I. 3. L’épistémologie
duhémienne
L’hypothèse
que nous venons d’employer, et qui attribue à Duhem l’utilisation
de la méthode métaphysique pour justifier la classification
naturelle, nous a paru confirmée par la clarification qu’elle
amène sur une prétendue contradiction doctrinale. Mais on nous
rétorquera que cela ne peut suffire à l’établir certainement.
Aussi, il nous faut désormais étudier plus soigneusement comment la
méthode métaphysique est exploitée par le physicien et les
circonstances qui le doivent amener à user de cette méthode.
Duhem
reconnaît que l’étude logique de la méthode positive ne permet
pas d’en achever la compréhension, car elle ne peut rendre compte
de tous ses principes. Dans un article intitulé « Quelques
réflexions sur la science allemande », Duhem établit en
citant Pascal une distinction qui s’avère cruciale :
« Les
principes se sentent, les propositions se concluent, » a dit
Pascal, qu’il faut toujours citer lorsqu’on prétend parler de la
méthode scientifique. En toute science qui a revêtu la forme qu’on
nomme rationnelle, la forme que, mieux encore, on appellerait
mathématique, il faut, en effet, distinguer deux tactiques, celle
qui conquiert les principes, celle qui parvient aux conclusions1.
La
première tactique, selon Duhem, est du ressort de l’esprit de
finesse. La seconde, autrement appelée méthode déductive, emprunte
le talent de l’esprit géométrique. Or, la science ne peut se
passer de l’une de ces facultés et s’appuyer exclusivement sur
l’autre, sans quoi elle pourvoirait à sa ruine. Les deux sont
nécessaires, et Duhem fustige leur excès respectif. En écrivant
« Quelques réflexions sur la science allemande », Duhem
s’en prend à cette manière de concevoir ‒ pour lui, trait
caractéristique des Allemands ‒ qui exige de tout démontrer, tout
déduire, et tout définir ; car la pleine certitude ne peut se
présenter ‒ à l’esprit allemand ‒ autrement. À nouveau,
Duhem se réfère à Pascal, et cite De l’esprit
géométrique : « Contre cet ordre [celui de la
géométrie] pèchent également ceux qui entreprennent de tout
définir et de tout prouver, et ceux qui négligent de le faire dans
les choses qui ne sont pas évidentes d’elles-mêmes2. »
Pour
Duhem, à l’instar de Pascal, il y a des notions évidentes
d’elles-mêmes, qu’on ne peut déduire ou définir, néanmoins,
on en a l’intuition. Et l’intuition de ces vérités, dit-il, est
« apanage de l’esprit de finesse3 ».
Si l’esprit géométrique est d’une inflexible rigueur et, tel un
char blindé, suit minutieusement le chemin de la logique ;
l’esprit de finesse, quant à lui, tout en souplesse et en
acrobatie, progresse comme un maître de la voltige aérienne, ce
jusqu’à des positions inaccessibles au premier :
Tantôt
on le voit, d’un bond audacieux, franchir l’abîme qui sépare
deux propositions. Tantôt il se glisse et s’insinue entre les
objections multiples qui défendent l’abord d’une vérité. Non
qu’il procède sans ordre ; mais l’ordre qu’il suit, il se
le prescrit à lui-même ; il le modifie sans cesse au gré des
circonstances et des occasions, en sorte qu’aucune définition
précise n’en saurait fixer les sinuosités et les sauts imprévus4.
L’allure
de l’esprit de finesse tranche donc radicalement avec celle de
l’esprit géométrique. Leurs moyens ne sont pas les mêmes, et
chacun d’eux doit mener à bien une tâche particulière. À quoi
peuvent bien servir les capacités de l’esprit de finesse ?
Dans quel cas est-il plus utile de sentir que de conclure, d’employer
l’intuition plutôt que la démonstration ? Duhem est clair,
« l’intuition découvre les vérités ; la démonstration
vient après, qui les assure5 » ;
et l’analogie qu’il donne ensuite, à savoir l’esprit de
finesse comme architecte et l’esprit géométrique comme maçon,
témoigne que le premier s’occupe des fondements de la science et
non le second. Pour bien marquer le disparate entre les aptitudes de
chaque esprit, Duhem indique la supériorité de l’un quant à la
découverte des principes des sciences, car « plus encore que
le mathématicien, le physicien, pour choisir ses axiomes, aura
besoin d’une faculté distincte de l’esprit géométrique ;
il lui faudra faire appel à l’esprit de finesse6 ».
Or,
la classification naturelle considérée comme une tendance de la
théorie physique, n’est-elle pas un principe directeur de la
science ? ‒ principe qui n’étant pas constitutif de la
méthode scientifique utilisée, n’en émerge pas moins malgré
elle. Réflexion faite, l’esprit de finesse a-t-il quelque rôle à
jouer ? En prenant l’exemple de la botanique, Duhem esquisse
le passage d’une classification des végétaux telle que Linné la
concevait ‒ c’est-à-dire en fonction du nombre des étamines de
la fleur ‒ à celle de Bernard de Jussieu et son neveu Laurent, qui
refusent ce système arbitraire et souhaitent établir une
classification naturelle sur base de considérations morphologiques
détaillées ‒ c’est-à-dire selon l’importance des organes et
leurs divers rôles. Le premier incarne l’esprit géométrique
aveugle, tandis que les seconds font preuve d’esprit de finesse.
Duhem peut ainsi écrire : « On ne saurait dire plus
clairement que l’établissement d’une classification naturelle
passe les forces de l’esprit de géométrie et que, seul, l’esprit
de finesse s’y peut essayer7. »
Il affirme derechef : « Le seul esprit de finesse peut
donc, dans une science, mettre un ordre naturel, parce qu’il peut
seul apprécier le degré d’importance des diverses vérités8. »
Si
l’esprit de finesse est capable de former une classification
naturelle, d’autant mieux peut-il reconnaître dans une
classification, le naturel de l’artificiel, et par là identifier
une tendance à une telle classification le cas échéant. C’est
donc l’esprit de finesse qui doit façonner en nous le sentiment,
l’intuition, l’aspiration ou la conviction de la classification
naturelle ‒ qui sont autant de termes que Duhem utilise pour
caractériser la connaissance qu’on en peut avoir. Mais une
question légitime semble se dégager : d’où peut-il bien
tirer, cet esprit, la connaissance qu’il prétend donner ? On
sait que l’esprit géométrique déduit ses conséquences de
prémisses, mais Duhem d’accord avec Pascal ne peut accepter une
réduction à l’infini9 :
il faut admettre un domaine de vérités évidentes auquel puisse se
fixer la chaîne déductive, car cette dernière n’est pas
créatrice de certitude, mais la préserve tant que la rigueur est
épargnée. Par conséquent, Duhem déclare que l’esprit de finesse
possède « le pouvoir de tirer du sens commun, où elles
étaient contenues, certaines connaissances douées de cette extrême
évidence qui n’a pas la conviction des démonstrations, mais qui
en a toute la certitude10 ».
Le sens commun apparaît donc comme le fondement de toute certitude
en science.
Après
avoir mieux saisi les caractères de l’épistémologie duhémienne,
il est désormais intéressant de revenir à La Théorie
physique, où Duhem tente de justifier les deux vérités que
sont l’unité théorique et la classification naturelle :
Cette
aspiration vers une théorie dont toutes les parties s’accordent
logiquement les unes avec les autres est, d’ailleurs, l’inséparable
compagne de cette autre aspiration, dont nous avons déjà constaté
l’irrésistible puissance, vers une théorie qui soit une
classification naturelle des lois physiques11.
Ces
deux principes ne sont pas connus à partir de la méthode déductive,
Duhem ne cherche donc pas à les démontrer, il en fait état comme
des intuitions que lui révèle l’esprit de finesse. En effet,
après avoir rappelé que l’unité théorique découle de la
classification naturelle, Duhem continue :
Prouver
par arguments convaincants que ce sentiment [celui de l’unité
théorique] est conforme à la vérité serait une tâche au-dessus
des moyens de la Physique ; […] Et cependant, ce sentiment
surgit en nous avec une force invincible ; celui qui n’y
voudrait voir qu’un leurre et une illusion ne saurait être réduit
au silence par le principe de contradiction ; mais il serait
excommunié par le sens commun12.
Sans
avoir la moindre possibilité de prouver l’unité théorique par
l’analyse logique de la méthode physique, le secours du sens
commun ‒ qui transcende la logique ‒ permet de justifier tout de
même cette aspiration à unifier la physique théorique. Cette
évidence qui provient du sens commun ne saurait être révoquée en
doute par le physicien ‒ ou tout autre scientifique. Selon Duhem,
effectivement : « En cette circonstance, comme en toutes,
la Science serait impuissante à établir la légitimité des
principes mêmes qui tracent ses méthodes et dirigent ses
recherches, si elle ne recourait au sens commun13. »
Ce n’est donc pas une fantaisie que cet appel au sens commun, car
« toute clarté et toute certitude scientifiques sont un reflet
de leur [les vérités du sens commun] clarté et un prolongement de
leur certitude14 ».
