samedi 13 août 2016

L'Articulation entre Physique et Métaphysique chez Pierre Duhem - Troisième partie (chapitre 5 et 6)



II. La physique aux confins de la métaphysique
Nous avons vu dans la première partie en quel sens la métaphysique influence la physique, c’est-à-dire qu’à la conception positive de la théorie physique s’ajoute une compréhension de nature métaphysique, qui est la classification naturelle. Nous allons toujours étudier cette articulation, mais désormais du point de vue de la métaphysique. Ainsi, qu’en est-il de l’influence de la physique en métaphysique ?
On s’intéressera tout d’abord aux implications du phénoménalisme, en se demandant si une préméditation ne conduit pas Duhem à développer un système physique favorable à une métaphysique spécifique ou à ses convictions religieuses. On s’étendra aussi, pour compléter la question, à l’aspect historique de l’œuvre duhémienne. Ensuite, nous verrons qu’en cette œuvre se peut découvrir la trace d’une apologétique, pour ce faire, on cherchera suivant trois perspectives différentes : En premier, comment le phénoménalisme peut-il sans se renier, donner lieu à une apologétique ; secondement, et dans la continuité du premier chapitre, on abordera l’apologétique historique ; pour en dernier lieu, montrer la présence d’une apologétique métaphysique fondée sur la classification naturelle ‒ c’est-à-dire l’aspect métaphysique de la philosophie scientifique duhémienne, lequel est le prolongement du phénoménalisme.
Par la suite, nous traiterons dans les deux derniers chapitres un point essentiel de l’articulation duhémienne entre physique et métaphysique. Il s’agira d’éclaircir le lien que Duhem entrevoit entre sa philosophie de la physique et la cosmologie. Nous expliciterons alors en quel sens la cosmologie dépend de la physique, pour finalement concevoir l’idée de métaphysique de la science, rendue possible à travers la notion d’analogie dont Duhem fait usage. Après avoir précisé les conditions et les ressorts des procédés analogiques, nous achèverons sur les considérations que nous inspire l’analogie concrète que Duhem pressent entre son système physique et la cosmologie d’Aristote.
II. 1. Stratégie de croyant ?
II. 1. a. Une physique positive
La foi catholique de Duhem est un sujet qui, selon toute vraisemblance, ne doit pas intéresser le physicien ni les idées qu’il exprime sur sa science. Pourtant, on pourrait se demander si cette foi n’a pas eu quelque conséquence sur l’élaboration du système physique de notre savant. L’article « Physique de croyant », que Duhem publie en 1905, aborde largement un tel problème : notre auteur y discute lui-même de l’influence présomptive de ses idées religieuses sur la nature de ses conceptions scientifiques et philosophiques. Il s’agit en fait d’une réponse à un article d’Abel Rey, « La philosophie scientifique de M. Duhem1 », publié un an plus tôt. Celui-ci, après avoir résumé avec finesse les grandes lignes de l’œuvre duhémienne, s’attache à montrer que la manière qu’a Duhem de voir la physique est en réalité une métaphysique de la science. Abel Rey a pourtant bien compris que le phénoménalisme duhémien se veut positif, et qu’il refuse toute confusion entre physique et métaphysique ; cependant, d’après lui, ce n’est que pure illusion : « Il semble bien que M. Duhem a succombé à la tentation commune : il a fait de la métaphysique. Il a eu une idée de derrière la tête, une idée préconçue sur la valeur et la portée de la science, et sur la nature du connaissable2. » Et d’ajouter aussitôt que « cela était tout à fait légitime », car, vraisemblablement, il n’est pas possible pour Abel Rey de rendre la physique autonome de quelque préjugé métaphysique.
Qu’est-ce donc qui amène Abel Rey à une telle interprétation de la pensée duhémienne ? Après avoir usé de larges citations de Duhem témoignant d’un retour de la physique aux conceptions aristotéliciennes, Abel Rey pense établir que « la nouvelle physique de la qualité3 » ne peut se passer des idées métaphysiques du péripatétisme. En effet, bien que Duhem essaie de marquer les différences qui persistent entre la nouvelle physique et la métaphysique du Stagirite, Abel Rey relève leur accord fondamental sur une hypothèse indéniablement métaphysique. Si toutes deux ont reçu le nom de physique de la qualité4 ‒ justement par opposition aux systèmes du mécanisme et de l’atomisme, qui postulent que toute qualité peut se réduire à une quantité ‒ leur point commun est donc qu’elles s’accordent sur la pertinence de la catégorie qualitative. La physique moderne ne prétend pas expliquer les phénomènes, mais simplement les représenter, or « il n’en reste pas moins, écrit Abel Rey, que M. Duhem affirme l’irréductibilité du qualitatif au quantitatif, la nécessité d’un certain nombre de commencements absolus dans les propriétés physiques, de principes donnés, en eux-mêmes occultes et inconnaissables5 ». Ainsi, Duhem qui reprochait au mécanisme et à l’atomisme de se fonder sur un système métaphysique ‒ ou au moins sur une hypothèse révélant la nature de la réalité matérielle ‒ en viendrait à faire de même, par la supposition de l’existence de qualités intrinsèques, et donc, selon Abel Rey, d’ « une multiplicité d’essences qualitatives distinctes comme constituantes de l’univers6 ».
La conception qu’a Duhem de la physique s’écarte aussi du mécanisme pour se diriger vers un certain scepticisme : à savoir, le phénoménalisme duhémien en ce qu’il a de plus apparent, la liberté ‒ ou l’arbitraire ‒ du physicien dans le choix de ses hypothèses et théories ne pouvant qu’approximer l’expérience. En revanche, cela ne le rattache pas au péripatétisme, et déconcerte par là Abel Rey. Alors que Duhem lui-même se défend d’un scepticisme absolu, en exigeant des théories qu’elles ne soient pas simplement pratiques mais qu’elles tendent à une unité toujours plus compréhensive, Abel Rey ne se laisse pourtant pas convaincre :
La scolastique de M. Duhem s’achemine malgré tout vers l’idée d’une science, simple discours commode, entre beaucoup d’autres également possibles, pour guider notre action sur l’univers. Et pour qu’elle en soit différente, nous ne voyons guère en fin de compte que la volonté de son auteur7.
Qu’essaie de dire Abel Rey ? n’est-ce pas que les tendances contradictoires qui animent l’œuvre de Duhem peuvent s’expliquer et trouver une source commune dans la volonté partiale de celui-ci ? Et, pour résumer cette philosophie originale, tout en affermissant son unité, il en conçoit pareille formule :
Dans ses tendances vers une conception qualitative de l’univers matériel, dans sa défiance vis-à-vis d’une explication complète de cet univers par lui-même, telle que la rêve le mécanisme, dans ses répugnances plus affirmées que réelles, à l’égard d’un scepticisme scientifique intégral, elle est la philosophie scientifique d’un croyant8.
Il ne paraît pas aisé de connaître ce qu’entend précisément Abel Rey par ce terme de croyant, surtout à la première lecture. À nul moment de sa démonstration, il ne fait référence aux convictions religieuses de Duhem, sauf, selon toute apparence, en ce passage qui conclut l’article. Mais il est possible, par une lecture plus minutieuse, de comprendre où il veut en venir. L’interprétation d’Abel Rey ne peut rendre compte de la cohérence de la philosophie scientifique de Duhem. De fait, plusieurs tensions en émergent : Pourquoi Duhem critique-t-il le mécanisme, l’accusant de ne pas être un système pleinement positif, et lui reprochant ses prétentions explicatives et métaphysique, tandis que notre physicien en fait autant pour fonder son énergétique ? Pourquoi refuse-t-il finalement le scepticisme contemporain, après en avoir partagé les analyses et avoir tant contribué à son essor ? Les difficultés cessent, au point de vue d’Abel Rey, si l’on se munit de considérations psychologiques adéquates : l’œuvre de Duhem est conditionnée par ses croyances religieuses, voilà pourquoi elle n’est pas toujours conséquente. Elle se rallie au scepticisme lorsqu’il s’agit d’attaquer le mécanisme, et rejoint le péripatétisme afin d’appuyer l’assise d’une métaphysique spiritualiste. La philosophie scientifique de Duhem serait celle d’un croyant, parce qu’elle résulte de la stratégie ‒ consciente ou pas ‒ d’un croyant.
Quoi qu’il en soit pour la compréhension de ce texte, Duhem ‒ et semble-t-il la littérature secondaire9 ‒ ne s’y est pas trompé, car il répondra explicitement quant à l’influence supposée de ses croyances sur la portée de son œuvre scientifique et philosophique. Avant tout, nous allons revenir quelque peu sur l’interprétation d’Abel Rey, car le point fondamental de son argumentation en faveur d’une métaphysique de la science duhémienne, c’est-à-dire l’hypothèse métaphysique de l’irréductibilité de la qualité à la quantité, ne nous paraît pas solide. En effet, dans La Théorie physique, Duhem explique que le physicien qui fonde sa physique sur un système métaphysique n’a pas de mal pour reconnaître si une propriété physique est simple ou complexe, si elle peut ou non être décomposée en propriétés plus élémentaires : la métaphysique dont il use le lui indique. Au contraire, le physicien tel que Duhem le conçoit, n’affirme ni ne nie qu’il y ait des qualités intrinsèques et irréductibles :
Le physicien qui cherche à rendre ses théories autonomes et indépendantes de tout système philosophique attribue aux mots : qualité simple, propriété première, un sens tout relatif ; ils désignent simplement pour lui une propriété qu’il lui a été impossible de résoudre en d’autres qualités10.
À l’instar de la chimie, que Duhem prend pour exemple, le physicien est amené à considérer une qualité comme première et irréductible seulement à titre provisoire, parce que tous ses efforts pour la décomposer ont jusqu’ici échoué. C’est bien l’expérience et non une quelconque hypothèse métaphysique qui permet d’arriver à une telle conception ; laquelle ne conteste d’ailleurs pas la tendance de la physique classique à réduire la qualité à la quantité, et dont le mécanisme est le plus illustre avatar. Si tel est bien le cas, pourquoi Duhem lui-même considère-t-il la physique moderne comme une physique de la qualité, une physique qui conduirait à un retour inattendu de certaines idées d’Aristote ? C’est que, par ses expériences, la physique découvre de nouveaux phénomènes ; et s’il lui arrive d’établir le rapprochement entre deux propriétés jusque-là distinctes, elle est le plus souvent contrainte à en définir de nouvelles :
De ces deux mouvements contraires dont l’un, réduisant les qualités les unes aux autres, tend à simplifier la matière, dont l’autre, découvrant de nouvelles propriétés, tend à la compliquer, quel est celui qui l’emportera ? Il serait imprudent de formuler à ce sujet une prophétie à longue échéance. Du moins, semble-t-il assuré qu’à notre époque, le second courant, beaucoup plus puissant que le premier, entraîne nos théories vers une conception de la matière de plus en plus complexe, de plus en plus riche en attributs11.
