
présents en la théorie physique si l’on ne peut établir aucune
espèce d’entente positive avec la cosmologie ? La réponse
vient elle-même : il ne peut y avoir un retour de la science à
Aristote, si l’on ne considère qu’une entente purement négative
entre physique et cosmologie. D’ailleurs, c’est à la doctrine de
la classification naturelle que Duhem se réfère, lorsqu’il
justifie la devise catholique, puisque la théorie physique, sur la
base d’une analogie toujours plus profonde, rejoint immanquablement
le Vrai, c’est-à-dire la métaphysique. Paradoxalement, M. Stoffel
qui souhaite insister sur la notion d’unité au sein de la pensée
duhémienne, n’a pas mentionné l’unité que révèle cette
entente positive de la physique et de la métaphysique ; et il
regrette même de ne l’avoir pas perçue :
Mais
l’on ne peut s’empêcher de se demander quelle aurait été
l’attitude de Duhem dans un contexte plus favorable ?
N’aurait-il pas, dans ce cas, plus explicitement appuyé son projet
unificateur sur l’unité même du monde et sur la motivation
réaliste des scientifiques68 ?
La
conception philosophique de la science chez Duhem surpasse de loin un
phénoménalisme étriqué ; mieux, le phénoménalisme duhémien
contient la réponse au problème qu’il pose ‒ en ce que la
pratique de la physique témoigne de l’insuffisance de la méthode
purement positive ‒ et conduit à son propre dépassement, par là
uniquement, le savant est capable de justifier sa motivation réaliste
et d’affirmer l’unité du monde, si ce n’est même d’y
participer.
D’une
manière plus flagrante encore, les dernières lignes de « Physique
de croyant » sont caractéristiques d’une influence
néo-thomiste, puisqu’il y est fait mention du Pape qui
« proclamait, naguère encore, et les services que la
Philosophie de S. Thomas d’Aquin a rendus jadis à la Science, et
ceux qu’elle lui peut rendre à l’avenir69 ».
Si Duhem doit partager un tel jugement, il demeure soucieux que sa
conception de la physique n’exclut pas l’incroyant, et il observe
qu’accepter la cosmologie d’Aristote ne revient pas
nécessairement à admettre la foi catholique. Toutefois, notre
savant ne manque pas d’achever son article sur une pointe
d’apologétique :
La
seule conclusion que ces faits [qui marquent la proximité de la
cosmologie d’Aristote avec la Scolastique et la doctrine
catholique] imposent, c’est que l’Église catholique a
puissamment contribué, qu’elle contribue encore énergiquement à
maintenir la raison humaine dans la bonne voie, même lorsque cette
raison s’efforce à la découverte des vérités d’ordre naturel.
Or quel esprit impartial et éclairé, fût-il incroyant, oserait
s’inscrire en faux contre cette affirmation70 ?
Duhem
choisit pourtant de délaisser la possibilité d’une apologétique
scientifique positive, quoique non démonstrative, qu’il a lui-même
fondée71.
La raison paraît trop évidente : en sus de préserver la
neutralité de la physique, Duhem pouvait se permettre, en tant que
physicien, de donner des leçons sur le terrain de la cosmologie,
mais il ne devait pas se croire pourvu d’une telle compétence en
métaphysique spiritualiste. Quand bien même il n’oblige personne
à confesser sa foi, ceux qui le suivent jusqu’en son appréciation
de l’analogie découvrent qu’ils s’en sont singulièrement
approchés. Et Duhem sait pertinemment que de nombreux docteurs
catholiques, dont Saint Thomas d’Aquin, ont recours à la
cosmologie d’Aristote dans leur entreprise de théologie naturelle.
On peut ainsi penser qu’il leur laisse une place légitime, même
si l’effort de fournir les raisons pour assurer leur système ne
dépend que d’eux seuls.
Que
Duhem soit aristotélicien ou néo-thomiste, la question ne paraît
pas univoque, ni tranchée. En effet, qu’on se souvienne de son
travail en histoire des sciences, où il conçoit l’Église opposée
à l’œuvre d’Aristote, ses préoccupations l’amenant à
détailler la sape de la physique péripatéticienne pour annoncer la
naissance de la science moderne. Comment concilier cet aspect de la
pensée de notre auteur avec celui en lequel il se félicite d’un
retour des idées d’Aristote en physique ? Selon nous, cela
signifie simplement que Duhem peut admirer ce qu’il juge bon chez
un savant, et se montrer critique ou sévère pour ce qui ne résiste
pas à son analyse. Chez Descartes, Duhem apprécie le génie qui est
à l’origine de l’œuvre purement scientifique ‒ c’est-à-dire
la théorie abstraite et symbolique ‒, en même temps qu’il est
l’adversaire du philosophe et de ses idées métaphysiques. Pour
Aristote, c’est tout l’inverse : Duhem s’attaque en
histoire à la couche scientifique, vétuste et superficielle de la
physique du Stagirite, gênant l’apparition de la physique
moderne ; tandis qu’il plaide pour une renaissance des idées
cosmologiques et profondes du Philosophe sur la base même de la
théorie physique abstraite et actuelle.
On
pourrait en dire autant à propos de Saint Thomas d’Aquin. Si l’on
entend par néo-thomiste, un disciple qui admet en tout point la
philosophie de l’Aquinate, assurément alors, Duhem ne l’est
point : lui-même écrit qu’il n’y a pas à proprement
parler de philosophie thomiste72 !