À
ces pages-ci, nous pensons qu’un parallèle indispensable doit être
fait avec l’article « Physique de croyant15 ».
Duhem s’y fait plus précis et confirme indéniablement notre
interprétation de la classification naturelle. Il retrace la manière
dont s’impose au physicien cette aspiration irrépressible à
l’unité théorique, qui ne peut toutefois se fonder logiquement,
et ajoute : « Les tendances qui dirigent le développement
de la théorie physique ne sont donc pas pleinement intelligibles au
physicien, s’il ne veut qu’être physicien16. »
Aussi, bien que le sens commun en donne l’évidente intuition, la
tendance à l’unité théorique qui dirige la méthode physique ne
trouve nullement de cause en cette même méthode. Dès lors, le
physicien ne peut qu’être embarrassé, car il sent qu’une
explication lui manque pour prétendre à une connaissance exhaustive
de sa science. Comme nous l’avions dit auparavant17,
les fondements de la méthode positive sont admis comme évidences
par le physicien, mais cela ne l’empêche pas d’en désirer la
cause. Sauf que la recherche des causes ne concerne en rien sa
méthode, et déjà, en questionnant la nature desdits fondements, le
physicien s’aventure aux limites extrêmes de son royaume. Deux
attitudes sont donc pour lui envisageables :
S’il
ne veut être que physicien ; si, positiviste intransigeant, il
tient pour inconnaissable tout ce qui ne peut être déterminé par
la méthode propre aux sciences positives, il constatera cette
tendance qui sollicite si puissamment ses propres recherches, après
avoir orienté celles de tous les temps ; mais il n’en
cherchera point l’origine, que ne peut lui révéler le seul
procédé de découverte auquel il se fie.
Si,
au contraire, il cède à la nature de l’esprit humain, qui répugne
aux extrêmes exigences du positivisme, il voudra connaître la
raison de ce qui l’entraîne ; il franchira la muraille devant
laquelle s’arrêtent, impuissants, les procédés de la Physique ;
il posera une affirmation que ces procédés ne justifient pas ;
il fera de la Métaphysique18.
Duhem
s’est efforcé par maints efforts de borner les prétentions de la
physique, c’est-à-dire de la méthode positive ; il l’a
montré par son combat en faveur du phénoménalisme. Il ne méconnaît
pas pour autant la nature de l’esprit humain, et lui a réservé
une échappatoire à la geôle du positiviste. En une telle
alternative, Duhem prend clairement parti :
Le
physicien est donc conduit à excéder les pouvoirs que lui confère
l’analyse logique de la Science expérimentale et à justifier la
tendance de la théorie vers l’unité logique par cette affirmation
métaphysique : La forme idéale de la théorie physique est une
classification naturelle des lois expérimentales19.
En
joignant les deux textes ‒ La Théorie physique et
« Physique de croyant » ‒, il s’infère que le sens
commun conduit le physicien à faire de la métaphysique. En effet,
ce physicien qui par le sens commun est convaincu qu’une théorie
physique arrivée à sa perfection requiert l’unité logique, se
rend compte après analyse que sa méthode ne peut justifier ce
sentiment. Ayant souci de comprendre ce qu’il fait, et puisqu’il
faut justifier son intuition, ce savant ne peut que changer
momentanément de méthode afin de pénétrer la raison même de sa
science. Une affirmation métaphysique est nécessaire, mais est-elle
suffisante ? Selon nous, ce type d’affirmation est permis par
la méthode métaphysique, tandis que la méthode physique et
positive l’exclut car elle ne prétend rien expliquer : mais
c’est en justifiant cette affirmation ‒ celle de la
classification naturelle ‒ que l’on fait usage proprement dit de
la méthode métaphysique. Duhem en conclut : « Ainsi,
pour trouver les titres qui établissent sa légitimité, la théorie
physique les doit réclamer de la Métaphysique20. »
On
pourrait toutefois nous objecter que si Duhem prétend dans
« Physique de croyant » que la théorie physique tire sa
légitimité de la métaphysique, dans La Théorie physique,
en revanche, il écrit que cette légitimité vient du sens commun21.
Or, sans confondre sens commun et métaphysique, on peut entendre ce
passage tel que pour légitimer la physique, il faille recourir à la
métaphysique par le biais du sens commun. Le sens commun, en
déclarant évidents les fondements de la méthode physique, les
assure sans en donner toute la légitimité ; néanmoins, en
poussant vers la métaphysique, il les légitime tout à fait, bien
qu’indirectement.
Il
est cependant à soupçonner une autre voie en laquelle le sens
commun se relie immédiatement à la métaphysique. Car Duhem
reconnaît que la tendance à la classification naturelle est une
aspiration, une intuition au même titre que l’unité théorique ‒
aucune analyse logique de la méthode ne permet de les établir ‒ ;
par conséquent, bien qu’il ne le précise pas, cette vérité doit
avoir la même origine qui est le sens commun. À l’appui de cette
origine commune, on peut faire le rapprochement entre deux
expressions utilisées qui s’appuient sur le même champ lexical.
Pour la conviction en la classification naturelle, Duhem parle d’« un
acte de foi22 »,
et ceux qui refusent l’unité logique de la théorie sont, dit-il,
« excommunié par le sens commun23 ».
Sous la plume de Duhem, on ne peut décemment considérer des
expressions si singulières comme fortuites : l’évidence de
ces deux vérités, qui ne peuvent être justifiées par la logique,
doit provenir du sens commun.
La
différence majeure qu’il faut apprécier entre ces deux intuitions
revient, d’une part, à ce que l’unité théorique est un
principe intrinsèque à la méthode physique et qui lui donne une
direction bien précise, tandis que la tendance à la classification
naturelle lui est tout extérieure. La méconnaissance de la première
est préjudiciable à la science elle-même ; alors que le
physicien qui ne veut être que physicien, et qui admet cette
première tendance en la constatant simplement, travaille malgré lui
dans le sens de la classification naturelle.
L’évidence
de l’unité théorique révélée par le sens commun peut être
affirmée ‒ mais non justifiée ‒ indépendamment de toute
métaphysique. C’est pourquoi, selon nous, Duhem impose cette unité
comme condition à la théorie24.
Pour autant, il l’établit en ayant recours à la classification
naturelle, or nous pensons qu’il fait là une confusion qui sera
corrigée également dans « Physique de croyant ». En
effet, la conception de la théorie physique selon Duhem ne se
présente pas comme celle d’un croyant, elle peut être acceptée
de tous, même de ceux qui nieraient la classification naturelle. En
revanche, puisqu’il exige de la méthode physique la tendance à
l’unité théorique ‒ Duhem admet tout de même l’utilisation
des modèles comme outils pratiques pour les esprits imaginatifs,
mais seulement à titre provisoire25
‒ il n’a pu vouloir la fonder uniquement à l’aide de la
classification naturelle. D’où l’indispensable intuition du sens
commun qui, en ce cas, n’a rien de métaphysique.
D’autre
part, l’évidence de la classification naturelle, si elle est
reconnue et affirmée, relie étroitement le physicien à la
métaphysique. Par là, cette seconde évidence du sens commun mène
directement à user de la méthode métaphysique ‒ et ce, au moins
dans la licence qu’elle accorde à une telle affirmation.
L’identification de ces deux voies nous amène à concevoir le sens
commun comme une sorte de terrain mixte, partagé entre la physique
et la métaphysique, ou peut-être comme un pont élaborant la
jonction de ces deux royaumes. Celui-ci permet d’outrepasser les
limites de l’analyse logique, sans pour autant excéder la méthode
physique ; il est celui néanmoins qui accorde à la méthode
métaphysique le pouvoir de justifier pleinement la méthode
physique, à la métaphysique le devoir de « pénétrer »
et de « compléter » la physique. En conséquence, on
peut dire que c’est par le sens commun que Duhem est réaliste, et
que ce réalisme influence la conception de la théorie physique. Le
physicien accompli, ce que fut sans conteste Duhem, celui qui
maîtrise sa science et par un recul en acquiert une compréhension
plus profonde, plus complète, celui-là doit être à la fois ‒
mais sans confusion ‒ physicien et métaphysicien, phénoménaliste
et réaliste.
Jusque-là,
nous n’avons pas senti le besoin de définir précisément ce
qu’est le sens commun. Il nous a suffi de corréler brièvement
l’esprit de finesse, considéré comme une faculté, au sens
commun, qui apparaît plutôt comme un domaine. Cependant, il existe
un autre terme, très proche de ceux-ci, que Duhem utilise : le
bon sens. Or il nous semble important d’aborder la
relation qu’ils entretiennent.