On pourrait remarquer, à ce sujet, qu’Abel Rey n’avait pas lu alors La Théorie physique, mais s’était contenté de considérations disséminées dans les précédents articles et livres de Duhem12. Pourtant, cela ne doit pas l’excuser d’un jugement hâtif, le pire étant qu’il a lui-même cité un passage particulièrement explicite sur cette question13, tiré de « L’évolution des théories physiques du XVIIᵉ siècle jusqu’à nos jours ». À notre avis, Abel Rey a cédé un peu vite à l’inclination de sa pensée, selon laquelle derrière chaque vision de la science se cache des vues métaphysiques :
C’est le sort commun de tous les savants : ils se piquent d’être uniquement et simplement des savants, ils croient qu’ils n’ajoutent rien aux faits, qu’ils n’interprètent pas la réalité, qu’ils demeurent toujours entièrement positifs. Et tous de prétendre que ceux qui ne professent pas les mêmes opinions qu’eux font de la métaphysique14.
Et comme la physique que conçoit Duhem se porte semble-t-il en faveur d’une métaphysique aristotélicienne, que, de surcroît, celui-ci concilie plutôt bien ses convictions scientifiques et religieuses ; tout cela, convenons-en, n’a certes pas dû aider Abel Rey à réviser son jugement.
Ce qu’Abel Rey a suggéré en son temps, d’autres commentateurs l’ont également fait plus récemment. M. Hodo-Abano Awesso, d’une manière similaire, semble entendre que la philosophie scientifique de Duhem est le prolongement d’une doctrine métaphysique15 : « Notre analyse découvre un Duhem pris à rebours en ce que, contrairement à ce qu’il pense, sa position anti-essentialiste, qui ordonne sa méfiance par rapport à la cosmologie, est, paradoxalement, l’expression même d’une philosophie de la nature16. » Le fait que Duhem ne se soit pas aperçu de la valeur métaphysique de son phénoménalisme ‒ caractérisé ici par une « position anti-essentialiste » ‒ renforce l’idée que celui-ci aurait été conditionné dès le départ, et comme inconsciemment, par quelque vue métaphysique. Cependant, cette fois-ci, voyons ce que Duhem lui-même eut à répliquer face aux dires d’Abel Rey, cela suffira, pensons-nous, à mettre un terme à cette question. M. Awesso, qui constate chez Duhem son rejet du mécanisme ‒ d’où l’« anti-essentialisme » ‒, voit dans cette posture une conception métaphysique ; et Duhem, qui avait repéré l’anicroche, écrit dans « Physique de croyant » :
Il semble bien que nos conclusions se posent à l’encontre de ces doctrines [le mécanisme, et de manière générale, toute subordination de la physique à la métaphysique] ; qu’on ne puisse admettre notre manière de voir sans rejeter par le fait même ces systèmes métaphysiques ; et donc, que notre Physique, sous ses apparences positives, soit, après tout, une Métaphysique17.
Duhem a compris la critique : refuser une position métaphysique, n’est-ce pas, de facto, déclarer l’opinion contraire qui demeure métaphysique ? or, il serait hâtif de juger ainsi de son phénoménalisme. Si Duhem combat le mécanisme, ou cette manière de voir la physique comme explicative, il le fait uniquement sur le terrain de la physique. Simplement, en prenant pour uniques règles celles de la physique, à savoir qu’une bonne théorie physique doit représenter « avec une approximation suffisante un ensemble étendu de lois expérimentales18 », notre savant peut juger des divers systèmes physiques proposés par l’École mécaniste. Puisque ces systèmes ne répondent pas aux critères d’une saine théorie physique, on ne peut décemment les accepter. Nullement, Duhem ne prétend récuser le mécanisme dans ses principes ‒ c’est-à-dire sur le terrain de la métaphysique ‒, en disant qu’une telle philosophie de la nature est absolument impossible :
Affirmer donc que tous les phénomènes du monde inorganique sont réductibles à la matière et au mouvement, c’est faire de la Métaphysique ; nier que cette réduction soit possible, c’est encore faire de la Métaphysique ; mais de cette affirmation comme de cette négation, notre critique de la théorie physique s’est également gardée19.
En ce sens, Duhem peut légitimement affirmer de sa physique qu’elle est une physique positive.
Si la supposition d’une hypothèse métaphysique assurant la physique qualitative de Duhem ‒ et le rejet du mécanisme ‒ ne peut pas tenir, il n’en reste pas moins une objection, qui signale dans sa philosophie scientifique une motivation religieuse. M. Alain Boyer écrit dans « Physique de croyant ? Duhem et l’autonomie de la science » : « Tout se passe comme si Duhem adoptait le démarcationnisme strict pour mieux saper à la base l’idéologie scientiste en montrant son incohérence : le positivisme est incompatible avec la métaphysique matérialiste20. » En effet, la démarcation radicale entre physique et métaphysique qui assure à la première son autonomie, amène à la ruine immédiate, avantageuse pour Duhem, de toute prétention scientiste. Selon le commentateur, notre savant impose alors au scientiste un dilemme cornélien : si celui-ci souhaite établir une « métaphysique matérialiste », laquelle s’opposerait à la religion, il ne pourra en même temps préserver l’indépendance de la science ni exclure toute riposte métaphysique bafouant sa prééminence ; à l’inverse, s’il opte pour un véritable positivisme ‒ dont les conséquences sont suivies jusqu’au bout ‒, la science devient inefficace à justifier l’irréligion et ne constitue plus l’arme qui était pressentie. En obligeant à choisir entre l’objectivité du scientifique et le dessein profond du scientiste, Duhem démantèle ainsi le scientisme, qui tire sa force d’une science mal comprise. Or, on pourrait songer que Duhem ne soit pas arrivé par hasard à un tel résultat :
Le « démarcationnisme strict » de Pierre Duhem tire son origine d’une volonté concordataire : il s’agissait de désamorcer le conflit latent entre la science moderne et la religion en traçant une ligne de partage des tâches à la fois étanche et acceptable par les deux parties21.
M. Boyer voit donc dans le phénoménalisme duhémien ‒ qu’il nomme « démarcationnisme strict » ‒ une stratégie qui a d’abord en vue de défendre la religion. La volonté de concilier science et foi aurait ainsi déterminé pour l’essentiel la philosophie scientifique de Duhem ; partant, les conclusions auxquelles il parviendrait ne seraient pas entièrement objectives, car il faudrait partager les mêmes convictions pour suivre tout du long l’exact cheminement de notre savant.
Ce genre d’interprétation et les reproches qui peuvent s’ensuivre ne sont pas nouveaux, et Duhem s’en était déjà prémuni dans « Physique de croyant ». Le physicien ne cache pas sa croyance, et confesse : « Je n’ai jamais dissimulé ma foi, et Celui de qui je la tiens me gardera, je l’espère du fond du cœur, d’en jamais rougir22. » Toutefois, il lui semble étrange qu’Abel Rey, qui dans la conclusion de son article présentait la philosophie scientifique de Duhem comme celle d’un croyant, ait cru aboutir sur ce simple constat, qui, en soi, n’apporte rien :
Bien plutôt, il a voulu dire que les croyances du chrétien avaient, plus ou moins consciemment, guidé la critique du physicien ; qu’elles avaient incliné sa raison à certaines conclusions ; […] en un mot, que pour adopter dans sa plénitude, dans ses principes comme dans ses conséquences, la doctrine que j’ai tenté de formuler au sujet des théories physiques, et cela sans manquer de clairvoyance, il fallait être croyant23.
Or, Duhem a toujours évité avec une extrême précaution de mélanger physique et métaphysique, il serait pour le moins paradoxal qu’il ait mêlé à ses considérations sur la physique des idées religieuses et métaphysiques. Il se défend d’abord de toute intention de sa part allant dans ce sens : « Au progrès de la science physique, telle que j’ai essayé de la définir, le croyant et l’incroyant peuvent travailler d’un commun accord24. » Ensuite, il montre que sa conception de la physique est positive par ses origines, en sorte que nulle préoccupation métaphysique ne la motive ; et qu’elle l’est aussi par ses conséquences, c’est-à-dire qu’elle n’entraîne pas vers un type particulier de métaphysique.
Nous avions déjà signalé le fait que le phénoménalisme duhémien prend sa source dans la pratique du physicien25. Duhem trace ici un résumé parfaitement concis et clair sur la tendance de son esprit physicien : d’abord mécaniste sous l’influence de son professeur de collège Jules Moutier, puis empiriste et inductiviste au cours de ses études à l’École Normale, il finit par devenir phénoménaliste à cause de son souci de cohérence logique et des contraintes salutaires de l’enseignement ; c’est-à-dire par ne plus concevoir la théorie physique comme résultant de considérations métaphysiques ou de la seule vertu de l’expérience, mais comme une théorie abstraite et symbolique ordonnant l’ensemble des phénomènes.
Une précision importante doit maintenant être établie. En effet, Abel Rey met en cause la philosophie scientifique de Duhem, et ce dernier répond en garantissant son système physique des objections du premier, comme s’il confondait physique et philosophie de la physique. Pour Duhem, en réalité, la philosophie scientifique en question n’est pas dissociable de la pratique de cette science : faire de la physique, cela revient à réfléchir sur les méthodes et buts légitimes de la physique, et comment les mettre en application. Il ne suffit donc pas de pratiquer, mais encore de suivre la bonne pratique. La logique de la physique ‒ terme que Duhem emploie, car celui de philosophie lui paraît trop vague ‒ consiste à analyser les procédés propres à cette science par le seul moyen de la méthode positive. Une science sans sa logique ne peut fonctionner, et un scientifique qui ignore la logique de sa discipline est par conséquent incapable d’œuvrer profondément à son progrès. En cette circonstance, si Duhem affirme que son système physique ne conduit à aucun type spécifique de métaphysique26, il entend par là répondre à Abel Rey sur sa philosophie scientifique purement positive et logique, c’est-à-dire son phénoménalisme strict. Il ne faut pas s’en étonner, d’autant qu’Abel Rey n’a fait nulle mention de l’autre aspect de la pensée duhémienne, de la doctrine de la classification naturelle, ce pourquoi Duhem répond sur le terrain interne à la physique, qui est seul concerné27.
Le reproche concernant l’influence qu’ont pu avoir les croyances religieuses de Duhem sur le développement de sa physique, est plus absurde encore, si on considère que les savants chrétiens ne forment aucune sorte d’École avec des vues très arrêtées sur la physique :
N’avions-nous pas connu des chrétiens, aussi sincères qu’éclairés, qui croyaient fermement aux explications mécaniques de l’Univers matériel ? […] Et d’ailleurs, comme pour mieux marquer à quel point notre manière de voir sur ces questions s’inspirait peu de nos croyances, les attaques les plus nombreuses et les plus vives contre cette manière de voir ne sont-elles pas venues de ceux qui professent la même foi religieuse que nous28 ?
Il est vrai que la supposée stratégie de Duhem ne fait pas l’unanimité, loin s’en faut ! Les néo-thomistes sont plus volontiers partisans d’une physique fondée sur la métaphysique, car elle permet au moins une apologétique scientifique. Si l’on trouve la bonne métaphysique, alors il n’y a pas lieu que la physique qui en découle soit détournée par le scientisme. Or, voilà que Duhem constate et déclare l’inefficacité et l’inanité de tels efforts, non pas qu’ils ne puissent défendre le dogme catholique, mais parce qu’ils ne suffisent à fonder une bonne physique. Duhem préfère sauver la saine physique, plutôt que de garantir la religion sur la base d’une physique frelatée et mal comprise ; en cela, il agit avant tout par souci de vérité et de sincérité, et donc en tant que physicien qui connaît son métier. Pour exemple, le troisième congrès scientifique international des catholiques, qui se déroula à Bruxelles du 3 au 8 septembre 1894, où il n’a pas hésité à s’en prendre à certains philosophes et savants catholiques qui jugeaient de la physique tout en en ignorant la méthode et les procédés29 : on peut difficilement faire pire ‒ c’est-à-dire moins efficace ‒ en terme de duplicité.