Cependant, l’influence néo-thomiste ‒ et peut-être thomiste
tout simplement73
‒ qui s’exerce sur la pensée de Duhem est indéniable : en
filigrane de l’articulation entre physique et métaphysique, on
comprend que notre savant ait essayé d’harmoniser les rapports
entre science et foi, respectant la devise thomiste qui dit que « le
vrai ne peut contredire le Vrai », il la certifie à sa façon
par les gages que promet sa conception de l’analogie, corollaire de
la classification naturelle.
•
Au
cours de cette seconde partie, nous avons tenté de comprendre
comment la philosophie de la physique chez Duhem pouvait influencer
et soutenir sa conception de la métaphysique. De fait, cette
démarche nous a conduit à étudier plus précisément les rapports
entre la philosophie scientifique de notre auteur et sa foi
catholique.
Dans
un premier temps, il nous a fallu revenir sur la question du
phénoménalisme, en le considérant cette fois du point de vue de
ses origines et conséquences métaphysiques. Ainsi, en prenant
également compte de l’histoire des sciences, nous avons conclu
négativement quant à l’existence d’une stratégie de croyant ou
d’un lien direct entre phénoménalisme et métaphysique. Dans un
second temps, nous avons tenu néanmoins à préciser l’existence
d’un lien indirect. D’abord, par le biais d’une apologétique
négative, c’est-à-dire l’immunité procurée à la religion,
qui n’est que la contrepartie à son manque d’intervention en
physique ; et celui d’une apologétique historique, qui use à
divers degrés du phénoménalisme et demeure accidentelle malgré le
développement que Duhem lui accorde. Ensuite, en exposant une
apologétique basée sur la doctrine de la classification naturelle,
cela nous a permis de mieux apprécier le passage du phénoménalisme
à l’aspect métaphysique de la pensée duhémienne, et d’observer
notamment qu’un tel relais n’est pas immédiat et préserve la
radicalité du phénoménalisme en physique.
Enfin,
nous avons étudié l’élaboration de la cosmologie chez Duhem, et
comment la physique, selon lui, doit y contribuer. Les lois et
phénomènes physiques servent de fondement à la cosmologie comme à
la physique. La conception positive de la théorie physique ‒ le
phénoménalisme ‒ influence la cosmologie en lui délimitant son
propre domaine et en lui évitant toute confusion. La conception
métaphysique de la théorie physique ‒ la doctrine de la
classification naturelle ‒, en revanche, dicte les règles précises
qui permettent le progrès de la cosmologie ; en tirant
l’analogie de la classification naturelle, une réelle entente
positive entre la théorie physique et la cosmologie émerge. De cet
accord possible, on peut en dégager une voie de conciliation entre
science et foi : ce qui semble inscrire Duhem, quoique d’une
manière originale, dans la lignée du néo-thomisme.
Tout
au long de ce mémoire notre objectif fut d’étudier les rapports
que la physique et la métaphysique entretiennent dans l’œuvre de
Pierre Duhem. Il est apparu sans trop tarder que ces rapports
n’étaient pas nuls : des considérations métaphysiques
s’intègrent effectivement à la pensée de notre auteur. Partant,
il nous a été possible de scruter la nature de l’articulation que
Duhem tente d’établir entre la physique et la métaphysique. S’il
fallait donner un mot pour définir ce système de relation que
décrit la philosophie duhémienne, nous choisirions celui
d’harmonie.
Le
plan bipartite que nous avons adopté constitue de fait un plan en
miroir, puisqu’il aborde initialement ladite articulation du point
de vue de la physique, pour ensuite renverser la perspective du côté
de la métaphysique. Ainsi, dans la première partie, nous nous
sommes attaché à mettre en évidence l’influence exercée par la
métaphysique sur la conception de la physique chez Duhem. Le premier
chapitre semble tout d’abord exclure une telle influence, étant
donné l’inclination de Duhem pour une philosophie de la science
strictement positive ‒ le phénoménalisme ‒, en raison des
prétentions illégitimes des réalistes qui subordonnent la physique
à la métaphysique. Mais le second chapitre dissipe le malentendu :
notre savant refuse absolument que l’on confonde les méthodes
physique et métaphysiques, ce qui ne signifie pas qu’il proscrit
toute recherche métaphysique à l’instar du positivisme. De plus,
il se trouve que le physicien ne peut se contenter de la seule
méthode positive afin d’appréhender complètement son sujet
d’étude, c’est-à-dire la théorie physique elle-même. Il doit
pour ce faire avoir recours à la méthode métaphysique, et
souscrire à la doctrine de la classification naturelle. Ce point
crucial révèle alors une influence de la métaphysique sur la
conception de la physique. Par la suite, les deux chapitres suivants
nous ont permis d’expliciter le mouvement qui conduit le physicien
sur le terrain de la métaphysique. Le sens commun, que Duhem conçoit
à l’origine de toute science, s’est révélé comme un facteur
majeur incitant à la métaphysique ; en effet, car il apprend
au physicien les limites de sa propre méthode. L’intuition du sens
commun déborde le cadre de la méthode physique, or, en découvrant
l’idée de classification naturelle telle une vérité évidente,
le physicien investit alors un nouveau cadre, métaphysique celui-ci.