Un
spécialiste de Duhem, M. Roberto Maiocchi, a critiqué dans un
article26
l’interprétation hâtive que l’on serait tenté de faire au
sujet de La science allemande. Pour lui, cet ouvrage est
« le plus faible de tous les écrits de Duhem27 »,
et, s’explique-t-il : « Mais encore plus importante que
le caractère schématique et simpliste, inévitable dans le cas d’un
texte dédié aux étudiants en partance pour le front, est la
considération que ce texte est en contradiction avec ce que Duhem
avait écrit auparavant28. »
Si cela s’avérait nous serions bien embêté, étant donné
l’utilisation naïve que nous avons faite dudit texte. Toutefois,
il convient également de se méfier du semblant de contradiction.
D’abord,
l’ouvrage n’est pas si schématique et simpliste que l’on peut
croire, pour autant que l’on prenne garde aux quelques nuances dont
Duhem fait preuve. Certes, il s’agit en partie d’une conférence
organisée pour des étudiants, alors que la guerre s’embrase ;
le style n’est donc pas aussi méticuleux que dans La Théorie
physique. Pourtant, il faut aussi compter un article ‒
« Quelques réflexions sur la science allemande » ‒,
qui en l’occurrence s’adresse aux savants avertis. Dès le début,
Duhem y marque la continuité avec un précédent article, « L’École
anglaise et les théories physiques », et rappelle prudemment
la portée de sa démarche : « Un tel essai se doit bien
garder de prétendre à des conclusions rigoureuses29. »
Les
contradictions pointées par M. Maiocchi concernent l’épistémologie
duhémienne. Selon lui, La science allemande serait dans
son ensemble un éloge de l’inductivisme30
‒ que Duhem avait auparavant critiqué31
‒ et une attaque de la conception théorique purement déductive
reprochée aux Allemands. En conséquence, les concepts de bon sens
et de sens commun, distincts en La Théorie physique, se
trouvent ici confondus : preuve s’il en est de
l’affaiblissement que subit l’ancienne et plus complexe
épistémologie. Selon nous, M. Maiocchi s’égare en ce sens qu’il
cherche avant tout à classer Duhem. Or, suivant Pascal, le plus gros
souci de Duhem est d’affermir autant que possible l’équilibre
entre les contraires : s’agissant des types d’esprit anglais
et allemand, il s’en défend successivement ; mais on aurait
grand tort d’isoler une de ces luttes du but poursuivi par leur
auteur, et d’attribuer ainsi à ce dernier l’excès inverse de
celui qu’il combat. Non, pas plus dans La science allemande
que dans La Théorie physique, Duhem ne se fait
inductiviste. Après avoir rappelé la liberté du physicien dans la
formulation des hypothèses, et reconnaissant en la physique
française une tendance abusive de l’esprit de finesse, Duhem
révèle son plan et donne les clefs à qui veut bien les recevoir :
Mais
qu’est-ce à dire ? Simplement qu’un exposé de la Physique
où l’esprit de finesse avait exagéré sa puissance est corrigé
par un autre exposé d’où l’esprit de finesse a été chassé
avec trop de brutalité : en d’autres termes, qu’un excès
trouve souvent son remède dans l’excès contraire ; chacun
d’eux n’en est pas moins un excès. La belladone et la digitale
neutralisent les effets l’une de l’autre ; ce sont
cependant, deux plantes empoisonnées32.
Duhem
a pris grand soin de ne pas choisir entre l’une ou l’autre
démesure ; si le commentateur force l’alternative,
fatalement, son interprétation s’en trouvera empoisonnée :
par là, il renonce à une compréhension authentique de l’auteur.
Il
reste que M. Maiocchi a au moins raison sur un point, et pas des
moindres, lorsqu’il explique que Duhem identifie le bon sens et le
sens commun dans La science allemande. Notre savant
affirme effectivement que « la faculté par laquelle nous
connaissons les axiomes reçoit le nom de sens ; c’est le sens
commun, le bon sens33 ».
Pourtant, dans La Théorie physique, le bon sens a un
rôle bien délimité : il assure le contrôle des hypothèses.
Duhem écrit que « le moment où une hypothèse insuffisante
doit céder la place à une supposition plus féconde n’est pas
marqué avec une rigoureuse précision par la logique », et
c’est pourquoi « il appartient au bon sens de reconnaître ce
moment34 ».
En revanche, le sens commun n’a pas la même prétention ;
suite au rappel qu’il fait de certains auteurs dans leurs
tentatives de prouver l’évidence des principes de la mécanique ‒
en prenant Euler comme exemple ‒, Duhem en conclut leur égarement :
Il
est donc tout à fait illusoire de vouloir prendre les enseignements
du sens commun comme fondement des hypothèses qui doivent porter la
Physique théorique. A suivre une telle marche, ce n’est pas la
Dynamique de Descartes et de Newton que l’on atteint, mais la
Dynamique d’Aristote35.
Cette
difficulté au sujet du rapport entre sens commun et bon sens
mériterait, selon nous, à elle seule de figurer au centre d’une
étude sur Duhem. La question n’est pas simple, car notre savant
est resté quelque peu dans le flou autour de ces concepts. Nous nous
risquerons tout de même, puisqu’il le faut bien ‒ notre sujet
nous y contraignant ‒, à une interprétation.
Du
reste, si nous avons conclu que le sens commun implique le recours du
physicien à la métaphysique, le bon sens peut aussi poser la
question du rapport entre physique et métaphysique. Nous verrons au
chapitre suivant qu’on peut entendre le bon sens, dans son
encadrement par l’histoire de la physique, comme un facteur
contribuant à la justification de la classification naturelle, et,
par conséquent, de la conception métaphysique qu’une telle notion
introduit.
D’abord,
il nous semble qu’il faille prendre en compte le sens de faculté
que Duhem attribue parfois à ces deux termes. En ce sens, ils
peuvent être utilisés indifféremment, car ils proviennent d’une
même faculté que Duhem nomme surtout esprit de finesse.
Voilà pourquoi il oppose tantôt le sens commun tantôt le bon sens
à la disposition d’esprit déductif exagérée des Allemands.
Néanmoins, une différence nous paraît demeurer de La Théorie
physique à La science allemande, laquelle
indique que le sens commun a tout pouvoir sur les axiomes en
mathématiques, tandis que les axiomes de la physique ‒ qui sont
les hypothèses ‒ ressortissent au seul bon sens36.
De ce fait, pour Duhem, la vérité propre aux mathématiques n’est
pas seulement garantie par la rigueur des raisonnements, mais encore
par l’accord des déductions avec « cette longue expérience
qu’on appelle le sens commun37 ».
Le sens commun, non plus défini comme une faculté, mais comme
l’expérience partagée et continue des hommes, ou plutôt comme le
laborieux façonnement que produit en nous cette expérience ;
cette expression du sens commun, disons-nous, apparaît à de
nombreuses reprises38.
La définition du bon sens, qui se rapporte au choix des hypothèses,
selon Duhem, en diffère apparemment ; puisque « ces
motifs qui ne découlent pas de la logique et qui, cependant,
dirigent notre choix, ces ‘‘raisons que la raison ne connaît
pas’’, qui parlent à l’esprit de finesse et non à l’esprit
géométrique, constituent ce que l’on appelle proprement le bon
sens39 ».
Difficile de concilier ces raisons qui « ont quelque chose de
vague et de flottant40 »,
avec l’expérience commune ou vulgaire qui nous révèle des
intuitions irrécusables et évidentes. Ce terme vulgaire,
justement, apparaît régulièrement en lien avec le domaine du sens
commun, notamment dans les expressions : observation, expérience
ou connaissance vulgaire41.
Il est pourtant une expression que Duhem utilise, « le bon sens
le plus vulgaire42 »,
certes de manière plutôt anecdotique, mais qui pourrait dévoiler
un lien entre sens commun et bon sens. Il semble en effet qu’il
existe un bon sens qui ne soit pas vulgaire. Pourrait-on alors
concevoir le bon sens comme un cas particulier du sens commun ?
Au
sein même de La Théorie physique, il y a une
similitude frappante entre le bon sens et le sens commun : bien
que des deux il n’en ressort pas le même degré d’évidence, une
référence commune à Pascal les caractérise43,
les deux se composent de « raisons du cœur ». Et ce
cœur, n’est-il point la faculté commune au bon sens et au sens
commun ? Duhem semble répondre par l’affirmative dans un
passage où il met le cœur et la méthode déductive en parallèle44.