Finalement, il apparaît que le phénoménalisme garantissant l’autonomie de la physique, chère à Duhem, a essentiellement pour but de la sortir d’un terrain où elle s’enlisait. En la débarrassant de querelles plus philosophiques que scientifiques, mais surtout, en lui donnant un but qu’elle puisse vraiment accomplir et une liberté grosse de fécondité, Duhem agit comme un scientifique qui souhaite voir sa science devenir complète. Lui-même l’avoue au début de La Théorie physique : « Il n’est aucun penseur qui ne souhaite à la science qu’il médite un cours aussi paisible et aussi régulier que celui des Mathématiques30. » Si Duhem avait pu satisfaire son désir de cohérence et de logique dans le mécanisme ou dans l’inductivisme, de telle façon que la physique théorique se serait développée de manière satisfaisante d’un point de vue purement scientifique : alors il n’aurait pas souscrit au phénoménalisme. En dépit des éclaircissements apportés par « Physique de croyant », soutenir, sans quelque argument probant, que Duhem avait un dessein caché qu’il ne voulait révéler ou qu’il ignorait lui-même, c’est manquer, à notre sens, une lecture objective de l’auteur.
II. 1. b. Une histoire des sciences équivoque
Nous avons vu quelques objections à la conception duhémienne de la physique, ayant pour particularité de jeter un certain discrédit sur le phénoménalisme, lequel serait contradictoire, supposant ce qu’il ne devrait pas : à savoir une métaphysique. En ce sens, on a pu reprocher à Duhem d’avoir déployé, consciemment ou non, une stratégie de croyant. Nous avons tenté, en reprenant l’argumentation de Duhem lui-même, d’éclaircir la question et de réfuter ces objections. Du vivant de notre auteur, la même controverse n’a pas eu lieu, à notre connaissance, sur le domaine propre de l’histoire des sciences. Pourtant, parallèlement à la critique de sa physique, ne pourrait-on pas supposer chez Duhem des idées religieuses et métaphysiques qui ont pu influencer sa vision de l’histoire, et donc ses recherches en la matière ? Dans un article intitulé : « L’histoire des sciences selon Duhem, une crypto-théologie de la Providence31 », M. Michel Puech n’hésite pas à avancer une telle supposition. Il ne se contente d’ailleurs pas de répondre par l’affirmative, il va plus loin, il reconnaît une véritable stratégie de croyant qui exige de l’histoire une contribution précise :
Pour accomplir ce programme [l’apologétique duhémienne32], au fil du temps, Duhem se constitue une méthode, systématique et caractéristique.
Les objectifs sont clairs. L’idéologie républicaine et scientiste pense représenter les temps nouveaux, et être issue d’une rupture dans l’histoire, l’apparition de la rationalité scientifique et sa lente conquête de l’univers mental. Pour faire front sur le terrain de l’histoire, il faut préserver l’idée qu’il n’y a pas eu de rupture décisive avec l’apparition de la rationalité scientifique33.
En cette manière de voir, l’histoire des sciences de Duhem n’est qu’un prétexte pour servir la cause de la religion. Ainsi peut s’expliquer le continuisme historique que Duhem défend avec ardeur : il ne sert pas tant la physique en retraçant la longue évolution de la classification naturelle, mais favorise avant tout la religion en faisant primer la tradition sur l’innovation, en montrant tout ce que la science moderne lui doit. Et pour caractériser la méthode historique issue de ce parti pris, M. Puech ajoute :
Selon cette méthode, il y a toujours dans les exposés d’histoire des sciences de Duhem des Bons et des Mauvais. L’histoire des sciences de Duhem n’est pas axiologiquement neutre, et elle n’est pas axiologiquement neutre parce qu’elle crypte une théologie. L’accumulation des documents selon le tableau d’honneur et d’infamie de la Providence va produire maintenant l’effet d’un comique de répétition, qui me paraît avoir une valeur démonstrative très forte34.
Or, puisque l’histoire des sciences de Duhem ne serait pas « axiologiquement neutre », autrement dit qu’elle dépendrait étroitement et se trouverait comme le reflet de ses convictions religieuses, elle ne peut être acceptée de tous : sa méthode n’est pas objective. Bien sûr, l’objectivité en histoire est un idéal vers lequel il faut tendre, sans qu’on le puisse atteindre absolument. Mais cette objectivité, selon M. Puech, Duhem la fuit allégrement, tout en simulant le contraire ; d’où la crypto-théologie inspirant son histoire des sciences.
Malgré l’avertissement préventif de M. Puech : « Je ne caricature pas, je sélectionne et mets en ordre des mécanismes de caricature35. », nous pensons que son article est en grande partie caricatural. Premièrement, parce qu’il fait l’impasse sur le contexte dans lequel Duhem en arrive à s’intéresser activement à l’histoire des sciences. Duhem est physicien ; or l’histoire de la physique, et plus précisément celle des théories physiques, lui offre la connaissance requise pour parfaire son métier de physicien. D’une part, cela justifie sa philosophie de la science ‒ phénoménalisme et classification naturelle ‒, de l’autre, elle lui permet de développer concrètement sa théorie physique ‒ l’énergétique ‒, par la justification des hypothèses introduites. Mais le point fondamental que ne mentionne pas M. Puech, et qui bannit toute préméditation dans l’œuvre historique de Duhem, est le suivant : en remontant petit à petit l’histoire, motivé par ses recherches physiques, Duhem ne s’attendait pas à déborder le XVIIᵉ siècle36 ; lui-même croyait alors que le Moyen Âge ne représentait qu’une période obscure scientifiquement et pour cela dénuée d’intérêt ; c’est en 1903, au cours de ses prospections pour son ouvrage Les origines de la statique, qu’il fait la découverte de Jordanus de Némore, et, partant, qu’il s’attachera à révéler et réévaluer la science médiévale37.
Secondement, le souci dont fait preuve Duhem, qui est de toujours citer ses sources, devient pour M. Puech, en un certains sens, un complexe et une obsession38 :
Le problème de Duhem n’est pas la continuité entre A et B, problème historique et scientifique, mais le tri crypto-théologique des Bons et des Mauvais. Influence et continuité pour les uns, plagiat et conspiration pour les autres, selon le principe que nous suspections : ce qui est à moi est à moi, et ce qui est à toi est aussi à moi39.
Duhem accuserait ainsi de plagiaire ceux qu’il n’aime pas, sans qu’il n’ait pour cela d’autre fondement que son animadversion. Il est facile pour lui, par conséquent, de faire remonter le fleuve de la science selon les voies qui ont son approbation. De même, lorsque Duhem critique tel ou tel auteur, cela signifie pour M. Puech, son rejet le plus total. Or cela est faux : comme si Duhem ne pouvait admirer l’œuvre scientifique40 de Descartes ‒ que M. Puech classe parmi les mauvais41 ‒, parce qu’il n’accepte pas sa manière philosophique de concevoir la physique ! Mais si Duhem était tant aveuglé par son catholicisme et son nationalisme en histoire, n’aurait-il pas agit également avec ses contemporains ? Pourquoi, en effet, entreprendre un tri idéologique dans l’histoire de la physique, et ne pas l’appliquer dans l’élaboration de sa propre œuvre scientifique ? À ce que l’on sache, une grande partie des savants qui ont inspirés Duhem, tant en science qu’en philosophie, Robert Mayer, William Rankine, Ernst Mach, Gustav Kirchhoff, Hermann von Helmholtz, et Josiah Gibbs, ne sont certainement pas Français, ni ne correspondent à des portraits catholiques remarquées.
Enfin, on pourrait sans trop forcer, résumer l’article de M. Puech par le syllogisme suivant : Duhem est catholique ; les grandes figures de la science médiévale qu’il sort de l’oubli sont catholiques : il a donc sélectionné ce qui allait dans le sens de son stratagème crypto-théologique. Pour soutenir que Duhem, du fait de ses convictions religieuses, n’a pu faire la part des choses, et qu’il a conséquemment apposé son prisme idéologique sur la réalité, il ne faut pas se contenter de le suggérer, comme le fait M. Puech, mais il convient de le prouver dans le détail. Certes, il est possible de déformer la réalité, d’autant qu’en histoire la vérification n’est pas aisée, il est donc légitime de craindre de telles tentatives ; s’il s’agit alors d’un homme qui entreprend de la plier selon toutes ses envies, en prenant soin de garder l’apparence du sérieux, il faut de toute nécessité répliquer en historien, et non baser sa réponse sur une supposition contestable.
Du reste, Duhem savait pertinemment qu’il ne sert de rien d’élever des tentatives qui finissent par s’écrouler, l’histoire des théories physiques a gravé en son esprit un tel enseignement, s’il n’était déjà présent. Dans cette optique, comment pouvait-il consacrer sa vie à l’édification de deux monuments ‒ la physique énergétiste et une histoire cosmologique inédite ‒ sans nul souci de la vérité ? D’ailleurs, pourquoi eût-il cru travailler à l’avantage de la religion s’il ne travaillait pas en même temps en faveur de la vérité ‒ la plus objective possible ? Une fameuse citation de Bossuet enseigne ceci : « Le plus grand dérèglement de l’esprit, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient, et non parce qu’on a vu qu’elles sont en effet. » En tant que chrétien sincère, et grand lecteur de Pascal ‒ lequel assurément ne désavouerait pas telle pensée ‒, Duhem ne pouvait qu’appliquer scrupuleusement cet enseignement à l’étude de l’histoire des sciences. Cela étant dit, quoique nous ne pensons pas que Duhem ait écrit une « contre-histoire des sciences42 », rien n’empêche que sur des questions s’avérant cruciales, un historien bien au fait ait des choses à redire, car nul n’est à l’abri de l’erreur.
II. 2. L’apologétique duhémienne
II. 2. a. Apologétique négative
Nous avons été conduit à exempter Duhem d’une stratégie de croyant qui se situerait en amont de son œuvre ‒ scientifique et historique ‒, et l’aurait préalablement incliné à certaines conclusions plutôt que d’autres. Toutefois, il ne convient pas de céder sans raison à l’extrême opposé, et d’affirmer que l’entreprise duhémienne est affranchie de toute influence exercée par son catholicisme. Ainsi, nous allons voir en quel sens une telle influence se peut reconnaître.