L’histoire de la physique, quant à elle, renforce l’intuition du
sens commun en faveur de la classification naturelle. En faisant
prendre du recul au physicien et à sa conception de la théorie
physique, la méthode historique se confond pour Duhem en une méthode
métaphysique, et ce précisément dans les conclusions qu’il en
tire, puisque le continuisme devient la preuve de la classification
naturelle.
Dans
la seconde partie de notre mémoire, nous avons voulu examiner, en
nous plaçant du côté de la métaphysique, si la physique
n’exerçait-elle pas une influence dans ce domaine. D’abord, nous
sommes revenu dans le premier chapitre sur la difficulté du
phénoménalisme, lequel semble interdire toute communication entre
la physique et la métaphysique. En réponse à Abel Rey, Duhem nie
une quelconque intrusion de la physique sur le terrain de la
métaphysique, et l’inverse également. Par là, on comprend
qu’aucune apologétique directe n’est envisageable. Cependant,
nous avons constaté dans le second chapitre qu’une apologétique
indirecte était possible ; car bien que le phénoménalisme
empêche la religion d’utiliser la science à son avantage, il la
protège en outre efficacement des attaques scientistes. De surcroît,
sans qu’il y ait intrusion de la physique ni de la métaphysique en
leur domaine respectif, une influence réciproque reste admissible :
effectivement, la doctrine de la classification naturelle joue le
rôle de pivot, c’est-à-dire qu’elle autorise tant la
métaphysique à compléter la conception de la théorie physique,
que la théorie physique à suggérer une apologétique métaphysique
sous la forme d’un providentialisme. Toutefois, la marque d’une
influence de la physique sur la métaphysique ne se limite pas à ces
considérations, l’aspect fondamental d’une telle influence se
manifeste dans les rapports entre la théorie physique et la
cosmologie. Ce sont cesdits rapports que nous avons étudié dans le
troisième chapitre : il est apparu que le phénoménalisme ‒
conception purement positive de la théorie physique ‒ agissait sur
la cosmologie elle-même en fixant les limites propres à son
domaine. Plus, par l’intermédiaire de la doctrine de la
classification naturelle et à travers la notion d’analogie, nous
avons vu que la théorie physique participait activement au progrès
de la cosmologie. Dans le dernier chapitre, nous nous sommes livré à
une analyse approfondie de la notion d’analogie et de l’utilisation
qui en était faite chez Duhem, pour montrer finalement comment elle
garantissait l’entente entre physique et métaphysique tout en
préservant leur autonomie respective.
D’un
tel bilan nous pouvons conclure un premier point : la physique
et la métaphysique chez Pierre Duhem apparaissent comme
complémentaires, s’enrichissant mutuellement. Si,
pour notre savant, le physicien doit devenir en plus métaphysicien
afin de pénétrer à plein les enseignements de la physique, afin
d’être un physicien véritable et achevé ; de même, le
cosmologiste, s’il espère construire un système exempt d’erreur,
ne peut manquer d’être aussi physicien et de connaître
précisément les fondements sur lesquels il assied sa discipline.
L’universalité du savoir, voilà l’idéal que nous soumet Duhem.
Le
second point que l’on peut dégager, c’est que la distinction
qu’établit Duhem entre physique et métaphysique s’avère
nécessaire dans la mesure où l’on souhaite unir favorablement ces
deux types de science. Parce qu’elles ne se situent pas sur un même
plan, elles ne s’opposent nullement. Et nonobstant l’union idéale
qui se trouve au terme du développement de la classification
naturelle, il s’agit pour la raison humaine de réaliser en son
sein l’union effective de la physique et de la métaphysique.
L’harmonie naît dans la compréhension globale du
savant-philosophe, lequel ne confond pas les diverses méthodes et
sépare judicieusement les domaines de compétence de chaque science,
pour combiner au final les avantages qu’il tire séparément de la
physique et de la métaphysique. Le meilleur exemple vient de la
comparaison entre lois physiques et lois de sens commun que Duhem
aborde dans La Théorie physique, et dont nous pouvons
transposer l’analyse aussi bien à la comparaison entre physique et
métaphysique : « Entre la précision et la certitude il y
a une sorte de compensation ; l’une ne peut croître qu’au
détriment de l’autre74. »
Néanmoins, si la physique est une science précise tandis que la
métaphysique est une science certaine, le savant avisé ne s’oblige
pas à choisir : il fait simplement un usage équilibré des
deux. Enfin, suivant la tendance à la classification naturelle, qui
marque une compénétration de la physique et de la métaphysique,
précision et certitude s’allient sans répugnance pour former un
savoir universel, lequel s’élargit au fur et à mesure que chacune
des sciences se perfectionne.
Il
est difficile, après ces quelques considérations, de ne pas
concevoir la philosophie duhémienne comme un système : tout
s’y tient étroitement lié, et subsiste en une unité cohérente.
Du reste, cette doctrine ne s’arrête pas à la description d’un
champ du savoir, mais elle consiste aussi dans une recherche du sens,
laquelle se remarque surtout par une progression singulière. En
effet, il est possible de caractériser la philosophie de la science
de notre auteur par deux étapes bien identifiables : le passage
du phénoménalisme strict à la doctrine de la classification
naturelle, et le moment où Duhem justifie la cosmologie
aristotélicienne. Même si la philosophie duhémienne est systémique
et plutôt contraignante, elle n’en reste pas moins ouverte.