Pour expliquer à la fois la parenté et la divergence de ces deux
notions, il va falloir que nous abordions la distinction que Duhem
établit entre méthode mathématique et méthode physique :
Le
dessein de tirer des connaissances du sens commun la démonstration
des hypothèses sur lesquelles reposent les théories physiques a
pour mobile le désir de construire la Physique à l’imitation de
la Géométrie ; […] Mais nous avons vu, à plusieurs
reprises, combien il était dangereux d’établir un rapprochement
entre la méthode mathématique et la méthode que suivent les
théories physiques ; combien, sous une ressemblance tout
extérieure, due à l’emprunt, fait par la Physique, du langage
mathématique, ces deux méthodes se montraient profondément
différentes ; à la distinction de ces deux méthodes il nous
faut encore revenir45.
Selon
Duhem, la méthode mathématique tire les axiomes de sa science du
sens commun, puis elle en déduit rigoureusement la chaîne des
démonstrations. L’ordre et la clarté de la déduction et la
certitude du sens commun sont très exactement juxtaposés. Dans la
méthode physique, on pourrait dire qu’il y a une méthode
proprement symbolique, qui est empruntée aux mathématiques,
permettant ainsi d’acquérir la clarté et la rigueur ; et
puis une méthode expérimentale, où le sens commun confère la
certitude. Ce qui signifie que la physique provient de deux sources
bien distinctes – contrairement aux mathématiques – et qu’il
ne faut surtout pas confondre, bien que « le sens commun et la
logique mathématique font concourir leurs influences et mêlent les
uns aux autres, d’une manière inextricable, les procédés qui
leur sont propres46 ».
C’est dans cette zone mixte que la science théorique et la science
expérimentale communiquent : « La théorie demande à
l’observation de soumettre quelqu’une de ses conséquences au
contrôle des faits ; l’observation suggère à la théorie de
modifier une hypothèse ancienne ou d’énoncer une hypothèse
nouvelle47. »
Il faut aussi souligner que Duhem a montré l’importance de
l’interprétation théorique dans l’expérience de physique, il
distingue l’expérience ou observation vulgaire de l’expérience
scientifique – laquelle possède une base théorique :
Si
donc l’interprétation théorique enlève aux résultats de
l’expérience de Physique la certitude immédiate que possèdent
les données de l’observation vulgaire, en revanche, c’est
l’interprétation théorique qui permet à l’expérience
scientifique de pénétrer bien plus avant que le sens commun dans
l’analyse détaillée des phénomènes, d’en donner une
description dont la précision dépasse de beaucoup l’exactitude du
langage courant48.
Le
bon sens – qui joue son rôle dans ce milieu intermédiaire où
concourent en sens opposé, certitude du sens commun et précision,
clarté théorique – se doit donc de tenir l’équilibre en
préservant autant que possible certitude et clarté. En agissant
dans le contrôle des hypothèses, il devra démêler en
l’expérience, l’implication théorique de la simple constatation
de faits ; ce, afin de juger s’il doit y avoir renouvellement
des hypothèses, ou si le démenti de l’expérience n’est
qu’artificiel, et peut être résolu en adaptant quelque détail49.
Parce que la représentation théorique se mêle aux jugements du
sens commun, il est compréhensible que les raisons qui forment le
bon sens ne soient pas immédiatement évidentes et tout à fait
sûres. Mais tout comme le sens commun, le bon sens résulte d’une
expérience continue, c’est-à-dire d’une pratique, qui pour le
premier est aussi générale que possible, alors qu’il s’agit
pour le second de la pratique exclusive de la physique. Nous ne
parlons bien sûr pas d’expérience au sens scientifique, mais
plutôt d’apprentissage, à savoir une expérience prolongée des
expériences – pour le coup scientifiques – nombreuses et
variées, qui ont lieu en physique. C’est à force de bien
connaître une théorie physique, de ses premiers tâtonnements
jusqu’à ses plus récents développements, que l’on peut dire
avec plus ou moins d’assurance quelle direction future elle doit
prendre. Le bon sens n’est pas le sens commun, mais ne procède-t-il
pas de la même façon ? Si l’un est un terrain interne à la
science, et que l’autre est de beaucoup plus général, ne sont-il
pas fécondés par le même esprit ? Duhem écrit dans La
science allemande :
Entre
ce sens commun [qui règne dans le domaine des faits] et la science
discursive, c’est l’esprit de finesse qui établit une
perpétuelle circulation de vérités, qui extrait du sens commun les
principes d’où la science déduira ses conclusions, qui reprend
parmi ces conclusions tout ce qui peut accroître et perfectionner le
sens commun50.
Nous
y reconnaissons la position que le bon sens occupe dans La
Théorie physique, situation qui est ici tenue par l’esprit
de finesse. La même faculté unit donc sens commun et bon sens,
lesquels d’ailleurs sont tous deux qualifiés pour discerner le
vrai d’avec le faux51.
Mais leur domaines différent, en ce que le sens commun est compétent
lorsqu’il s’exerce sur des principes très généraux, sur des
« abstractions spontanément et naturellement jaillies du
concret52 »,
comme l’idée de nombre, mais aussi celle de théorie physique, qui
implique unité théorique et classification naturelle. En outre, le
sens commun du physicien doit s’adapter et s’affiner, devenant
ainsi le bon sens, pour discerner la vérité dans les hypothèses ;
car il s’y mêle une représentation mathématique commode, dénuée
à-priori de lien avec la réalité, et qui amène la rigueur et la
précision susceptibles d’enrichir les expériences et les simples
jugements de sens commun. Cette conciliation subtile et cruciale,
apanage du bon sens, ne nie pourtant pas que les « vérités du
sens commun sont, en dernière analyse, la source d’où découle
toute vérité et toute certitude scientifique53 ».
Le bon sens s’érige sur la base du sens commun, car c’est lui
qui fournit les pré-requis sans lesquels nulle science ne pourrait
jaillir, et si le second n’existait pas, le premier s’effondrerait.
Selon une telle interprétation, vraiment, Duhem s’est fait
« l’apôtre du sens commun54 ».
Précédemment,
au chapitre I.3.a.,
nous avons montré que le sens commun conduisait, indirectement ou
non, à l’affirmation d’une classification naturelle. En
l’occurrence, ce sens commun se relie étroitement à la méthode
métaphysique ; laquelle, pour justifier l’intuition du sens
commun, va devoir en retracer la genèse. D’où peut venir ce
sentiment de la classification naturelle, sinon de l’observation
générale du développement théorique ? Certes, il ne s’agit
pas d’une analyse précise comme celle du bon sens ; le sens
commun prend comme tel « cet ensemble confus de tendances55 »,
et ne peut que constater la certitude qui en émerge. Au cours de
cette prodigieuse évolution des théories, il y a des faits qui ne
peuvent lui échapper : qu’une théorie devienne de plus en
plus générale, en unifiant des domaines toujours plus éloignés ;
et par là même, qu’elle conduise à des prédictions vérifiées
par l’expérience, aussi admirables que mystérieuses pour qui se
limiterait à la méthode positive. Le physicien qui ne peut réprimer
ses aspirations métaphysiques, cherchera à observer le détail du
développement des théories physiques ; et pour garder quelque
chose du scientifique, il aura recours à la méthode historique.
Or,
parallèle qui ne surprend guère, le bon sens dans le choix des
hypothèses paraît lui aussi couvrir le rôle indispensable de
l’histoire des théories physiques. Du point de vue du physicien,
le bon sens que celui-ci interroge à propos des hypothèses n’est-il
pas le capital laborieusement formé et amendé avec le temps par ses
prédécesseurs ? Assurément, si le bon sens est une tournure
d’esprit personnelle, il n’existerait pas sans le ferme appui que
constitue ce lourd héritage. De même, si l’on se place au regard
de l’histoire, le progrès incessant des théories physiques est un
fait qui ne s’expliquerait nullement par la liberté dont jouissent
les physiciens dans l’édification théorique et la formulation
d’hypothèses. Un bon sens détaché de toute amarre est
inéluctablement enclin à la dérive. À moins que ne revienne à
l’histoire la charge d’un navigateur sûr.
Nous
avions déjà, au chapitre I.1.c.,
abordé l’histoire des théories physiques, et nous avons vu que
Duhem n’hésitait pas à s’en servir dans la justification de sa
doctrine. En l’occurrence, il s’agissait de trouver une tradition
au phénoménalisme. Il nous semble que le rôle que Duhem attribue à
cette histoire va plus loin.