Le phénoménalisme que professe Duhem a pour but de rendre la physique autonome de la métaphysique, ce afin qu’elle puisse dépasser les conflits philosophiques, être acceptée universellement, et se développer merveilleusement selon que tous y contribuent en une même direction. Le moyen pour ce faire est la séparation entre la physique et la métaphysique. Une conséquence que Duhem a nettement perçue, c’est qu’aucun système métaphysique n’est apte à contredire ou justifier des hypothèses en physique, ni donc de lui imposer une direction privilégiée. Le physicien est libre dans son domaine et ses recherches ne dépendent que de la méthode positive. Or, à cette conséquence s’ajoute un corollaire dont Duhem n’a pas moins tiré parti ; si le phénoménalisme se veut uniquement positif, et découle essentiellement des préoccupations du physicien soucieux de sa science : « En résulte-t-il que le croyant n’ait aucun compte à tenir de cette critique de la science physique, que les résultats auxquels elle conduit soient, pour lui, sans aucun intérêt43 ? » Manifestement non, puisque si la métaphysique ne peut rien commander en physique, l’inverse vaut également. Duhem peut alors écrire que « le système que nous avons exposé fait disparaître les prétendues objections que la théorie physique dresserait à l’encontre de la Métaphysique spiritualiste et du Dogme catholique44 ». En effet, qu’est-ce qu’un dogme religieux sinon « un jugement qui porte sur une réalité objective45 » ? Or, un principe de physique théorique « n’est ni vrai ni faux46 » à proprement parler, il prétend seulement représenter au mieux un ensemble de phénomènes et de lois expérimentales. Dès lors, « il ne saurait y avoir ni accord ni désaccord47 » entre les propositions énoncées par une théorie physique et celles proposées par la métaphysique ou la théologie.
Quelques-uns pourraient s’offusquer, et alléguer que le phénoménalisme de Duhem a bien une portée métaphysique ou religieuse, en ce qu’il protège la religion des attaques de la science. Mais cela vient de ce qu’ils n’envisagent pas la totalité du problème, que Duhem expose en ces termes :
Physique de croyant que cette Physique-là, dira-t-on, puisque, si radicalement, elle dénie toute valeur aux objections tirées de la théorie contre la Métaphysique spiritualiste et contre la Foi catholique ! — Mais, tout aussi justement, Physique d’incroyant, car elle ne fait ni moins bonne, ni moins rigoureuse justice des arguments que l’on s’essayerait à déduire de la théorie en faveur de la Métaphysique ou du Dogme48.
Ainsi, la physique de Duhem acquiert une véritable neutralité. Ni croyants ni incroyants n’ont à s’inquiéter des répercutions et interprétations métaphysiques de leurs travaux, et qui pourraient les diviser. Il semble bien que toute possibilité d’une apologétique scientifique soit de facto réduite à néant49. Cependant, lorsque Duhem affirme l’impossibilité d’une apologétique scientifique, il entend par là une apologétique positive ou constructive, qui tente de fonder sur la science certaines vérités de foi. En effet, force est de reconnaître que le phénoménalisme duhémien est apologétique en un sens négatif, car il fait évanouir la critique scientiste envers la religion. S’il y a bien une influence des convictions catholiques de Duhem sur son œuvre, on en peut assurément trouver la marque dans l’intérêt qu’il tire de son phénoménalisme. Ce n’est pas que l’apologétique soit son dessein principal, mais une telle conséquence, profitable à la religion, qui s’offre à lui : il ne pouvait pas ne pas l’appuyer, ni en dégager l’avantage essentiel. Duhem, en catholique, prend donc en compte ce résultat, le développe, et l’intègre très volontiers à sa pensée, car il voit bien ce qu’il peut en tirer. À cette fin, il montre par un exemple que les principes de la physique ne concernent en rien le problème du libre-arbitre. Et Duhem s’accommode d’autant mieux du corollaire immédiat, à savoir l’impuissance pour la religion de se servir des théories physiques en sa faveur, qu’il sait pertinemment que la physique évolue sans cesse, et de ce fait, que seule une apologétique ruineuse pourrait être bâtie sur un sol mouvant. À ce sujet, il donne un nouvel exemple pour étayer ses dires, illustrant l’incompétence de la science quand il s’agit de disputer sur la fin du monde ‒ ou problème eschatologique ‒, qui par ailleurs est un dogme du Christianisme.
La restriction que notre savant impose à la science, en l’empêchant de nuire à la métaphysique ou à la religion, ne manque pas de faire écho à la situation de l’époque, où la guerre doctrinale retentissait dans les esprits, divisant les camps entre catholiques et scientistes, cléricalistes et anti-cléricalistes, royalistes et républicains50. Pierre Humbert, un disciple et biographe de Duhem, a écrit du savant qu’il était un « de ces champions de l’antiscientisme51 ». Il est vrai que Duhem lui-même a fait mention, non sans dédain, de la lutte menée avec ardeur par le scientisme :
Il est de mode, depuis un certain temps, d’opposer les unes aux autres les grandes théories de la Physique et les doctrines fondamentales sur lesquelles reposent la philosophie spiritualiste et la foi catholique ; on espère bien voir ces doctrines s’écrouler sous les coups de bélier des systèmes scientifiques52.
Pour lui, ces attaques ineptes et répétées proviennent en réalité d’une méconnaissance de ce qu’est véritablement la science : « Assurément, ces luttes de la Science contre la Foi passionnent surtout ceux qui connaissent fort mal les enseignements de la Science et point du tout les dogmes de la Foi53. » Néanmoins, si Duhem s’oppose au scientisme parce que ce dernier est une caricature de la science, comment le phénoménalisme s’en démarque-t-il ?
La conception de la science que conteste naturellement le phénoménalisme duhémien se trouve être le réalisme scientifique et méthodologique. En ce réalisme, il est possible de distinguer deux catégories : la première fait découler la physique de la métaphysique, attribuant de ce fait à celle-ci des conséquences métaphysiques ‒ c’est le cas de l’atomisme et du mécanisme que Duhem fustige ‒ ; la seconde, sans assujettir la physique à la métaphysique, élève des prétentions métaphysiques sur la base de lois tirées exclusivement de l’expérience et expliquant alors la nature ‒ c’est le cas de l’inductivisme que Duhem ne critique pas moins. Qu’il se décline suivant l’un ou l’autre système, le réalisme entraîne une confusion des méthodes physique et métaphysique, et donc une méprise au sujet de l’articulation des deux domaines concernés. Par ailleurs, le positivisme radical qui nie résolument un lien ou une articulation quelconque entre physique et métaphysique ‒ et pour cause, les propositions métaphysiques n’ont à l’égard de cette doctrine aucun sens, il ne peut y avoir de connaissance métaphysique ‒ est aussi éloigné du phénoménalisme duhémien. Celui-ci se trouve comme à l’entre-deux, et évite de tomber dans l’excès du réalisme scientifique et du positivisme radical, en refusant à la fois l’un et l’autre. La philosophie de la science de Duhem tient du positivisme ‒ puisqu’elle délimite un domaine précis et légitime pour la physique ‒, mais d’un positivisme borné au terrain de la physique, et qui ne prétend pas s’imposer comme hégémonie vis-à-vis de toute connaissance : il ne dit rien sur la métaphysique. De même, cette philosophie, par la doctrine de la classification naturelle, n’abandonne pas toutes les espérances du réalisme scientifique ‒ telles l’unité de la science et le rapport au réel ‒, mais elle y parvient par des moyens essentiellement différents, par une méthode métaphysique. C’est vraiment dans son rapport à la fois indifférent et ouvert à la métaphysique que le phénoménalisme duhémien s’affirme comme une doctrine anti-scientiste. Suivant notre interprétation de la pensée de Duhem, le scientisme est en réalité bicéphale ; ou pour le dire autrement, le réalisme est la face d’une médaille dont le positivisme est le revers. Tous deux alimentent le scientisme en ce qu’ils constituent une dérive de la science, laquelle outrepasse son domaine propre. Selon une analyse pascalienne54, on pourrait dire que le réalisme scientifique incline au ridicule de la science ‒ et aussi à sa faillite55 ‒ par ses prétentions obtuses et abusives à l’explication du monde ; le positivisme, quant à lui, produit la tyrannie de la science par la suppression de la métaphysique et de la recherche du sens, toutefois, comme l’humanité ne peut réprimer ses aspirations, c’est la science qui finalement s’arroge la place du souverain déchu, et devient sa propre métaphysique : détruisant pour mieux s’approprier !
La critique du scientisme chez Duhem, qui accompagne la défense du phénoménalisme, ne laisse pas d’être apologétique. Dans sa lettre au Père Bulliot, Duhem indique les reproches que l’on pourrait établir, du point de vue de la logique, contre la religion ; et de manière générale, l’antagonisme entre la méthode scientifique et la méthode religieuse56. Il y vise particulièrement le positivisme. En distinguant les méthodes physique et métaphysique, le phénoménalisme constate bien l’unité de la raison humaine, quoique les moyens varient afin de parvenir à des objets différents57. Par l’analyse de ces méthodes, Duhem se rend compte du fait que la science n’est pas uniquement démonstrative, et qu’elle n’est pas mieux fondée que la religion, car le sens commun leur sert à tous deux de socle :
À force de réfléchir à ces difficultés [notamment à l’objection selon laquelle certaines croyances philosophiques et religieuses reposent sur des principes non justifiés], je me suis aperçu qu’on en pouvait dire autant de toutes les sciences, de celles qu’on regarde comme les plus rigoureuses, la Physique, la Mécanique, voire la Géométrie. Les fondations de chacun de ces édifices sont formées de notions que l’on a la prétention de comprendre, bien qu’on ne puisse les définir, de principes dont on se tient pour assuré, bien qu’on n’en ait aucune démonstration. Ces notions, ces principes, sont formés par le bon sens. Sans cette base du bon sens, nullement scientifique, aucune science ne pourrait tenir ; toute sa solidité vient de là58.
L’épistémologie duhémienne permet de soutenir l’équilibre entre la science et la foi ; tandis que le phénoménalisme les immunise réciproquement en interdisant tout débordement, le bon sens ‒ qui est en l’occurrence le sens commun ‒ vient assurer une commune légitimité des méthodes physique et métaphysique.
Ainsi, Duhem rétablit sur le même pied science et foi dans l’ordre de la connaissance ; et si sa philosophie de la science interdit de les mêler dans une même activité, ce n’est pas que l’une est sérieuse et l’autre point, ni qu’elles soient absolument incompatibles : mais il se fait que leur but et leurs moyens ne se rencontrent pas ‒ quoique tout doit converger, physique et métaphysique, science et foi, vers une même vérité, selon la doctrine de la classification naturelle.
II. 2. b. Apologétique historique
Nous avons dit que si l’influence des convictions catholiques de Duhem n’a pas déterminé son phénoménalisme, celui-ci n’hésite pourtant pas à pousser au bout les conséquences qui servent une apologétique, certes négative, mais d’autant plus efficace qu’elle tire son origine d’une analyse positive ‒ et donc indiscutable pour le scientifique. Il en est à peu près de même pour le pendant de la physique, à savoir l’histoire de la physique et des doctrines cosmologiques. Duhem n’a pas pu incliner les faits en faveur d’un plan médité d’avance, car il ne pouvait en connaître la clef de voûte qu’il ne découvrira que plus tard, et petit à petit : une science médiévale florissante. En revanche, puisque tous les commentateurs semblent unanimes à relever des considérations apologétiques dans l’œuvre historique de Duhem, il nous faut être attentif, et ne pas lui dénier à priori une telle portée. Nous allons voir que Duhem a saisi l’occasion à chaque fois qu’elle se présentait, et pour autant que cela n’outrepassait pas son sujet de travail ‒ l’histoire des doctrines cosmologiques ‒, de défendre la religion contre quelques constantes de la critique, et même de la magnifier quand il le put. On pourra constater que l’histoire des sciences chez Duhem procède selon deux mouvements distincts, l’un contribuant à l’apologétique négative, et l’autre faisant preuve d’une apologétique vraiment constructive, ou positive.