Premièrement, il apparaît que le phénoménalisme se suffit à
lui-même, et ne commande pas logiquement au physicien d’adhérer à
la notion de classification naturelle. En revanche, si Duhem impose
au physicien cet aspect de sa doctrine, c’est qu’il considère
que la physique elle-même pousse à une transformation du
phénoménalisme pur. Il n’empêche que le positiviste, pour
aveugle qu’il soit de l’orientation de la physique, demeurera
tout à fait cohérent en se bornant à la méthode positive, à la
stricte logique de la physique. Par sa doctrine de la classification
naturelle, notre savant embrasse une vue plus large que le
phénoménalisme pur, il intègre celui-ci sans pour autant
l’altérer. Secondement, lorsque Duhem définit les règles de
l’analogie, il demeure possible d’en accepter le cadre sans
souscrire immédiatement à la cosmologie aristotélicienne proposée.
Duhem se garde bien, en effet, d’imposer une telle cosmologie,
quoiqu’il apporte maintes raisons en sa faveur. Au final, le
système philosophique que notre physicien élabore s’élève de la
physique vers la métaphysique, en passant d’idées ancrées à son
métier à des idées plus personnelles ‒ l’analogie peut avoir
un fondement objectif mais reste tributaire de l’esprit de finesse
qui la suggère ‒, et ce dans un mouvement qui s’affranchit
progressivement de la contrainte.
On
pourrait, afin de conclure, assimiler l’essence même de la
démarche duhémienne à celle de Pascal, qui est adroitement résumée
par cette pensée : « Nous avons une impuissance de
prouver invincible à tout le dogmatisme ; nous avons une idée
de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme75. »
Lorsque Duhem expose sa doctrine, il en vient à combattre sur deux
front à la fois ; lutant contre le réalisme scientifique
dogmatique et le scepticisme, ce qui est particulièrement visible en
La Théorie physique. Surtout, il se sert des armes de
l’un afin de réfuter l’autre, et réciproquement. À la manière
d’un Pascal qui procédait à la destruction des philosophies en
confrontant les arguments d’Épictète et de Descartes à ceux de
Montaigne76 ;
Duhem alimente le conventionnalisme tandis qu’il reprend à son
compte sous des traits similaires, certes en le reformulant,
l’argumentaire d’Eugène Vicaire. Ainsi, on a pu taxer notre
savant de scepticisme ou de positivisme, et le considérer comme une
figure de l’anti-réalisme, pourtant la critique n’a pu éluder
l’aspect réaliste de sa doctrine. C’est dans le difficile
équilibre de ces positions archétypales que Duhem
cherche la vérité, or nous pensons avoir montré que cet équilibre
n’est pas impossible ni contradictoire : Duhem est
phénoménaliste lorsqu’il s’agit pour lui d’œuvrer en tant
que physicien, mais qu’il réfléchisse et s’attarde sur le sens
et la portée de sa science, qu’il dépasse le seuil de la méthode
métaphysique, dès lors il s’affirmera réaliste. La complexité
et la subtilité des rapports entre physique et métaphysique chez
Duhem sont la véritable cause de l’apparente duplicité qui
caractérise la pensée de notre savant auteur.
Voici
la lettre au Père Joseph Bulliot77
que Duhem écrivit le 15 mai 1911, et qui a tout l’air de
constituer un véritable programme apologétique :
[Introduction]
Mon
Père,
J’ai
ouï dire que l’Institut catholique de Paris se préparait à
organiser un ensemble coordonné d’enseignements philosophiques.
Cette nouvelle m’a causé grande joie, et elle causera grande joie,
je pense, à tout catholique clairvoyant ; il est temps, en
effet, qu’aux nombreux et savants enseignements de la philosophie
indifférente ou adverse, nous opposions tout un collège de chaires
où la philosophie traditionnelle du catholicisme soit exposée en
toute sa force et en tout son développement.
Au
sujet de la composition du futur Institut de philosophie, des
réflexions me sont venues, dont je vous demande la permission de
vous faire part. Ce ne sont pas des conseils qui, venant de moi,
seraient impertinents ; ce sont, bien plutôt, de simples
renseignements. Vivant au milieu de ceux qui professent des doctrines
contraires aux nôtres, je suis bien placé pour connaître leur plan
d’attaque contre nous et pour voir où nos défenses doivent être
surtout renforcées.
[Spécificité
du conflit actuel]
Le
champ où la bataille est déjà engagée, où, sans aucun doute,
elle va devenir de plus en plus violente, c’est l’incompatibilité
de l’esprit scientifique et de l’esprit religieux.
Je
ne dis pas incompatibilité de telle découverte scientifique avec
telle doctrine religieuse. De ces antagonismes particuliers fut faite
la polémique du dix-neuvième siècle. On s’y ingéniait, par
exemple, à opposer telle théorie géologique à tel verset de la
Bible. Mais ce furent là escarmouches isolées qui préparaient la
grande mêlée. Celle-ci est beaucoup plus ample et le résultat
auquel elle tend menace d’être beaucoup plus radical. Il s’agit
de dénier à toute religion le droit de subsister, et cela au nom de
toute la science. On prétend établir qu’aucun homme sensé ne
saurait, en même temps, admettre la valeur de la science et croire
aux dogmes d’une religion ; et comme la valeur de la science
s’affirme chaque jour davantage par mille inventions
merveilleusement utiles, comme un esprit aveugle pourrait seul la
révoquer en doute, c’en est fait de la foi religieuse.