Dans
La Théorie physique, Duhem introduit dès le début la
notion de classification naturelle56 ;
il explique que nous ne pouvons la justifier logiquement et,
pourtant, qu’elle s’impose à nous comme une conviction
invincible. Nous avons explicité, dans le précédent chapitre,
comment cette conviction se formait à partir du sens commun ;
or, pour la justifier complètement, une méthode distincte est
nécessaire. User du sens commun n’est pas user de méthode, mais
pour faire l’analyse de ce sens commun il en faut bien une. On sait
que la prédiction des théories confirmée par l’expérience est
un indice en faveur de la classification naturelle ; indice que
le sens commun ne sait qu’apercevoir. Pour autant, un tel présage
ne constitue pas une preuve irréfragable ; au plus, il fait
naître de légitimes soupçons. Que si l’on multiplie ces
témoignages, la balance n’en sera plus de même. Ainsi, Duhem
utilise l’histoire pour assurer la capacité prédictive des
théories physiques :
Or,
l’histoire de la Physique nous fournit une foule d’exemples de
cette clairvoyante divination ; maintes fois, une théorie a
prévu des lois non encore observées, voire des lois qui
paraissaient invraisemblables, provoquant l’expérimentateur à les
découvrir et le guidant vers cette découverte57.
En
ce cas, l’intérêt de la méthode historique est d’apporter plus
de preuve que n’en possédait le sens commun, et de renforcer
ladite conviction. Mais cela n’est pas tout. Le lien que Duhem
instaure entre classification naturelle et histoire de la physique
est immédiat ; voilà pourquoi, le chapitre de La Théorie
physique qui suit l’exposé de la notion de classification
naturelle en propose une justification historique58.
Duhem commence par établir une distinction en la théorie entre « la
partie simplement représentative qui se propose de classer les
lois » et « la partie explicative qui se propose,
au-dessous des phénomènes, de saisir la réalité59 ».
Cette distinction, si l’on s’en souvient, met en jeu les deux
types de conceptions de la théorie physique : le phénoménalisme
et le réalisme. Duhem pense qu’au fil de l’histoire des théories
physiques, celles-ci ont le plus souvent revêtues une forme mixte.
L’avantage à distinguer très nettement ces deux parties est
particulièrement manifeste lorsqu’on en retrace l’évolution
historique ; en effet, la première, héritée du
phénoménalisme, se préserve dans le temps, tandis que la seconde,
aussitôt formée par le réalisme, est caduque. Et Duhem d’écrire :
Ce
n’est pas à cette partie explicative parasite que la théorie doit
sa puissance et sa fécondité ; loin de là. Tout ce que la
théorie contient de bon, ce par quoi elle apparaît comme
classification naturelle, ce qui lui confère le pouvoir de devancer
l’expérience se trouve dans la partie représentative ; tout
cela a été découvert par le physicien lorsqu’il oubliait la
recherche de l’explication60.
Il
advient qu’un tel passage, si explicite, doit nous convaincre
définitivement que la classification naturelle dépend étroitement
du phénoménalisme, et n’en est que l’expression achevée. Sans
la méthode phénoménaliste, point de classification naturelle ;
c’est-à-dire que si l’on cherche intentionnellement à accéder
à cette dernière, que l’on devient réaliste par méthode et que
cela entraîne une confusion des domaines physique et métaphysique :
on se voue à l’échec. Paradoxalement, la métaphysique se
présente en physique, la classification naturelle se découvre au
physicien, sans qu’elles soient sollicitées d’eux, mais pas plus
exclues. Or, s’il est possible par l’histoire de la physique de
suivre le développement des théories représentatives, il serait
également envisageable de reconnaître en elles ‒ le cas échéant
‒ les qualités qui doivent marquer la tendance à la
classification naturelle. Ces caractéristiques, nous pouvons
aisément les déduire de la notion de classification naturelle ;
laquelle devrait impliquer historiquement une tendance à l’unité,
dont nous avons déjà parlé, mais surtout un progrès continu lors
de l’évolution théorique. Ce continuisme historique, qui s’avère
une constante de l’époque, est persistant chez Duhem ; il est
clairement pour notre auteur une justification de la classification
naturelle :
Ainsi,
par une tradition continue, chaque théorie physique passe à celle
qui la suit la part de classification naturelle qu’elle a pu
construire, comme, en certains jeux antiques, chaque coureur tendait
le flambeau allumé au coureur qui venait après lui ; et cette
tradition continue assure à la science une perpétuité de vie et de
progrès61.
Le
progrès de la physique, et de la science en général, est un fait
unanimement reconnu ; mais la nature de ce progrès a son
importance. Une théorie qui a quelque chose de la classification
naturelle doit, par conséquent, être l’image plus ou moins fidèle
de la réalité. Et pour qu’il existe une telle tendance, il faut
que la théorie nouvelle qui remplace la plus ancienne en préserve
une part essentielle, c’est-à-dire qu’elle n’en garde que ce
qu’il y a de vrai. Ce faisant, la transmission durable et répétée
qui s’opère à chaque théorie successive accroît la
classification naturelle. Si, au contraire, la nouvelle théorie
anéantissait l’ancienne et se proposait de bâtir sur du neuf,
alors l’histoire ne nous montrerait rien de mieux que de vaines
tentatives qui s’annulent les unes après les autres : la
classification naturelle serait une chimère.
La
distinction entre partie représentative et partie explicative dans
la théorie physique, a pour but de saisir le développement de la
physique dans ses deux conceptions possibles. Duhem prend comme
exemple les théories de l’optique62,
de Descartes à Fresnel, en passant par Newton ; il rapporte le
sort bien différent qui échoit à la théorie représentative et
aux explications qui sont venues s’y accoler. L’une est reprise
comme telle, parfois améliorée, par les savants successeurs ;
tandis que les explications se substituent constamment aux
précédentes, et dépendent exclusivement du système métaphysique
adopté. À l’instar de la querelle des causes occultes, les
divergences métaphysiques vont engendrer une foule de théories
opposées alors qu’il ne s’agit que d’une même théorie
représentative en plein développement.
Concluant
sur une métaphore de la marée montante63,
Duhem explique que le fracas des vagues échouant sur le sable
représente les tentatives d’explications qui échouent et
retournent à la poussière de l’oubli ; tandis que la
progression incessante de la marée montante figure la tendance
continue et toujours croissante de la classification naturelle. Le
premier mouvement est superficiel, car la méthode qui le cause est
erronée, il ne peut tromper que l’observateur à court terme ;
le second mouvement, essentiel et véritablement fécond, est le
résultat de la méthode adéquate, seul le physicien qui invoque
l’histoire en mesure pleinement l’ampleur et la direction.
La
continuité entre les théories physiques que Duhem observe dans
l’histoire des sciences est la marque de la classification
naturelle. Tout comme le mouvement de marée haute demeure
imperceptible jusqu’à ce qu’on en constate les effets, la
classification naturelle se devine par l’histoire à sa manière.
En conséquence, plus le continuisme de Duhem se confirme avec force
détails, plus il justifie du même coup la classification naturelle.
On comprend par là le souci historique que Duhem manifesta assez
tôt, et la part considérable que de tels travaux prirent dans son
œuvre. Certains thèmes comme la continuité du savoir, la
contribution collective aux découvertes, et les circonstances qui
guident le choix des hypothèses se font sentir, éparpillés dans
les nombreux ouvrages de notre auteur. Chez Duhem, les productions
purement scientifiques ou philosophiques fourmillent de pages
illustratives ayant trait à l’histoire64,
mais c’est dans son imposant Système du monde qu’il
consacre l’abondance du nombre de pages et ses dernières années,
avec pour but de s’attaquer de front à ces questions. On pourrait
résumer la démarche de son ultime composition par l’établissement
d’une continuité entre la science antique et la science moderne :
à savoir, le dépoussiérage historique de la science du Moyen Âge.
Établir
la continuité de l’histoire des sciences, tel est le but que se
propose Duhem dans ses travaux historiques, parce que de cette
manière il est possible d’assurer le principe directeur de la
physique ‒ la classification naturelle ‒ qui ne saurait l’être
par la pure logique. En ce cas, l’histoire vient soutenir la
théorie physique ; et l’on doit même ajouter qu’elle prend
en quelque sorte place, après le sens commun, dans l’épistémologie
duhémienne. Ce fait établi, ne pourrait-on pas aborder de plus près
cette continuité et étudier les mécanismes qui la sous-tendent ?
Un mécanisme fondateur des théories physiques, et dont Duhem traite
dans La Théorie physique, est celui du choix des
hypothèses. Après avoir rejeté le recours à la métaphysique et
l’inductivisme, Duhem impose la simple logique comme seule
condition aux hypothèses. Mais de cette quasi totale absence de
contrainte, comment le choix du physicien va-t-il s’opérer ?