Duhem n’ignore pas que dans l’histoire communément enseignée, le rôle de l’Église est celui d’oppresseur de la science, et que la période du Moyen Âge, où celui-ci fut dominant, est présentée comme un recul scientifique vis-à-vis de l’héritage grecque redécouvert à la Renaissance59. Dans l’optique de trouver une tradition à son phénoménalisme, Duhem est amené à réviser le procès de Galilée ‒ emblème du conflit entre l’Église et la science ‒ au cours des dernières pages, très controversées, de son ouvrage intitulé Sauver les phénomènes. Il en tire une réhabilitation du rôle que l’Église a joué dans ce procès, étant donné que la logique scientifique, selon la conception de Duhem, fut de celle-ci, notamment en les personnes d’Osiander, du cardinal Bellarmin et du Pape Urbain VIII, tandis que le réalisme prétentieux de Galilée, qui l’amena sur le terrain de la métaphysique et de la théologie, était bel et bien erroné. Bellarmin soutenait un phénoménalisme très proche de celui de Duhem, recommandant aux astronomes d’avancer leurs principes seulement à titre d’hypothèses ; en cela il ne fait montre d’aucun fanatisme religieux :
Si l’on avait une démonstration certaine que le Soleil se tient au centre du Monde, que la Terre est au troisième ciel, que ce n’est pas le Soleil qui tourne autour de la Terre, mais la Terre qui tourne autour du Soleil, alors, il faudrait procéder avec beaucoup de circonspection en l’explication de l’Écriture… Mais qu’une telle démonstration existe, je ne le croirai pas tant qu’on ne me l’aura pas montrée. Autre chose est de prouver que l’on sauve les apparences en supposant que le Soleil est au centre du Monde et que la Terre est dans le Ciel, autre chose est de démontrer qu’en vérité le Soleil est au centre du Monde et la Terre dans le Ciel60.
Mais le raisonnement de Galilée, nous dit Duhem, se compose à l’instar d’une expérience cruciale : puisque le système de Ptolémée ne suffit pas à rendre compte des phénomènes observés, et que celui de Copernic y arrive bien mieux, le second ne peut qu’être le bon, car « deux vérités ne se peuvent contredire61 ». Dans une conversation avec Galilée, le futur Pape Urbain VIII lui tint ce discours :
Si Dieu a su et pu disposer toutes choses autrement que vous ne l’avez imaginé, et cela de telle manière que tous les effets énumérés fussent cependant sauvés, il ne nous faut point réduire la Puissance et la Sagesse divines à ce système que vous avez conçu62.
On comprend par là que la condamnation de Galilée ne fut pas prescrite à l’encontre de la science, mais qu’elle était de nature théologique. D’après Duhem, ce n’est pas le système copernicien en lui-même qui gênait l’Église ‒ la réforme grégorienne du calendrier s’est en effet basée sur celui-ci ‒, mais la prétention métaphysique illégitime d’y réduire la Puissance de Dieu même ! Du reste, Duhem ne va pas jusqu’à devenir injuste envers Galilée, quand bien même il démythifie le personnage dont on a fait le père de la science moderne63. Si, par leur réalisme, les Képler et Galilée avaient tort du point de vue de la logique, cela ne leur a pas empêché d’être féconds, en préparant le terrain à Newton ; notamment car ils ont beaucoup contribué à faire franchir à la science la séparation entre les domaines céleste et terrestre. En exigeant des théories astronomiques qu’elles se fondassent sur l’enseignement de la physique ‒ laquelle n’était pas encore bien distinguée de la cosmologie, c’est-à-dire de la métaphysique ‒, « ils croyaient renouveler Aristote ; ils préparaient Newton64 » : ils ont eu raison quant au domaine qui leur tient d’apanage, autrement dit en physique, au sens moderne du mot, et se sont fourvoyés dès qu’ils arguèrent d’une compétence en métaphysique. C’est tout le paradoxe du réalisme scientifique, qui, selon l’analyse de Duhem, malgré ses vaines prétentions explicatives, contribue à l’avancée de la classification naturelle par le versant purement représentatif de son travail.
L’influence des condamnations de 1277 par Étienne Tempier, que Duhem détaille surtout dans son Système du monde65, constitue véritablement pour lui un rôle positif majeur que l’Église eut à l’égard de la science. Mais avant de parvenir à cette date, un long travail de sape fut nécessaire. En effet, Duhem voit dans le Christianisme la ruine de l’aristotélisme fondé sur une théologie païenne, laquelle croit en la divinité des astres et à l’incorruptibilité des cieux. De plus, le système d’Aristote affirme l’éternité du monde et soumet la sphère sublunaire à la sphère céleste par une nécessité pouvant aller jusqu’à nier l’existence du libre-arbitre, d’où le fatalisme d’un Averroès ; en sorte qu’il s’oppose à certains dogmes élémentaires des religions. De ce fait, la théologie et l’astronomie ptoléméenne se trouvèrent alliées dans leur lutte contre le péripatétisme :
Lorsqu’elle condamnait les affirmations hérétiques du système péripatéticien, la Théologie des trois religions monothéistes ouvrait des brèches dans la solide muraille de ce système ; en ces brèches, la Science expérimentale [à l’époque, l’astronomie] trouvait un passage qu’elle élargissait au point qu’il permît sa libre expansion ; c’est pourquoi l’historien comprendrait imparfaitement l’essor que la Science, libérée de l’Aristotélisme, a pris au Moyen Âge, s’il ne rappelait les coups de bélier dont la Théologie a secoué les murs de la prison66.
La philosophie des Saint Thomas d’Aquin et Saint Bonaventure contribuait déjà à démanteler l’aristotélisme en établissant le distinguo sur ce qui se pouvait concilier ou non avec la foi chrétienne. Puisque les doctrines cosmologiques du péripatétisme et du néo-platonisme amènent à des conclusions métaphysiques mettant en danger la foi chrétienne ; comme celle de l’unité de l’intellect humain, professant que les âmes humaines après leur mort se fondent en une unique intelligence appartenant à la hiérarchie des intelligences célestes ; la théologie chrétienne a dû s’attaquer à l’ensemble de ces systèmes, dès lors il fallut une « révolution théologique67 » pour accomplir une révolution cosmologique nécessaire au développement de la science moderne :
Pour sauver, donc, le dogme de la création et la croyance en la survie personnelle de l’âme humaine, elle [l’Église catholique] allait saper des doctrines astronomiques et physiques que les précurseurs de Copernic s’empresseraient de faire crouler. Voilà pourquoi nous ne comprendrions rien à l’avènement des idées qui devaient placer la Terre au rang des planètes si nous ignorions comment l’Église catholique a lutté contre les Métaphysiques et les Théologies léguées à l’Islam par l’Antiquité hellénique68.
Ainsi, alors que des contemporains de Saint Thomas d’Aquin, tel Siger de Brabant, persistent à enseigner la plus pure doctrine d’Aristote, deux condamnations successives, en 1270 puis en 1277, sont promulguées par Étienne Tempier, l’Évêque de Paris. Duhem retient particulièrement deux articles :
49 [66]69. Dieu ne pourrait donner au ciel un mouvement de translation pour cette raison que le ciel, mû de la sorte, laisserait le vide derrière lui.
34 [27]. La Cause première ne pourrait créer plusieurs mondes70.
Or, notre auteur soutient que ces deux articles incriminés ont eu une influence considérable sur le développement de nouvelles théories du lieu, du mouvement et du temps, et sur la possibilité du vide. S’il y revient souvent au cours de son Système du monde, c’est bien parce que son intérêt premier se porte sur la façon dont a pu se constituer progressivement la mécanique moderne. Selon Duhem, si le cours du XIIIᵉ siècle a commencé à défaire l’œuvre d’Aristote, en s’en prenant d’abord à sa métaphysique, les condamnations marquent vraiment une rupture, et le moment où l’on entreprit sérieusement de dépasser Aristote ; tout ceci permit au XIVᵉ siècle de bâtir un nouvel édifice, une nouvelle physique qui n’était point celle du Stagirite :
Étienne Tempier et son conseil, en frappant ces propositions [voir ci-dessus] d’anathème, déclaraient que pour être soumis à l’enseignement de l’Église, pour ne pas imposer d’entraves à la toute puissance de Dieu, il fallait rejeter la Physique péripatéticienne. Par là, ils réclamaient implicitement la création d’une Physique nouvelle que la raison des chrétiens pût accepter. Cette Physique nouvelle, nous verrons que l’Université de Paris, au XIVᵉ siècle, s’est efforcée de la construire et qu’en cette tentative, elle a posé les fondements de la Science moderne ; celle-ci naquit, peut-on dire, le 7 mars 1277, du décret porté par Monseigneur Étienne Tempier, Évêque de Paris ; l’un des principaux objets du présent ouvrage sera de justifier cette assertion71.
Ici, Duhem nous expose très clairement son apologétique : bien loin que l’Église ne s’opposa aux débuts de la science moderne, c’est elle qui en prépara les conditions nécessaires et par conséquent, en permit l’émergence. La date de 1277 est pour lui un point majeur de l’histoire des sciences, il confirmera ailleurs qu’il s’agit même de « l’acte de naissance de la Physique moderne72 ».
Pour Duhem, l’apologétique ne se limite pas à ces considérations. En effet, la science moderne n’est pas seulement redevable à l’influence qu’a pu exercer de manière indirecte l’Église ‒ par la destruction des obstacles à son développement ‒ ; mais à travers ses membres, celle-ci a donné une impulsion vraiment positive dont les scientifiques modernes se sont fait les continuateurs. Notre objet n’est pas ici d’énumérer la longue suite d’auteurs que Duhem a ramenée dans la mémoire historique. Mais le protagoniste principal et incontournable de cette fresque, c’est assurément le maître ès-arts Jean Buridan, dont les disciples, Nicole Oresme et Albert de Saxe, ne sont pas moins glorieux. Le premier fait qui permet d’expliquer la place que tient Buridan dans Le Système du monde, est celui qui attribue à ce dernier le développement de la théorie de l’impetus. Selon Duhem, cette théorie de l’impetus est grosse de la Mécanique moderne, de Copernic à Newton, en passant par Galilée :
La Mécanique de Galilée, c’est, peut-on dire, la forme adulte d’une science vivante dont la Mécanique de Buridan était la larve. C’est assez dire quelle attention l’historien de la Cosmologie doit accorder à la théorie de l’impetus enseignée par le vieux maître parisien73.
La théorie de l’impetus condamne radicalement la théorie aristotélicienne du mouvement, et annonce déjà les concepts de force vive et de quantité de mouvement74 ; de plus, en s’appliquant en même temps aux objets célestes et aux mobiles terrestres, l’impetus permet la réunification des deux sphères du monde :
Or Jean Buridan a l’incroyable audace de dire : Les mouvements des Cieux sont soumis aux mêmes lois que les mouvements des choses d’ici-bas ; la cause qui entretient les révolutions des orbes célestes est aussi celle qui maintient la meule du forgeron ; il y a une Mécanique unique par laquelle sont régies toutes les choses créées, l’orbe du Soleil comme le toton qu’un enfant fait tourner75.