[La
thèse de l’incompatibilité établie par la logique]
Pour
établir cette incompatibilité essentielle et absolue entre toute
science et toute religion, on fait appel à l’analyse logique des
méthodes par lesquelles l’une et l’autre se produisent.
La
science, dit-on, prend pour fondements soit des axiomes qu’aucune
raison ne peut nier, soit des faits qui ont toute la certitude du
témoignage des sens ; tout ce qu’elle élève sur ces
fondements est construit à l’aide d’un raisonnement rigoureux ;
et par surcroît de précautions, l’expérience vient contrôler
chacune des conclusions auxquelles elle aboutit ; l’édifice
entier garde donc l’inébranlable solidité des premières assises.
Les
dogmes religieux, au contraire, sont issus d’aspirations et
d’intuitions vagues et insaisissables, qui naissent du sentiment et
non point de la raison, qui ne se soumettent à aucune règle logique
et ne sauraient, même un instant, soutenir l’examen d’une
critique quelque peu rigoureuse.
Dès
lors, ou bien l’on déclarera que tout ce qui a fait l’objet des
dogmes religieux est absurde et dénué de sens, et l’on se
contentera d’un positivisme étroit et absolu, bien voisin du
grossier matérialisme qui en est comme une conclusion forcée. Ou
bien l’on regardera cet objet, qui échappe aux démonstrations de
la science, comme incapable d’être connu avec la moindre
certitude ; on professera un agnosticisme pour lequel toute
religion n’est qu’un rêve plus ou moins poétique et
consolateur ; mais comment celui qui a éprouvé les fermes
réalités de la science se laisserait-il encore bercer par un tel
rêve ?
[La
thèse de l’incompatibilité établie par l’histoire]
Cet
antagonisme entre l’esprit scientifique et l’esprit religieux, on
ne se contente pas de le mettre en évidence à l’aide de la
logique. On veut encore que l’histoire du développement des
connaissances humaines le fasse éclater aux yeux les moins
clairvoyants. On nous montre comment toutes les sciences sont nées
de la féconde philosophie hellénique, dont les plus brillants
adeptes abandonnaient au vulgaire le soin ridicule de croire aux
dogmes religieux. On nous dépeint avec épouvante cette nuit du
Moyen Âge pendant laquelle les écoles, asservies aux agissements du
Christianisme, uniquement soucieuses de discussions théologiques,
n’ont pas su recueillir la moindre parcelle de l’héritage
scientifique des Grecs. On fait resplendir à nos yeux les
éblouissements de la Renaissance où les esprits, libérés enfin du
joug de l’Église, ont retrouvé le fil de la tradition
scientifique, en même temps que le secret de la beauté artistique
et littéraire. On se plaît à opposer, à partir du seizième
siècle, la marche toujours ascendante de la science, à la
décadence, toujours plus profonde, de la religion. On se croit alors
autorisé à prophétiser la mort prochaine de celle-ci en même
temps que le triomphe universel et incontesté de celle-là.
Voilà
ce qui s’enseigne dans une foule de chaires, ce qui s’écrit dans
une multitude de livres.
[Riposte
au niveau de la logique]
Devant
cet enseignement, il est temps que l’enseignement catholique se
dresse, et qu’à la face de son adversaire, il jette ce mot :
mensonge ! Mensonge dans le domaine de la logique, mensonge dans
le domaine de l’histoire ; l’enseignement qui prétend
établir l’irréductible antagonisme entre l’esprit scientifique
et l’esprit chrétien, est le mensonge le plus colossal, le plus
audacieux qui ait jamais tenté de duper les hommes.
Pour
opposer la méthode qui conduit aux vérités scientifiques à la
méthode qui mène aux dogmes religieux on décrit à faux l’une et
l’autre de ces méthodes ; on les regarde toutes deux d’une
manière superficielle et comme du dehors ; on s’empare de
quelques caractères que devine cet examen rapide, et l’on en fait
l’essence même des procédés que l’on prétend avoir analysés.
Combien
ces méthodes se montrent différentes à celui qui les a réellement
pénétrées jusqu’au cœur, qui a saisi, en chacune d’elles, le
principe de vie ! Celui-là sait reconnaître à la fois ce qui
donne de la variété à ces procédés et ce qui en fait l’unité.
Partout, il voit une même raison humaine user des mêmes moyens
essentiels pour parvenir à la vérité ; mais en chaque
domaine, il voit cette raison adapter l’usage qu’elle fait de ces
moyens à l’objet spécial dont elle veut acquérir la
connaissance ; ainsi, à l’aide d’opérations communes qui
constituent proprement notre intelligence, il voit suivre une méthode
des sciences mathématiques, une méthode de la physique, une méthode
de la chimie, une de la biologie, une de la sociologie, une de
l’histoire ; car les mathématiques, la physique, la chimie,
la biologie, la sociologie, l’histoire ont des principes différents
et des objets différents et, pour atteindre ces objets, il faut, de
points de départ divers, mais du même pas, suivre des routes
différentes. Il reconnaît alors que pour aller aux vérités
religieuses, la raison humaine n’emploie pas d’autres moyens que
ceux dont elle se sert pour atteindre les autres vérités ;
mais elle les emploie d’une manière différente parce que les
principes dont elle part et les conclusions auxquelles elle tend sont
différents. L’antagonisme que l’on avait dénoncé entre la
démonstration scientifique et l’intuition religieuse disparaît à
ses yeux, tandis qu’il perçoit l’harmonieux accord des doctrines
multiples par lesquelles notre raison s’efforce d’exprimer les
vérités des divers ordres.