Une telle liberté ne pourrait donner lieu à une suite cohérente de
théories, d’ailleurs, aucun esprit ne serait à même de
construire entièrement le système de suppositions qui doit se
confronter à l’expérience. Duhem riposte alors :
Aussi
l’histoire nous montre-t-elle qu’aucune théorie physique n’a
jamais été créée de toutes pièces. La formation de toute théorie
physique a toujours procédé par une suite de retouches qui,
graduellement, à partir des premières ébauches presque informes,
ont conduit le système à des états plus achevés ; et, en
chacune de ces retouches, la libre initiative du physicien a été
conseillée, soutenue, guidée, parfois impérieusement commandée
par les circonstances les plus diverses, par les opinions des hommes
comme par les enseignements des faits. Une théorie physique n’est
point le produit soudain d’une création ; elle est le
résultat lent et progressif d’une évolution65.
Et
pour appuyer ces affirmations, Duhem esquisse en une cinquantaine de
pages l’évolution de la doctrine de la gravitation universelle
d’Aristote à Newton66 ;
concluant de cet aperçu qu’ « à aucun moment, nous ne
pouvons saisir une création soudaine et arbitraire d’hypothèses
nouvelles67 ».
L’histoire,
à nouveau, soutient la théorie physique ; mais cette fois, il
ne s’agit pas de justifier un principe extérieur à la physique :
l’Histoire, par les contraintes qu’elle impose au physicien,
complète de l’intérieur les limites de la méthode physique.
C’est elle qui supplée au manque d’orientation du physicien, qui
lui fournit son cadre de travail. L’histoire de la physique, qui a
ses contingences et ses circonstances, manifeste aux esprits qui y
participent une sorte d’atmosphère dans laquelle ils baignent.
Cette espèce de bouillonnement intellectuel, propre à chaque
époque, est néanmoins le produit de l’apport des siècles ;
il restreint l’initiative du physicien qui n’a plus qu’à
saisir l’hypothèse qui se découvre à lui et se met à sa
portée :
La
logique laisse une liberté presque absolue au physicien qui voudrait
faire choix d’une hypothèse ; mais cette absence de tout
guide et de toute règle ne saurait le gêner, car, en fait, le
physicien ne choisit pas l’hypothèse sur laquelle il fondera une
théorie ; il ne la choisit pas plus que la fleur ne choisit le
grain de pollen qui la fécondera ; la fleur se contente
d’ouvrir toute grande sa corolle à la brise ou à l’insecte qui
porte la poussière génératrice du fruit ; de même, le
physicien se borne à ouvrir sa pensée, par l’attention et la
méditation, à l’idée qui doit germer en lui, sans lui68.
À
l’appui de cette thèse, Duhem indique un fait bien mystérieux :
la simultanéité des découvertes scientifique. En effet, il se
trouve de certaines hypothèses et doctrines qui ont marquées la
science, qu’à l’époque de leur formulation, divers savants,
pourtant éloignés les uns des autres et sans qu’ils eussent pu
communiquer en des temps si courts, ont eut la même invention. Selon
Duhem, le phénomène est fréquent, et il en donne plusieurs
exemples : parmi eux, celui de la découverte du système de la
gravitation universelle, qui germa « dans les esprits de Hooke,
de Wren, de Halley, en même temps qu’il s’organisait dans le
cerveau de Newton69 ».
Pareillement, le principe d’équivalence entre chaleur et travail
en thermodynamique fut énoncé « par Robert Mayer en
Allemagne, par Joule en Angleterre, par Colding en Danemark70 »,
tandis que Sadi Carnot en France en était le premier inventeur, et
ce dans l’ignorance réciproque des méditations de leurs pairs.
D’où cette impression, que Duhem traduit en doctrine : « on
dirait que l’idée flotte dans l’air71 ».
Ainsi,
la continuité de l’histoire des sciences que professe Duhem évacue
l’inquiétude quant au choix des hypothèses ; étrangement,
l’on ne saurait pas dire si c’est la continuité dans les
hypothèses qui façonne la continuité de l’histoire des sciences,
ou l’inverse. Cela vient de ce que le rôle du physicien est
réceptif, et paraît même passif. Mais nous pensons qu’il
convient de nuancer cette interprétation. Dans la formulation des
hypothèses, on pourrait dire que l’histoire de la physique agit
sous deux rapports : le premier, en tant qu’elle est objet
d’étude du physicien, le second, en tant que le physicien est un
de ses éléments, et qu’elle agit immédiatement sur lui ‒ en ce
sens, l’histoire qui est une discipline de l’esprit humain
devient l’Histoire qui est comme une entité extérieure à
l’homme. Il y a une forme d’immanence et de transcendance dans
ces deux manières d’être.
À
l’origine, Duhem n’assigne au bon sens que la responsabilité de
juger de la préservation ou de l’abandon d’une hypothèse, et
non pas de sa création. Or on l’a vu, selon Duhem, nulle hypothèse
ne résulte d’une création, mais elles émergent au fur et à
mesure des corrections et multiples retouches. Mais si le bon sens
est capable de discerner le vrai du faux dans les hypothèses, de
conduire, guidé par la connaissance historique du développement
théorique, à des modifications profondes, quoique graduelles, sur
la nature de ces hypothèses ; alors, il n’est pas difficile
d’élargir un peu son domaine de responsabilité, et d’affirmer
que le bon sens participe à la découverte des hypothèses. Le lien
entre la faculté du bon sens et l’histoire des théories physiques
est étroit72.
L’étude des théories physiques et de leur développement
historique aiguiserait le bon sens du physicien et lui permettrait,
en apercevant quelque tendance, de mieux percevoir l’hypothèse qui
doit continuer cette évolution. Dans Le phénoménalisme
problématique de Pierre Duhem, Jean-François Stoffel a
constaté la sorte de passivité que Duhem octroie au physicien dans
le choix des hypothèses. Mais il ajoute, rejoignant l’interprétation
d’Octave Manville73
et s’appuyant sur une citation extraite du Traité
d’énergétique74,
que c’est aussi par sa considération active de l’histoire des
sciences que le physicien est guidé dans le choix des hypothèses75.
On
pourrait dire, pour reprendre la métaphore que Duhem utilise, que le
bon sens, constitué de raisons historiques et non logiques,
résultant de la considération de l’histoire de la physique, est à
l’image du calice de la fleur qui, selon sa maturité, est à même
de recevoir le pollen générateur du fruit. Le physicien, en
affûtant son bon sens, en exacerbant son attention, se rend capable
de concevoir l’hypothèse idoine ; et là est le génie, qui
ne peut être égal en partage. Pour autant, cette activité bien
réelle du physicien n’exclue en rien le rôle supérieur que joue
l’Histoire, elle s’y inscrit même parfaitement. Selon Duhem, il
ne suffit pas au physicien de contempler les lois expérimentales
pour en induire les hypothèses requises :
Il
faut encore que les pensées habituelles à ceux au milieu desquels
il vit, que les tendances imprimées à son propre
esprit par ses études antérieures
viennent le guider et restreindre la
latitude trop grande que les lois de la logique laissent à ses
démarches. Combien de parties de la Physique gardent, jusqu’à ce
jour, la forme purement empirique, attendant que les circonstances
préparent le génie d’un physicien à concevoir les
hypothèses qui les organiseront en théorie76 !
Cela
signifie que bien qu’actif dans la recherche des hypothèses, le
physicien, par ses études historiques qui demeurent des
circonstances, n’en est pas moins réceptif, et au final il se
contente d’« ouvrir sa pensée, par l’attention et la
méditation, à l’idée qui doit germer en lui, sans lui77 ».
De cette façon, le bon sens du physicien participe à l’élaboration
même de la classification naturelle.
La
continuité que l’on observe en ayant recours à l’histoire des
sciences fournit pour Duhem une solide justification de sa doctrine
de la classification naturelle. En revanche, ni l’analyse de la
théorie physique, ni la méthode historique qui en retrace les
développements ne permettent d’expliquer cette continuité et d’en
donner la cause. Cependant, il y a chez Duhem une philosophie de
l’histoire, dont il fait état avec parcimonie, et qu’il faudrait
appeler providentialisme. Selon lui, les physiciens sont
guidés dans la formulation des hypothèses par l’histoire de la
physique ; malgré la liberté de ces savants qui font
l’histoire des sciences, malgré les circonstances spéciales,
malgré les forces et tendances diverses qui peuvent s’y
manifester78 :
la science progresse, avec une admirable continuité, ce qui pour
Duhem révèle l’influence d’une idée directrice. Dans
L’évolution de la mécanique, Duhem laisse
transparaître sa doctrine selon laquelle nulle œuvre n’est
écartée dans le développement scientifique, chacune prenant la
place qui lui est due :
Au
travers des vicissitudes qui renversent les unes sur les autres les
théories éphémères, une Idée directrice semble veiller à ce
qu’aucun effort sincère vers la vérité ne demeure vain et
stérile. Le créateur conscient d’une doctrine mécanique est
aussi le précurseur inconscient des doctrines qui remplaceront
celle-là79.