Cette mécanique universelle ne parviendra à maturité qu’avec l’apport de Newton, mais on ne saurait en comprendre l’origine sans remonter à Buridan qui en avait « semé la graine76 ». Duhem insiste donc pour faire de ces grands savants du XVIIᵉ siècle, que la coutume avait institués créateurs ‒ créateurs d’une science moderne qui jaillit ex nihilo et déjà épanouie ‒, des continuateurs d’une maturation séculaire et non artificielle de cette science moderne : « Et le jour où cette graine fut semée est, peut-on dire, celui où naquit la Science moderne77. »
Le second fait, est que Buridan professe une philosophie très proche du phénoménalisme duhémien ; car celle-ci ne possède effectivement aucune prétention explicative, mais tente de résumer au mieux, par des lois issues de l’expérience, un certain ensemble de phénomènes dûment constatés :
Avec une grande netteté, avec une grande précision, Buridan nous a décrit sa méthode philosophique. Elle se reconnaît, en Métaphysique, incapable de donner des démonstrations qui concluent d’une manière irréfutable ; […] Elle se reconnaît, en Physique, impuissante à découvrir a priori les causes des effets que nous observons ; elle se bornera donc à procéder a posteriori, à établir par induction des lois d’origine expérimentale, à combiner des hypothèses dont nous nous déclarerons satisfaits lorsqu’elles auront, les plus simplement possible, sauvé toutes les apparences78.
Que la pensée scientifique de l’un des plus grands savants du Moyen Âge et fondateur de la physique parisienne se trouve être comme l’ancêtre, non seulement de la science moderne, mais aussi de la philosophie de la science chère à Duhem, on comprend quelle aubaine cela fut pour lui ! Certes, la conception qu’a Buridan de la physique n’est pas aussi radicale que le phénoménalisme duhémien ; sa physique n’est pas encore entièrement autonome et à part de la métaphysique. En outre, il faut bien voir que la physique de l’époque demeurait encore principalement qualitative : point de théorie physique au sens de physique mathématique, et telle que Duhem la concevra. Nous pensons pourtant que Duhem y voit une tradition à laquelle se rattacher et justifiant sa propre position :
Ce Positivisme [la philosophie de Buridan] ne sera pas seulement pratiqué par Buridan ; il le sera aussi par ses disciples, par Albert de Saxe, par Témon le fils du Juif, par Nicole Oresme, par Marsile d’Inghen ; ce sont ces hommes, qui vont créer la Physique parisienne, première ébauche de la Science moderne, et c’est par cette méthode qu’ils la créeront79.
Ainsi, Duhem a toute légitimité de reprendre à son compte cette méthode, qui a donné aux premiers pas de la science moderne la direction qui devait lui assurer un progrès durable et universel. Lui-même, en complétant et améliorant ladite méthode, pouvait croire qu’en fondant sur elle son énergétique, il travaillait assurément au progrès de la science.
Au vu d’un tel résumé, on pourrait émettre des doutes légitimes quant au lien supposé entre les condamnations de 1277 et le développement de la physique parisienne du XIVᵉ siècle. Étayer l’influence qu’ont pu exercer ces condamnations ‒ et donc l’Église ‒ sur les débats scientifiques et les débuts de la science moderne, cela est affaire d’historien. Toutefois, Duhem nous montre que Buridan lui-même a tenu compte des condamnations de 1277, et spécialement de l’article 49 au sujet de la théorie du lieu et du mouvement local80 : « Nous voyons que Buridan, au sujet du problème qui nous occupe, accorde plein crédit à la décision d’Étienne Tempier81. » De plus, même si les philosophes ne s’appuient pas forcément sur lesdites condamnations, le dogme de la toute-puissance divine est régulièrement en usage au cours de leurs raisonnements et argumentations :
Si les Scotistes, si, après les Scotistes, Jean Buridan et Albert de Saxe reprennent la théorie du mouvement de Damascius et de Simplicius pour l’opposer à la théorie d’Aristote et d’Averroès, c’est uniquement parce que les décisions dogmatiques de l’autorité ecclésiastique les y contraignent, c’est parce qu’ils veulent admettre les « cas divins82 ».
Ces « cas divins » obligent les scolastiques à définir une nouvelle physique qui ne limite plus la puissance de Dieu ; or, tel est précisément le but que l’on perçoit à travers les condamnations d’Étienne Tempier. En prenant compte de ces « cas divins », en développant une physique qui puisse composer avec la Puissance de Dieu, « les maîtres parisiens, écrit Duhem, auront préparé une théorie du mouvement capable de s’accorder avec la Dynamique de Newton83 ».
L’apologétique historique de Duhem se double aussi d’un aspect plus psychologique. En effet, le scientisme irréligieux que Duhem décrit dans sa lettre au Père Bulliot84 prétend établir une incompatibilité foncière, un antagonisme radical entre l’esprit scientifique et l’esprit religieux. Il existe un terme caractéristique et révélateur de ce mode de pensée, celui d’esprit fort : « Personne qui croit faire preuve de force d’esprit en se situant au-dessus des croyances religieuses85. » En clair, un esprit religieux est un esprit faible, pris au piège dans une pensée irrationnelle, un esprit tel que ne pourrait le posséder un grand savant. Et si on constate d’aventure quelque scientifique croyant, alors on arguera du fait qu’il n’est pas, ou un bon scientifique, ou un bon croyant. Par l’étude historique qu’a menée Duhem, ce raisonnement se trouve renversé. Les savants qu’il a découverts être à l’origine de la science moderne sont des croyants sincères et chrétiens qui vécurent « en des temps où l’orthodoxie catholique de la Sorbonne était proverbiale86 ». Nicole Oresme, par exemple, fut Évêque de Lisieux, et en tant que précurseur à la fois de Copernic, Galilée et Descartes, il devançait d’environ deux siècles certaines découvertes :
Non seulement Nicole Oresme a devancé Copernic en soutenant contre la Physique péripatéticienne la possibilité du mouvement diurne de la Terre ; non seulement il a précédé Descartes en faisant usage de représentations géométriques obtenues à l’aide de coordonnées rectangulaires à deux ou à trois dimensions, et en établissant l’équation de la ligne droite ; il a encore fait ou précisé une découverte que l’on attribue communément à Galilée ; il a reconnu la loi suivant laquelle croît, avec le temps, la longueur parcourue par un mobile qu’entraîne un mouvement uniformément varié87.
Duhem, sans affirmer qu’un esprit scientifique est forcément religieux, soutient en revanche une compatibilité naturelle entre ces deux esprits, et que les méditations du croyant ont une influence positive sur sa pénétration de la science : « Aux temps où les hommes étaient soucieux avant tout du royaume de Dieu et de sa justice, Dieu leur accordait par surcroît les pensées les plus profondes et les plus fécondes sur les choses d’ici-bas88. » Or, à l’inverse ‒ et c’est ce que semble indiquer l’opinion de Duhem quant à la Renaissance ‒ si l’homme en vient à mépriser les biens célestes ou Dieu Lui-même, alors il est voué, tôt ou tard, à se méprendre dans ses jugements au sujet de la science : en sorte que le mépris entraîne la méprise.
Ce que notre auteur a retenu des savants du Moyen Âge, à propos de l’harmonie entre leur science et leur foi, Jean-François Stoffel a très bien dit que l’on pouvait retenir de Duhem, les mêmes leçons :
Pour les scientistes, il y a donc une incompatibilité totale entre l’esprit scientifique et l’esprit religieux. Aussi, s’ils étaient bien forcés de reconnaître l’existence de savants catholiques, c’était aussitôt pour douter soit de leur véritable valeur scientifique, soit de la profondeur et de la sincérité de leur foi religieuse. […] Dans ce contexte, l’œuvre proprement scientifique de Duhem, qui n’a, pour nous, plus aucune valeur apologétique, en avait une à cette époque, dans la mesure où ce simple fait d’être, en même temps, un grand savant et un grand catholique constituait déjà une première réfutation de cette prétendue incompatibilité89.
Nous ajouterions simplement, selon notre opinion, que le fait que Duhem soit à la fois un grand savant et un grand catholique, n’a, encore de nos jours, perdu aucune valeur apologétique, et qu’il est et sera toujours bon de le savoir.
II. 2. c. Apologétique métaphysique
Nous avons observé en quoi consiste l’apologétique historique de Duhem, et bien qu’il semble en avoir déjà fait beaucoup en cette discipline, il existe, selon nous, encore un autre type d’apologétique dont Duhem fait montre, une apologétique proprement métaphysique. Mais avant de l’aborder pleinement, il nous faut clarifier un point. En répondant à Abel Rey, Duhem se défend qu’une quelconque idée métaphysique marque l’origine ou l’issue de son système ; il précise bien son caractère exclusivement positif :
Conduite par la méthode positive telle que la pratique le physicien, notre interprétation du sens et de la portée des théories n’a subi aucune influence ni des opinions métaphysiques, ni des croyances religieuses ; en aucune manière, cette interprétation n’est la philosophie scientifique d’un croyant ; l’incroyant en peut admettre tous les termes90.
Or, qu’entend Duhem par philosophie scientifique, si ce n’est qu’il reprend la terminologie d’Abel Rey, laquelle caractérise son phénoménalisme. Jusque-là, nulle mention de la classification naturelle ; et nous allons voir qu’on doit consentir aux dires de Duhem seulement en un sens restreint du terme philosophie scientifique, ou philosophie de la science.
Nous avons expliqué que le phénoménalisme duhémien n’est en rien anti-métaphysique, au contraire d’un positivisme étroit et trop commun, en sorte qu’il correspond plutôt à un positivisme intelligent et mesuré, qui discerne son domaine de compétence la physique et s’y cantonne fidèlement. Néanmoins, une telle position ne suffirait pas à définir la conception de la science chez Duhem ; si le phénoménalisme daigne accorder une place libre à la métaphysique, aussitôt, c’est pour que Duhem y installe et développe un aspect de sa pensée. M. Awesso, que nous avons cité au chapitre II.1.a., a reconnu la part de métaphysique dans l’œuvre de notre auteur : « Et pourtant, l’idée duhémienne de la classification naturelle et le ‘‘réalisme émergent’’ qui en est sous-jacent aboutissent à une philosophie de la nature91. » Ce terme de philosophie de la nature est employé par M. Awesso pour désigner « une vision spécifique de la science selon laquelle la connaissance scientifique n’épuise pas l’ordre du réel, et ce, à cause de la complexité inhérente aux phénomènes de la nature92 ». Bien sûr, M. Awesso a raison lorsqu’il dit que la doctrine de la classification naturelle, et la forme de réalisme qui lui est propre, ont des implications métaphysiques ; quoiqu’il se trompe en pensant que Duhem n’aurait pas aperçu une telle conséquence. Il nous faut rappeler93 que Duhem exprime on ne peut plus clairement que la doctrine de la classification naturelle est de nature métaphysique :
Quelle est-elle, cette proposition métaphysique que le physicien affirmera, en dépit de la réserve imposée à la méthode dont il a coutume d’user, et comme par force ? […] la théorie physique s’achemine graduellement vers sa forme limite qui est celle d’une classification naturelle94.