[Riposte
au niveau de l’histoire]
Que
dire de l’étrange histoire par laquelle on prétend confirmer ce
qu’une analyse logique insuffisante avait affirmé à la légère ?
Dès
sa naissance, la science hellène est toute imprégnée de théologie,
mais d’une théologie païenne. La théologie enseigne que les
cieux et les astres sont des dieux ; elle enseigne qu’ils ne
peuvent avoir d’autre mouvement que le mouvement circulaire et
uniforme qui est le mouvement parfait ; elle maudit l’impie
qui oserait attribuer un mouvement à la terre, foyer sacré de la
divinité. Si ces doctrines théologiques ont fourni quelques
postulats provisoirement utiles à la science de la nature, si elles
en ont guidé les premiers pas, elles sont bientôt devenues pour la
physique ce que les lisières deviennent pour l’enfant : des
entraves. Si l’esprit humain n’avait brisé ces entraves, il
n’aurait pu en physique dépasser Aristote, ni Ptolémée en
astronomie.
Or,
ces entraves, qui les a rompues ? Le Christianisme. Qui a, tout
d’abord, profité de la liberté ainsi conquise pour s’élancer à
la découverte d’une science nouvelle ? La scolastique. Qui
donc au milieu du quatorzième siècle a osé déclarer que les cieux
n’étaient point mus par des intelligences divines ou angéliques,
mais par une impulsion indestructible reçue de Dieu au moment de la
création, à la façon dont se meut la boule lancée par le joueur ?
Un maître ès arts de Paris : Jean Buridan. Qui a, en 1377,
déclaré le mouvement diurne de la terre, plus simple et plus
satisfaisant pour l’esprit que le mouvement diurne du ciel, qui a
nettement réfuté toutes les objections élevées contre le premier
de ces mouvements ? Un autre maître de Paris, devenu évêque
de Lisieux : Nicole Oresme. Qui a fondé la dynamique, découvert
les lois de la chute des graves, posé les fondements d’une
géologie ? La scolastique parisienne, en des temps où
l’orthodoxie catholique de la Sorbonne était proverbiale dans le
monde entier. Quel rôle ont joué, en la formation de la science
moderne, ces libres esprits, tant vantés, de la Renaissance ?
En leur superstitieuse et routinière admiration de l’antiquité,
ils ont méconnu et dédaigné toutes les idées fécondes qu’avait
émises la scolastique du quatorzième siècle, pour reprendre les
théories les moins soutenables de la physique platonicienne ou
péripatéticienne. Que fut, à la fin du seizième siècle et au
commencement du dix-septième siècle ce grand mouvement intellectuel
qui a produit les doctrines désormais admises ? Un pur et
simple retour aux enseignements que donnait, au moyen âge, la
scolastique de Paris, en sorte que Copernic et Galilée sont les
continuateurs et comme les disciples de Nicole Oresme et de Jean
Buridan. Si donc cette science, dont nous sommes si légitimement
fiers, a pu voir le jour, c’est que l’Église catholique en a été
l’accoucheuse.
[Conclusion]
Tels
sont les démentis, qu’en histoire comme en logique, il nous faut
opposer aux affirmations mensongères partout répandues. Ne
croyez-vous pas, mon Père, que ce serait l’un des rôles les plus
importants, peut-être même le rôle essentiel, que le futur
Institut de philosophie aurait à jouer ? Voilà pourquoi je me
prends à penser que deux chaires seraient bien à leur place en cet
Institut : l’une, consacrée à l’analyse des méthodes
logiques par lesquelles progressent les diverses sciences, nous
montrerait que l’on peut, sans contradiction, ni incohérence,
poursuivre l’acquisition des connaissances positives et, en même
temps, méditer les vérités religieuses. L’autre, suivant au
cours de l’histoire le développement de la science humaine, nous
amènerait à reconnaître qu’aux temps où les hommes étaient
soucieux avant tout du royaume de Dieu et de sa justice, Dieu leur
accordait par surcroît les pensées les plus profondes et les plus
fécondes sur les choses d’ici-bas.
Me
jugerez-vous bien osé de vous avoir ainsi communiqué mes souhaits ?
Assurément non ; car vous savez que le seul souci qui me guide
en cette affaire, c’est le désir de voir le règne de Dieu rétabli
parmi nous ; et, pour un tel objet, il n’est pas d’audace
qui ne soit non seulement permise, mais ordonnée.
D’ailleurs,
lorsqu’à la vue de l’anarchie intellectuelle où se débat, en
ce moment, l’esprit humain, je crie vers Dieu : Adveniat
regnum tuum, il me semble entendre votre prière qui fait écho
à la mienne. Puissions-nous être exaucés ! C’est le vœu
que je forme en vous offrant mes très respectueux hommages.
P.
Duhem
Bibliographie
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science allemande. Paris: Librairie scientifique A. Hermann et
Fils, 1915.