Pour
que le travail de chaque savant ne soit pas perdu et oublié, pour
qu’il puisse contribuer, selon sa manière, à l’avancement de la
science, et ainsi s’inscrire dans une continuité de progrès ;
il faut qu’il y ait comme un dessein supérieur, une forme de
transcendance dirigeant l’Histoire ‒ car l’histoire des
sciences n’est qu’une partie perméable à la globalité
historique ‒ et discernable par elle. Aussi, il n’est pas
difficile de passer d’une idée directrice à la notion de
Providence ; et Duhem, après avoir explicité l’analogie
entre l’évolution du vivant et l’évolution des sciences, finit
dans Les origines de la statique sur ces mots :
Comment
tous ces efforts auraient-ils pu concourir exactement à la
réalisation d’un plan inconnu des manœuvres, si ce plan n’avait
préexisté, clairement aperçu, en l’imagination d’un
architecte, et si cet architecte n’avait eu le pouvoir d’orienter
et de coordonner le labeur des maçons ? Le développement de la
Statique nous manifeste, autant et plus encore que le développement
d’un être vivant, l’influence d’une idée directrice. Au
travers des faits complexes qui composent ce développement, nous
percevons l’action continue d’une Sagesse qui prévoit la forme
idéale vers laquelle la Science doit tendre et d’une Puissance qui
fait converger vers ce but les efforts de tous les penseurs ; en
un mot, nous y reconnaissons l’œuvre d’une Providence80.
De
tout ceci, que s’en dégage-t-il ? Selon Duhem, la Providence
à l’œuvre façonnerait cette continuité que l’on observe dans
l’histoire des sciences, et, du même coup, serait responsable de
la tendance à la classification naturelle. Dans Le
phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, M. Stoffel
exprime que l’histoire a quelque chose d’un rôle métaphysique,
il parle de « l’importance non seulement de l’histoire des
sciences, mais encore de l’Histoire (qui supplante presque la
métaphysique81) ».
Nous pensons également que Duhem se sert de l’histoire à l’instar
d’une métaphysique ; ou plutôt que la méthode historique ‒
qui indéniablement n’est pas exclusivement métaphysique, car dans
l’épistémologie duhémienne elle fait partie intégrante de la
méthode physique quant au choix des hypothèses, ce qui est
d’ailleurs une spécificité de la physique82
‒, que cette méthode historique, disions-nous, a, chez Duhem, une
propension métaphysique patente que révèle son providentialisme.
Cette sorte de méthode métaphysique ‒ l’usage qui est fait de
la méthode historique ‒ existe au moins en ce qu’elle permet la
justification de la classification naturelle, que Duhem reconnaît
comme une affirmation métaphysique.
Au
final, Duhem a subtilement concilié ses conceptions physiques et
métaphysiques : que l’on soit, un physicien qui ne croit
point en la Providence, ou, comme notre savant, un physicien croyant,
cela ne change rien pour la physique elle-même. Dieu agit tel un
coryphée ayant pour chœur l’ensemble des physiciens, ceux-ci
psalmodient selon leur partition, et ajoutent leurs tons à une
harmonie générale prévue par le divin Maître, qui donne à chacun
sa réplique. Le physicien est responsable de sa partition, mais il
n’est pas en son pouvoir de décider de l’harmonie générale ;
or, s’il choisit tout de même de se mêler d’affaires qui ne
sont point les siennes, il négligera alors sa fonction, son devoir,
et, ne s’occupant pas de sa partition, il entravera le bon
déroulement de la physique tout en gênant l’ensemble de ses
pairs. Il y a, pensons-nous, dans l’attitude qu’assigne Duhem au
physicien, une humilité qui ne doit pas être étrangère à son
éducation religieuse : il n’est pas du ressort du physicien
de réaliser la classification naturelle ‒ pourtant aspiration
irrépressible de son esprit et but de la théorie qu’il construit
‒, mais, en se résignant à un rôle subalterne, il coopère
effectivement à l’accomplissement de cette tendance. Cette
attitude ne manque pas non plus de révéler une certaine influence
pascalienne ; car en acceptant le phénoménalisme, le physicien
reconnaît sa misère de ne pouvoir atteindre seul la vérité,
toutefois, en remettant sa cause dans les mains de Dieu, la
Providence se charge de l’y faire parvenir. Pas de classification
naturelle, pas de réalisme, sans phénoménalisme ! Si l’on
avait objecté à Duhem cette opposition apparente entre sa doctrine
du phénoménalisme et celle de la classification naturelle,
celui-ci, nous dit très justement M. Stoffel, aurait eu la
réplique : « C’est donc, nous dirait sans doute Duhem,
en se détournant du réalisme et en laissant faire le temps et la
Providence, qu’on travaille, en réalité, pour le réalisme83 ! »
Oui, car dans cette perspective, Dieu qui attire tout à Lui, suscite
le mouvement de la physique vers la métaphysique. Mais nous qui ne
sommes point parfaits, si nous désirions mêler physique et
métaphysique, nous ne pourrions le faire sans détruire l’une et
l’autre.
Le
recours à l’histoire de la physique est partout présent dans
l’œuvre de Duhem. Sans être une conversion, cette inclination à
l’histoire indique la fonction d’avocat du projet duhémien
qu’elle occupe. L’histoire défend tour à tour la vision de
Duhem physicien, Duhem logicien ‒ nous dirions philosophe de la
physique ‒ et finalement Duhem métaphysicien ; elle articule
ces diverses conceptions et leur confère une solide unité. En
justifiant l’introduction des hypothèses, l’histoire assure le
projet scientifique84 ;
or Duhem écrit par ailleurs : « Faire l’histoire d’un
principe physique, c’est, en même temps, en faire l’analyse
logique85. »
Par sa pratique de la physique, et forcément par l’apprentissage
historique des théories physiques, Duhem est amené à une
conception logique, ou philosophique, de sa science. L’histoire,
sans doute, justifie l’entière philosophie de la science de
Duhem : que ce soit dans son aspect purement logique, au
physicien, « elle le fait souvenir que les plus séduisants
systèmes ne sont que des représentations provisoires et non des
explications définitives86 » ;
ou dans son aspect métaphysique, « en lui citant les
prophéties que la théorie a formulées et que l’expérience a
réalisées, elle crée et fortifie en lui cette conviction que la
théorie physique n’est point un système purement artificiel, […]
qu’elle est une classification de plus en plus naturelle87 ».
En préservant le physicien à la fois du dogmatisme ‒ c’est-à-dire
des funestes prétentions du réalisme méthodique ou scientifique ‒
et du pyrrhonisme ‒ à savoir un phénoménalisme aveugle et
incomplet ‒, on peut dire de l’histoire, qu’elle « le
maintient ainsi en cet état de parfait équilibre d’où il peut
sainement apprécier l’objet et la structure de la théorie
physique88 ».
On réalise alors pleinement pourquoi l’auteur du Système du
monde n’a pas hésité à user des services pléniers de
l’histoire, puisqu’elle tient un rôle central, capital, et si
favorable à la vocation du physicien, telle que la concevait Duhem.
•
À
l’issue de cette partie, nous avons pu constater comme la
philosophie de la science est, chez Duhem, un système vraiment
complexe qui ne tient debout que par l’organisation méticuleuse ‒
sans confusion possible ‒ des diverses forces qui entrent en jeu.
Avec le recul que nous apporte une telle analyse, il semblerait que
ce système soit en mesure de susciter l’assentiment universel.
Puisque, aussi bien le moins pénétrant des positivistes, que le
plus spirituel des réalistes, y trouve finalement son compte. Duhem
a voulu que de tels physiciens puissent tomber d’accord en physique
et consentir à la même méthode scientifique, alors même qu’ils
ne se peuvent souffrir sur les domaines extérieurs à la science.
Pour lui, c’est là atteindre un idéal de la Science, tel
d’ailleurs que l’ont conçu bien des philosophes89.
Après
avoir montré par l’analyse logique la nécessité d’une stricte
distinction des méthodes physique et métaphysique ‒ fondement du
phénoménalisme ‒, Duhem nous fait sentir que la simple logique ne
peut suffire à pénétrer à plein la compréhension de la théorie
physique. Par son épistémologie, il dépasse le cadre d’un
phénoménalisme trop étroit et révèle de nouvelles connaissances,
quoique intuitives, que sont les aspirations à l’unité théorique
et à la classification naturelle. Puis, l’histoire de la physique
en s’ajoutant à l’épistémologie vient renforcer la conviction
qui émergeait de celle-ci. Enfin, la classification naturelle, qui
revient à la considération métaphysique de la théorie physique,
se présente comme l’aboutissement du phénoménalisme. Elle trouve
son ultime justification, par le biais du continuisme, en la
philosophie de l’histoire providentialiste qui émane de quelques
endroits épars dans l’œuvre duhémienne. La doctrine de la
classification naturelle se déduit tout naturellement du
phénoménalisme, si bien que Duhem ne nous présente pas une
philosophie de la science rapiécée. Or, considérer que cette
philosophie puisse se résumer en le terme de phénoménalisme, ce
n’est pas avancer que la simple formulation de celui-ci, que se
borner à sa définition, permette de saisir la pensée de notre
auteur dans toute sa complexité ; mais cela signifie plutôt
qu’il la contient en germe. Et pour que ce germe se développe
jusqu’à maturité, il faut passer par l’épistémologie et
l’histoire de la science. Nous croyons ainsi avoir confirmé ce que
nous annoncions au début : le phénoménalisme de Duhem se
déploie en une gradation continue, prenant racine dans la pratique
pure de la physique, et dont la cime côtoie la plus haute
métaphysique.