La conception qu’a Duhem de la science n’est donc pas entièrement positive ; toutefois, ses idées métaphysiques ne viennent pas contredire ce qu’il a énoncé touchant son phénoménalisme, tant qu’elles demeurent en leur domaine circonscrit. N’y a-t-il pas une contradiction, en revanche, si l’on soutient une unité de la philosophie scientifique de Duhem, à savoir que le phénoménalisme proprement dit conduit naturellement à la conception métaphysique que Duhem se fait de la théorie physique la classification naturelle ? Parce que, semble-t-il, si tel est bien le cas, ce que notre savant dit de son phénoménalisme lequel se doit d’être pleinement positif, et ne surtout pas avoir pour conséquence un système ou une conception métaphysique ‒ se trouve immédiatement contredit par la suite de ses propos.
De fait, nous avons soutenu dans la première partie de ce mémoire que la classification naturelle dépendait étroitement du phénoménalisme, et que l’on pouvait entendre ce dernier terme en un sens plus général unissant la philosophie de la physique de Duhem. Certes, la continuité que nous pensons établir entre la position du phénoménalisme pur et celle de la classification naturelle est risquée, car l’une se situant en physique et l’autre en métaphysique, une extrême attention est nécessaire afin de ne pas confondre ces domaines. Si la classification naturelle doit succéder au phénoménalisme, quelle est l’exacte articulation qui s’impose entre physique et métaphysique ? Nous pensons que le phénoménalisme en tant que philosophie scientifique positive inspirant la physique, n’a vraiment aucune conséquence métaphysique, si on le considère uniquement du point de vue interne à son domaine d’application, c’est-à-dire en physique. Cependant, pour celui qui adopte un point de vue externe, à savoir une optique métaphysique, du phénoménalisme il tirera certaines conséquences métaphysiques plutôt que d’autres. Ces conséquences, le physicien ‒ s’il veut n’être que physicien ‒ pourra ne pas s’en soucier ; en revanche, s’il veut en contester le bien fondé, alors il devra s’avancer sur le terrain de la métaphysique.
À priori, le phénoménalisme duhémien n’oblige pas le métaphysicien à admettre la classification naturelle ; seulement, Duhem répondrait que cette doctrine explique parfaitement bien la portée métaphysique de la théorie physique et suit tout naturellement la position du phénoménalisme, en s’appuyant à la fois sur le sens commun et l’étude historique des théories physiques. Se poser la question de la continuité entre un ensemble de considérations strictement positives ‒ le phénoménalisme ‒ et un ensemble de considérations métaphysiques ‒ la classification naturelle ‒, tous deux relatifs à la théorie physique, c’est déjà admettre une vision métaphysique. Le positiviste borné ne se posera jamais pareille question ; pour lui, qui ne veut pas avoir affaire à un quelconque domaine de la métaphysique, il n’y a pas de classification naturelle ni de continuité, il n’y a que la physique : et il est en son droit d’interpréter ainsi le phénoménalisme. Mais le physicien soucieux de sa science, conduit par le sens commun et l’histoire de la physique, aura déjà acquis l’esprit du métaphysicien en se posant la question de cette continuité : en ayant ce recul sur sa propre science, il aborde déjà la théorie physique sous un autre angle. S’il voit la continuité entre phénoménalisme et classification naturelle, il est alors entré sur le domaine de la métaphysique et porte un jugement de cette nature.
Ainsi, l’approfondissement de la connaissance scientifique est semblable à une course, où le physicien ayant le premier rôle se trouve relayé par le métaphysicien, qui prend à son tour le flambeau afin d’aller plus en avant. En l’occurrence, c’est le métaphysicien qui établit la continuité entre le phénoménalisme et la classification naturelle, sans pour autant que le premier devienne moins positif. Le savant qui procède de cette manière modifie les règles en changeant de terrain : il y a rupture en ce qu’il passe de la méthode physique à la méthode métaphysique, et continuité selon qu’il agit en un même mouvement ‒ le métaphysicien tient compte des acquis du physicien. Si le phénoménalisme débouche sur une doctrine métaphysique précise, on peut dire que cela dépend uniquement de la finesse et de la clairvoyance dont le métaphysicien fait preuve dans son analyse de la théorie physique. Un savant métaphysicien pourrait critiquer la position que choisit Duhem, et dénier la possibilité d’une classification naturelle ‒ et donc de sa continuité avec le phénoménalisme. Encore faudrait-il qu’il puisse confronter de sérieux arguments à ceux de Duhem ‒ sens commun et histoire de la physique ‒ ; celui-ci nous dit simplement que sa réflexion métaphysique sur la théorie physique l’amène à la conception de la classification naturelle, que celle-ci est assurée non pas par le phénoménalisme strict, mais par l’interprétation métaphysique qu’il en fait, laquelle est dans la pleine continuité de sa réflexion de physicien. Enfin, rien n’interdit à priori une critique de son interprétation, bien que cela nous semble difficile.
À l’appui de notre propos, nous pouvons arguer du fait de la structure argumentative même de l’article « Physique de croyant ». Chose remarquable, cet article qui est divisé en deux, défend dans la première partie le phénoménalisme proprement dit de Duhem, c’est-à-dire une philosophie scientifique rien que positive, et argumente dans la seconde en faveur d’une métaphysique de la science :
Mais de ce que la saine logique ne confère à la théorie physique aucun pouvoir pour confirmer ou pour infirmer une proposition métaphysique, en résulte-t-il que le métaphysicien soit en droit de faire fi des théories de la Physique ? […] Nous ne le croyons pas ; nous allons essayer de montrer qu’il y a un lien entre la théorie physique et la philosophie de la nature ; nous allons tenter de préciser en quoi consiste ce lien95.
Duhem lui-même n’a aucun problème pour reconnaître une dimension métaphysique au sein de son œuvre, cependant, il n’accepte pas que l’on confonde ce qu’il a dit de la méthode positive et de la méthode métaphysique. De ce fait, la partition qu’il opère dans son article « Physique de croyant » est hautement révélatrice de la distinction parfaitement claire que Duhem concevait entre méthode physique et méthode métaphysique. S’il croit que le métaphysicien doit tenir compte de l’entreprise du physicien, cette opinion n’influence en aucun cas sa conception positive de la physique ‒ son phénoménalisme ‒, et ne fait donc pas de sa physique, une physique de croyant. Et pour bien dissiper la fatale confusion qui fut faite, notamment par Abel Rey, Duhem entreprend d’expliciter dans le détail ses vues métaphysiques ‒ ce qu’il n’avait pas fait jusque lors, et, avouons-le, qu’il aurait dû depuis longtemps. Par ailleurs, Duhem n’entend pas dans le même sens que M. Awesso, le terme de philosophie de la nature ; assurément, il s’agit pour lui d’une désignation bien limitée qui renvoie à la cosmologie96. Cela n’enlève rien, toutefois, à ce que l’on a dit touchant la classification naturelle ; en effet, Duhem explicite cette doctrine au chapitre suivant97, et il en fait comme un préambule nécessaire au cosmologiste, préambule qui n’en est pas moins métaphysique.
Mise au point faite, qu’en est-il de l’apologétique ? Si l’on accepte de se confronter à Duhem sur le terrain de la métaphysique, celui-ci dispose de robustes arguments pour nous convaincre de sa doctrine de la classification naturelle. Le physicien préoccupé par le progrès de la physique, et dont le désir d’unité est enraciné en son esprit, se laissera aisément séduire par une telle doctrine ; car elle seule se montre capable de sauver la valeur de la théorie physique :
En un mot, le physicien est forcé de reconnaître qu’il serait déraisonnable de travailler au progrès de la théorie physique si cette théorie n’était le reflet, de plus en plus net et de plus en plus précis, d’une Métaphysique ; la croyance en un ordre transcendant à la Physique est la seule raison d’être de la théorie physique98.
Or, admettre la classification naturelle, admettre ce réalisme de la théorie physique qui n’a lieu qu’en métaphysique, cela impose du même coup le continuisme historique propre à Duhem. En effet, la théorie physique ne peut se développer et devenir l’image de plus en plus fidèle de la réalité, que dans la mesure où elle préserve, lors de son évolution, les acquis des états passés. Il ne s’agit pas d’améliorations radicales, mais plutôt d’un constant perfectionnement. Si l’histoire n’était traversée que par des changements brusques et imprévisibles, et non par une continuité durable, cette conception ne pourrait trouver d’appui ni un quelconque fondement.
Bien que cette continuité historique soit amplement étayée par les travaux de Duhem en histoire des sciences, il est difficile de rendre raison, de répondre au pourquoi d’un tel constat. Comme nous le disions au chapitre I.499., la classification naturelle n’éclaircit pas plus les raisons du continuisme que celui-ci ne dévoile les causes de celle-là. Qu’est-ce qui, dans la théorie physique, peut expliquer la continuité historique dans laquelle elle s’inscrit par son développement ? Selon les diverses conceptions : au pire, le disparate qu’inclut le réalisme méthodologique et scientifique, au mieux, le phénoménalisme : dans tous le cas, aucun ne peut rendre compte du progrès de la physique en une direction précise et vers une unité toujours plus compréhensive, plus complète. Pour le premier, il est évident que des tendances métaphysiques successives et contradictoires ne peuvent parvenir à l’union d’un but commun. Pour le phénoménalisme, la trop grande liberté qu’il concède au physicien entrave toute démarche constructive ; ce pourquoi la perspective phénoménaliste a besoin d’un sérieux recours à l’histoire des théories physiques. Or, de cette manière, on s’enferre dans un cercle vicieux ; le seul moyen d’élever une classification naturelle est qu’elle préexiste à toute tentative, puisque l’histoire des théories passées ne sert que dans la mesure où ces dernières sont révélatrices d’une tendance à la classification naturelle. Le problème, nous dirait Duhem, est que l’on cherche à s’assurer de l’immanence du progrès scientifique. La classification naturelle, ni la science ni l’histoire, ne peuvent trouver en elles-mêmes leur principe d’être. Il faut, selon Duhem100, admettre un ordre transcendant à la physique et à l’histoire de la physique, un ordre qui serait providentiel. La classification naturelle et le continuisme historique ne sont possibles que parce qu’il y a une Providence qui veille à leur bon déroulement. Que Duhem parvienne à une telle conception de la science, sinon par la pure logique, au moins par des voies raisonnables et naturelles : là est son apologétique.
Le providentialisme qui concluait notre première partie et couronnait le phénoménalisme duhémien ‒ sa philosophie de la physique, tant positive que métaphysique ‒, apparaît aussi, et naturellement, comme le couronnement de l’apologétique duhémienne. Il ne s’agit pas à proprement parler d’apologétique scientifique, mais nul doute qu’elle s’appuie sur une conception spécifique de la théorie physique ; laquelle est rendue d’autant plus forte que le phénoménalisme ne satisfaisant pas à toutes les exigences du savants, il entraîne comme un appel d’air en sa faveur, c’est-à-dire en faveur de la classification naturelle. Une fois qu’on a été entraîné, il semble qu’on aboutisse, sauf résistance, à la preuve invisible mais reconnaissable d’un Dieu à l’œuvre pour façonner, en particulier, la science humaine. Au moins, et pour le plus réticent, cette démarche amène à la croyance en une forme de transcendance.