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———. Le mixte et la
combinaison chimique. Paris: Gauthier-Villars Imprimeur-Libraire,
1902.
———. « Le
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t. 16, 1905, p. 599-610.
———. Les origines de la
statique. Vol. 2. Paris: Librairie scientifique A. Hermann, 1906.
———. L’évolution de
la mécanique. Paris: Librairie scientifique A. Hermann, 1905.
———. « Physique de
croyant ». Annales de Philosophie Chrétienne, 77e
année, t. CLI (4e série, t. I), octobre 1905, n˚ 1, p.
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———. « Physique et
métaphysique ». Annales de Philosophie Chrétienne, 63e
année, t. CXXVII (nouvelle série, t. XXVIII), août-septembre 1893,
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———. Traité
d’énergétique ou de thermodynamique générale. Vol. 1.
Paris: Gauthier-Villars Imprimeur-Libraire, 1911.
———. ΣΩZEIN TA
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Maiocchi, Roberto. « De
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Puech, Michel. « L’histoire
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Rey, Abel. « La philosophie
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Stoffel, Jean-François. Le
phénoménalisme problématique de Pierre Duhem. Mémoires de la
Classe des Lettres / Académie Royale de Belgique Collection in 8°,
Sér. 3, 27. Bruxelles: Académie Royale de Belgique, 2002.
Vicaire, Eugène. « De la
valeur objective des hypothèses physiques ». Annales de
Philosophie Chrétienne, t. XXVIII, 1893, p. 50-80.
Pour la Vérité !
Lars Sempiter.
1. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 133.
2. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 134.
3. Voir
à la page 60
du présent ouvrage.
4. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 134.
5. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 135.
6. Le
physicien peut faire œuvre de physicien quand bien même il
n’aurait qu’une vague idée de sa méthode. Les physiciens non
phénoménalistes, malgré les erreurs de jugement qui leur
échoient, demeurent aux yeux de Duhem des physiciens. Le réaliste,
comme Descartes, apportera tout de même par son travail positif,
mêlé aux vaines tentatives d’explication, une œuvre durable qui
servira la postérité. En revanche, si le cosmologiste confond dès
le départ la théorie physique et son domaine, le système qu’il
prétend élever sera gâté à la racine.
7. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 136.
8. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 136.
9. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 143. L’italique est de nous.
10. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 143-144.
11. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 144. L’italique est de nous.
12. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 146. L’italique est de nous.
13. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 146. L’italique est de nous.
14. J.-F.
STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem,
p. 321.
15. Joseph
Bulliot fut un néo-thomiste et un professeur de philosophie à
l’Institut catholique de Paris.
16. D’après
J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre
Duhem, p. 324.
17. D’après
J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre
Duhem, p. 324.
18. D’après
J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre
Duhem, p. 324.
19. D’après
J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre
Duhem, p. 326.
20. J.-F.
STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem,
p. 327.
21. C’est-à-dire
du chapitre VI au chapitre IX.
22. C’est-à-dire
du chapitre I au chapitre V.
23. J.-F.
STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem,
p. 328.
24. P.
DUHEM, « Physique
et métaphysique », p. 471. Duhem écrit
notamment que « les lois physiques sont le point de départ
logique de toute recherche métaphysique touchant l’essence des
choses matérielles ».
26. H.-A.
AWESSO, « Analogie et connaissance scientifique chez Pierre
Duhem », p. 4. Nous donnons ici la pagination du document pdf
mis en lien, et non comme dans la revue, que nous n’avons pas pu
consulter.
27. H.-A.
AWESSO, « Analogie et connaissance scientifique chez Pierre
Duhem », p. 8.
28. P.
DUHEM, TP, p. 32.
29. P.
DUHEM, TP, p. 152.
30. H.-A.
AWESSO, « Analogie et connaissance scientifique chez Pierre
Duhem », p. 12.
31. P.
DUHEM, TP, p. 152.
32. H.-A.
AWESSO, « Analogie et connaissance scientifique chez Pierre
Duhem », p. 13.
33. P.
DUHEM, TP, p. 291-293.
34. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 146.
35. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 146-147.
36. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 147.
37. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 147.
38. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 148. Un passage similaire se trouve en
un autre ouvrage : P. DUHEM, Le mixte et la combinaison
chimique, Paris, Gauthier-Villars Imprimeur-Libraire, 1902,
p. 80.
39. P.
DUHEM, Le mixte et la combinaison chimique, p. 80-81.
Il est vrai que Duhem parle ici de l’analogie en chimie, et non en
cosmologie ; cependant, le principe ne saurait pâtir de cette
variante.
40. P.
DUHEM, TP, p. 358.
41. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 135-136.
42. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 147. Il nous semble relever une
contradiction avec cette citation où Duhem présente une simple
analogie entre la cosmologie et la théorie physique ayant
tous deux atteints la perfection, et la citation précédente (voir
à la page 133
du présent ouvrage) où il s’agit d’une exacte
correspondance. Selon ce que nous avons compris de sa
doctrine, la théorie physique vue comme une classification
naturelle tend idéalement à s’identifier à une
cosmologie parfaite.
43. Cela
se ferait à la manière d’une théorie physique complètement
déduite de l’analogie avec une précédente théorie, comme la
théorie d’Ohm par rapport avec celle de Fourrier, c’est-à-dire
la conduction de l’électricité basée sur la conduction de la
chaleur.
44. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 148.
45. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 148.
46. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 136.
47. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 149.
48. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 151.
49. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 150.
50. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 152.
51. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 152.
52. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 153.
53. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 154.
54. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 154.
55. P.
DUHEM, Le mixte et la combinaison chimique, p. 199-207.
Duhem explique plus en détail dans la conclusion de cet ouvrage ce
qu’il entend rapprocher entre la théorie physique qu’il défend
et la cosmologie d’Aristote.
56. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 155.
57. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 157.
58. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 158.
59. C.
CHANDELIER, Science et Liberté. Crise de la conscience et
transformation de la science au tournant du XXᵉ
siècle, Paris,
Hermann Éditeurs, 2016, p. 191-203.
60. C.
CHANDELIER, Science et Liberté,
p.
198.
61. C.
CHANDELIER, Science et Liberté,
p.
200.
62. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 151.
63. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 151.
64. J.-F.
STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem,
p. 328-329.
65. La
Revue des Questions Scientifiques, fondée par le
prêtre jésuite Carbonelle, dans laquelle Duhem a publié ses
premiers articles philosophiques, et de nombreux autres qui furent
par la suite compilés en ouvrages, appartient à la Société
scientifique de Bruxelles, d’inspiration ouvertement
néo-thomiste.
66. J.-F.
STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem,
p. 331.
67. J.-F.
STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem,
p. 331.
68. J.-F.
STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem,
p. 352.
69. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 158.
70. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 159. Voir aussi un autre passage,
assez proche, et qui témoigne de la faveur des idées de la
Scolastique auprès de Duhem : P. DUHEM, Le mixte et la
combinaison chimique, p. 201.
71. Bien
que le phénoménalisme de notre savant neutralise la possibilité
d’une apologétique scientifique positive au sens strict, il reste
tout à fait possible, par le recours à l’analogie et à la
cosmologie d’Aristote, de tirer de fortes présomptions en faveur
de tel ou tel dogme de la religion catholique : même si ces
raisons ne s’imposent pas pleinement et sont dans l’incapacité
de convaincre, elles peuvent encore persuader.
72. P.
DUHEM, L’aube du savoir, p. 314. Si Duhem est tant
sévère dans son jugement à l’encontre de la doctrine
philosophique du Docteur angélique, cela s’explique par le fait
qu’il souhaite faire remarquer clairement, surtout aux
néo-thomistes contemporains, l’impossibilité d’une synthèse
entre l’aristotélisme et le dogme catholique. Ce qui ne retire
rien aux éloges qu’il lui fait par ailleurs, en écrivant que
« mieux qu’Averroès, il eût mérité le titre de
Commentateur » (p. 311).
73. Voir
Le
mouvement néo-thomiste,
Revue néo-scolastique, 8ᵉ année, n° 32, 1901, p. 402-403.
Où M. Mansion, directeur de la Revue des Questions
Scientifiques, indique l’importance que prit Duhem dans
l’orientation de cette revue vers un « thomisme élargi ».
74. P.
DUHEM, TP, p. 292.
76. Voir
l’article du site penseesdepascal.fr :
« Principes
et développement de l’apologie de la religion chrétienne de
Pascal », p. 4.
77. Nous
copions ici l’exemplaire qu’en donne M. Jean-François Stoffel
dans Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem,
p. 302-307.
Bonjour cher Lars,
RépondreSupprimerSimple message de courtoisie, qui n'appelle pas de réponse, suite à votre message publié sur média-presse.info qui, je suppose, m'était adressé (à moi Sylvain, le même avec qui vous aviez échangé à propos de Vincent Morlier il y a quelques mois).
Un grand merci pour vos commentaires édifiants plus anciens sur ce même site. L'un d'entre eux m'a permis de découvrir, il y a quelques jours seulement, le site "http://restaurationdelafamille.blogspot.fr" qui me sera d'une grande aide si un jour le Bon Dieu me fait la grâce de devenir Chef de Famille (même si je ne partage pas toutes leurs vues concernant "l'éclipse" de l’Église).
Votre combat contre le féminisme, défendant par là même la véritable dignité de la femme, à notre sombre époque, est tout simplement héroïque.
Soyez béni pour cela !
J'ai également passé un peu de temps sur le site "stop-pedos-trad.is" que vous m'avez fait connaître. Décidément le mal a vraiment infesté toute l’Église, nous sommes bien à la fin des temps. Je continue néanmoins de pratiquer à la FSSPX car la partie liturgique y est resté saine et les Sacrements, valides.
Quant au(x) censeur(s) de MPI, ne leur donnons pas plus d'importance qu'ils n'en ont. Priez pour lui/eux si vous en avez la force, ce n'est pas mon cas, que Dieu m'en pardonne.
Fraternellement en Jésus Christ, par Marie.
Sylvain
PS: Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, nous ne boxons pas du tout dans la même catégorie, niveau éducation, culture etc..., ce simple message m'a demandé un certain effort afin de respecter un minimum la langue de Molière (Je n'ai même pas le bac, je me suis converti tardivement, miraculeusement par la seule Grâce de Dieu...).
Merci beaucoup, cher Ami Sylvain pour votre message ! J'espère que nous pourrons nous soutenir, en union de prières particulièrement.
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