En dépit du caractère constructif d’une telle apologétique, celle-ci n’est en rien agressive, ni même offensive : elle n’est tout simplement pas mise en valeur, ce qui peut paraître contradictoire. Les remarques éparses de Duhem qui mentionnent l’idée de Providence sont si peu nombreuses, et se présentent avec apparemment tant de pudeur, qu’elles semblent révéler la pensée intime de Duhem, sans qu’il ait cherché à convaincre qui que ce soit. Il est même vraisemblable que celui-ci n’ait pas perçu le caractère apologétique de la classification naturelle, puisqu’il estimait qu’un incroyant pouvait bien l’admettre101. En tout cas, au vu du peu d’occurrence de cette apologétique, il faut connaître les recoins de l’œuvre de Duhem pour se rendre compte de celle-ci. Et il n’est pas dit que les savants ou philosophes ayant approuvé la doctrine de la classification naturelle aient eu conscience de la conséquence profonde qu’elle implique.

Pour la Vérité !
Lars Sempiter.

1. A. REY, « La philosophie scientifique de M. Duhem », Revue de Métaphysique et de Morale, t. 12, n° 4 (juillet 1904), p. 699-744.
2. A. REY, « La philosophie scientifique de M. Duhem », p. 733.
3. A. REY, « La philosophie scientifique de M. Duhem », p. 740.
4. Il faut prendre en compte que le terme de physique n’a pas la même signification selon la première ou la seconde désignation. Comme l’indique régulièrement Duhem, ce qu’on appelle physique d’Aristote ou physique péripatéticienne serait à notre époque reliée immédiatement à la métaphysique, tandis que la physique moderne doit tâcher de conforter son autonomie.
5. A. REY, « La philosophie scientifique de M. Duhem », p. 740.
6. A. REY, « La philosophie scientifique de M. Duhem », p. 740.
7. A. REY, « La philosophie scientifique de M. Duhem », p. 743.
8. A. REY, « La philosophie scientifique de M. Duhem », p. 744.
9. J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 18. Voir la note n° 10.
10. P. DUHEM, TP, p. 205.
11. P. DUHEM, TP, p. 211.
12. A. REY, « La philosophie scientifique de M. Duhem », p. 699. Voir la note n° 1.
13. Pour ce passage, voir A. REY, « La philosophie scientifique de M. Duhem », p. 744. Abel Rey indique comme référence la page 34 de « L’évolution des théories physiques du XVIIᵉ siècle jusqu’à nos jours ».
14. A. REY, « La philosophie scientifique de M. Duhem », p. 734.
15. Nous ne savons pas ce qu’entend exactement M. Awesso par « philosophie de la nature », néanmoins, celui-ci entend au moins par là « une vision spécifique de la science » fondée sur une idée du réel et de la nature. De plus, le lien avec la cosmologie ici indiqué, et que Duhem établit également, plaide en faveur d’une interprétation synonymique, et donc d’une appartenance à la métaphysique.
17. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 52.
18. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 53.
19. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 54.
20. A. BOYER, « Physique de croyant ? Duhem et l’autonomie de la science », Revue Internationale de Philosophie, n° 182, mars 1992, p. 319.
21. A. BOYER, « Physique de croyant ? Duhem et l’autonomie de la science », p. 322.
22. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 45.
23. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 45.
24. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 46.
25. Voir aux pages 10 et 16 du présent ouvrage.
26. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, chapitre III, p. 52-56.
27. Cela ne veut pas dire que la philosophie scientifique de Duhem au sens large soit uniquement positive, et qu’elle ne conduit pas à la métaphysique, ce que nous verrons en détail aux chapitres . et . Par ailleurs, on comprend mieux cette distinction si l’on remarque que la seconde partie de « Physique de croyant » qui traite amplement de l’aspect métaphysique de la philosophie duhémienne ne répond pas directement à Abel Rey, contrairement à la première partie.
28. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 51.
29. Voir J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 350.
30. P. DUHEM, TP, p. 10.
32. À ce sujet, voir l’Annexe à la page 158 du présent ouvrage. M. Puech se sert de plusieurs passages pour appuyer son propos.
33. M. PUECH, « L’histoire des sciences selon Duhem, une crypto-théologie de la Providence », p. 3 (il s’agit ici de la pagination du document pdf mis en lien, et non de la revue, que nous n’avons pas pu consulter). Étrangement, le continuisme historique de Duhem, l’amenant à une conception unitaire de la rationalité, ne se concilie pas bien avec les premières remarques de M. Puech, lequel voit en Duhem un certain appui du relativisme culturel. S’il y a emprunt de celui-ci sur la pensée de Duhem, il faut vraiment que ce soit un emprunt superficiel !
34. M. PUECH, « L’histoire des sciences selon Duhem, une crypto-théologie de la Providence », p. 4.
35. M. PUECH, « L’histoire des sciences selon Duhem, une crypto-théologie de la Providence », p. 4. Sans doute veut-il dire par là que cet effet caricatural n’a pas d’autre origine que Duhem lui-même.
36. C’est bien ce qu’indique l’un de ses articles publié en 1896 : « L’évolution des théories physiques du XVII siècle jusqu’à nos jours ».
37. Sur ce point, voir J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 104, p. 293 et p. 304.
38. M. PUECH, « L’histoire des sciences selon Duhem, une crypto-théologie de la Providence », note 7, p. 4.
39. M. PUECH, « L’histoire des sciences selon Duhem, une crypto-théologie de la Providence », p. 15.
40. P. DUHEM, TP, p. 48.
41. M. PUECH, « L’histoire des sciences selon Duhem, une crypto-théologie de la Providence », p. 7.
42. M. PUECH, « L’histoire des sciences selon Duhem, une crypto-théologie de la Providence », p. 15.
43. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 57.
44. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 57.
45. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 57.
46. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 59.
47. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 58.
48. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 62.
49. Voir le titre du chapitre V de « Physique de croyant » : « Notre système dénie à la théorie physique toute portée métaphysique ou apologétique. »
50. J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 298-302.
51. P. HUMBERT, Pierre Duhem, p. 63.
52. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 57.
53. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 57.
54. Nous nous référons à la théorie des ordres de Pascal, exposée dans la pensée n° 308 (édition Lafuma), où la confusion des ordres est présentée comme « ridicule » ; ainsi qu’à la pensée n° 58, au sujet de la tyrannie : « La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre. »
55. Il faut ici se souvenir de la métaphore de la marée montante qu’utilise Duhem en La Théorie physique (p. 58) : les tentatives d’explication du réalisme se dressent avec panache pour mieux s’effondrer piteusement ; et l’observateur qui méconnaît le mécanisme profond de la théorie physique ne peut pas manquer d’être surpris de la vanité des efforts scientifiques, ce qui le conduit à l’idée de faillite de la science, ou à la doctrine du positivisme comme à une réaction prétendument salutaire. Un choix extrême entre dévaloriser la science ou la métaphysique.
56. Voir l’Annexe, à la page 159 du présent ouvrage.
57. Voir l’Annexe, à la page 161 du présent ouvrage.
58. J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 79-81. Il s’agit d’un passage d’une lettre de Duhem à Joseph Récamier, son ami d’enfance, et retranscrite par Émile Picard en 1921.
59. Voir l’Annexe, à la page 160 du présent ouvrage.
60. P. DUHEM, Sauver les phénomènes, p. 129.
61. P. DUHEM, Sauver les phénomènes, p. 132.
62. P. DUHEM, Sauver les phénomènes, p. 134.
63. Duhem attribue par exemple à Nicole Oresme, maître de l’École parisienne au XIV siècle, la découverte de la loi du mouvement uniformément varié, que l’on accorde généralement à Galilée. Voir P. DUHEM, L’aube du savoir. Épitomé au Système du monde, Paris, Hermann, 1997, p. 511. Et aussi, Le Système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, tome XVIII, Paris, Hermann, p. 297.
64. P. DUHEM, Sauver les phénomènes, p. 140.
65. Il parle aussi de cette date de 1277 dans deux de ses autres ouvrages historiques : Le mouvement absolu et le mouvement relatif et Études sur Léonard de Vinci. Pour les références, voir J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 244.
66. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 231.
67. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 233.
68. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 235.
69. Des deux nombres qui précèdent chaque proposition, le premier indique le rang qu’elle occupe dans le décret d’Étienne Tempier ; le second, écrit entre crochets, en marque la place dans la classification du R. P. Mandonnet.
70. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 345.
71. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 345.
72. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 396. Remarque importante, Duhem nous indique lui-même que cette expression est un emprunt à son ami et historien Albert Dufourcq. Cela pourrait aider à dissiper quelque contradiction, en prouvant que le terme employé de naissance, dans l’esprit de Duhem, n’était pas une qualification précise et exempte d’extrapolation, mais faisait surtout référence à l’importance du moment et renvoyait à son collègue et ami ; car ce que Duhem entend surtout par là, c’est la naissance en tant que possible de la science moderne. À proprement parler, la science moderne n’existait pas encore au temps des condamnations de 1277, il restait à la construire. Voilà pourquoi Duhem indique par la suite une autre date, vraiment positive et constitutive de la physique moderne, qui est celle de la formulation de la théorie de l’impetus par Jean Buridan.
73. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 549.
74. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 561-562.
75. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 586.
76. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 586.
77. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 586.
78. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 392.
79. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 392.
80. Nous avons remarqué deux occurrences de la mention par Jean Buridan de l’article 49 condamné par Étienne Tempier à Paris : voir P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 439-441 et p. 455-456.
81. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 440.
82. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 463.
83. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 463.
84. Voir l’Annexe, à la page 158 du présent ouvrage.
86. Voir l’Annexe, à la page 164 du présent ouvrage.
87. P. DUHEM, L’aube du savoir, p. 511.
88. Voir l’Annexe, à la page 165 du présent ouvrage.
89. J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 307.
90. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 57. L’italique est de nous.
91. H.-A. AWESSO, « Le ‘‘réalisme émergent’’ de Pierre Duhem comme expression d’une philosophie de la nature », p. 8.
92. H.-A. AWESSO, « Le ‘‘réalisme émergent’’ de Pierre Duhem comme expression d’une philosophie de la nature », p. 8-9.
93. Pour le rappel, voir à la page 50 du présent ouvrage.
94. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 2, p. 140-141.
95. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 2, p. 133. L’italique est de nous.
96. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 2, p. 133. Il n’y a qu’à lire le second paragraphe pour s’en assurer, où Duhem parle successivement de « système cosmologique » et de « philosophie de la nature » qu’il place tous deux vis-à-vis des théories physiques.
97. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 2, chapitre VII, p. 136.
98. P. DUHEM, « La valeur de la théorie physique », p. 19.
99. Voir à la page 72 du présent ouvrage.
100. Voir à la page 75 du présent ouvrage.
101. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 2, p. 159. À vrai dire, ce que dit Duhem, c’est qu’un incroyant peut admettre la cosmologie d’Aristote ; mais alors, puisque la classification naturelle est un préalable nécessaire à la cosmologie (voir le chapitre suivant), a fortiori cet incroyant peut souscrire à celui-ci.

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