Pour la Vérité !
Lars Sempiter.
1. P.
DUHEM, La science allemande, Paris, Librairie
scientifique A. Hermann & Fils, 1915, p. 105.
2. P.
DUHEM, La science allemande, p. 137. Citation tirée de
B.
PASCAL, De
l’esprit géométrique,
éditions eBooksFrance, p. 8.
3. P.
DUHEM, La science allemande, p. 111.
4. P.
DUHEM, La science allemande, p. 108.
5. P.
DUHEM, La science allemande, p. 143.
6. P.
DUHEM, La science allemande, p. 107.
7. P.
DUHEM, La science allemande, p. 84.
8. P.
DUHEM, La science allemande, p. 85.
9. P.
DUHEM, La science allemande, p. 137-138.
10. P.
DUHEM, La science allemande, p. 137.
11. P.
DUHEM, TP, p. 166.
12. P.
DUHEM, TP, p. 166.
13. P.
DUHEM, TP, p. 166.
14. P.
DUHEM, TP, p. 167.
15. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 140-141.
16. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 140.
17. Voir
aux pages 26-30
du présent ouvrage.
18. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 140.
19. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 141.
20. P.
DUHEM, « Physique
de croyant », n° 2, p. 143.
21. Voir
la citation référencée par la note n° 1, à la page 31
du présent ouvrage.
22. P.
DUHEM, TP, p. 39.
23. P.
DUHEM, TP, p. 166.
24. P.
DUHEM, TP, p. 363. Duhem parle d’ailleurs d’une
condition logique, alors qu’il avait précédemment explicité que
cette intuition dépasse le cadre de la logique (notamment p. 161).
Nous ne voyons pas comment dissiper cette contradiction sauf à
considérer une erreur de la part de Duhem qui sera rectifiée dans
« Physique
de croyant ».
25. P.
DUHEM, TP, chapitre IV, section X, p. 158-167.
27. R.
MAIOCCHI, « De l’importance du phénoménalisme de Pierre
Duhem », p. 511.
28. R.
MAIOCCHI, « De l’importance du phénoménalisme de Pierre
Duhem », p. 511.
29. P.
DUHEM, La science allemande, p. 103.
30. L’inductivisme
dont il s’agit est la doctrine selon laquelle toute hypothèse
doit être tirée de l’expérience. Le physicien n’a donc pas la
liberté de formuler n’importe quelles hypothèses logiques.
31. Voir
P. DUHEM, TP, p. 312-328.
32. P.
DUHEM, La science allemande, p. 122.
33. P.
DUHEM, La science allemande, p. 6.
34. P.
DUHEM, TP, p. 358.
35. P.
DUHEM, TP, p. 435.
36. À
ce titre, le chapitre VII, section V (p. 427-441) de La
Théorie physique
est remarquable. Et puis, dans « Quelques réflexions
sur la science allemande », voir particulièrement les
chapitres II, V et VI (La science allemande, p.
105-107, et p. 112-122).
37. P.
DUHEM, La science allemande, p. 114.
38. Dans
La Théorie physique, p. 291, 428-430, 433-434,
437-438. Dans La science allemande, p. 106, 109, 114,
115, 118, 136.
39. P.
DUHEM, TP, p. 357.
40. P.
DUHEM, TP, p. 357.
41. Voir
P. DUHEM, TP, p. 265-267, 430-431, 437-438.
42. P.
DUHEM, TP, p. 172.
43. Voir
P. DUHEM, TP, p. 38-39, pour l’intuition pleinement
évidente du sens commun à propos de la classification naturelle.
Et p. 357, pour les intuitions beaucoup moins évidentes du bon sens
à propos du choix des hypothèses.
44. P.
DUHEM, La science allemande, p. 6-7. Duhem identifie le
bon sens au cœur, or il est clair qu’il ne s’agit pas ici du
bon sens de La Théorie physique, mais plutôt du bon
sens synonyme de sens commun, car il signifie la faculté dont tous
deux participent.
45. P.
DUHEM, TP, p. 437-438.
46. P.
DUHEM, TP, p. 439.
47. P.
DUHEM, TP, p. 439.
48. P.
DUHEM, TP, p. 267.
49. Voir
P. DUHEM, TP, p. 345-349, qui est un bon exemple du
rôle qu’exerce le bon sens dans le choix des hypothèses.
50. P.
DUHEM, La science allemande, p. 124.
51. Pour
le sens commun, voir La Théorie physique, p. 439. Pour
le bon sens, voir La science allemande, p. 11 et 99.
52. P.
DUHEM, TP, p. 436.
53. P.
DUHEM, TP, p. 436.
54. J.-F.
STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem,
p. 79-81. Cette expression fut utilisée par Duhem lui-même dans
une lettre à son ami d’enfance, le docteur Récamier.
55. P.
DUHEM, TP, p. 167.
56. P.
DUHEM, TP, chapitre II, section IV,
p. 34-39.
57. P.
DUHEM, TP, p. 42.
58. P.
DUHEM, TP, chapitre III, p. 45.
59. P.
DUHEM, TP, p. 47.
60. P.
DUHEM, TP, p. 47.
61. P.
DUHEM, TP, p. 48.
62. P.
DUHEM, TP, p. 48-57.
63. P.
DUHEM, TP, p. 58.
64. Par
exemple, l’étude historique menée dans la thèse De
l’aimantation par influence (1888), la recherche d’une
tradition phénoménaliste débutée dans « Physique
et métaphysique » (1893), et l’article « L’évolution
des théorie physique du XVIIᵉ
siècle jusqu’à nos jours » (1894). À
cela s’ajoute
évidemment les passages de La Théorie physique
que nous sommes en train de traiter en ce chapitre.
65. P.
DUHEM, TP, p. 365.
66. P.
DUHEM, TP, p. 367-416.
67. P.
DUHEM, TP, p. 416.
68. P.
DUHEM, TP, p. 422-423.
69. P.
DUHEM, TP, p. 421.
70. P.
DUHEM, TP, p. 421.
71. P.
DUHEM, TP, p. 420.
72. Voir
P. DUHEM, La science allemande, p. 119 et p. 133.
73. Voir
O. MANVILLE, La réponse de Pierre Duhem, p. 32.
D’après J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique
de Pierre Duhem, p. 222.
74. P.
DUHEM, Traité d’énergétique ou de thermodynamique
générale, tome I, Paris, Gauthier-Villars
Imprimeur-Libraire, 1911, 528 p.
75. J.-F.
STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem,
p. 222.
76. P.
DUHEM, TP, p. 420. L’italique est de nous.
77. P.
DUHEM, TP, p. 423.
78. P.
DUHEM, La science allemande, p. 119. Duhem explique que
les hypothèses fondatrices des théories physiques sont fruits de
la rencontre de nombreux ingrédients : « données de
l’observation commune, résultats de l’expérience scientifique
que secondent des instruments, théories anciennes maintenant
oubliées ou rejetées, systèmes métaphysiques, croyances
religieuses même y ont contribué ».
79. P.
DUHEM, L’évolution de la mécanique, Paris,
Librairie scientifique A. Hermann, 1905, p. 345-346. Duhem présente
d’ailleurs l’exemple de Lagrange qui, sans le savoir, à préparé
par sa mécanique du mouvement local, la mécanique chimique de
Gibbs.
80. P.
DUHEM, Les origines de la statique, tome II, Paris,
Librairie scientifique A. Hermann, 1906, p. 290. En une autre
occurrence, Duhem avait déjà adopté de semblables
considérations : voir P. DUHEM, « L’évolution des
théorie physique du XVIIᵉ
siècle jusqu’à nos jours », Revue des Questions
Scientifiques, 1894, p. 234. D’après J.-F. STOFFEL, Le
phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 290.
81. J.-F.
STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem,
p. 292.
82. P.
DUHEM, TP, chapitre VII, section VI, p. 441-445.
83. J.-F.
STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem,
p. 216.
84. P.
DUHEM, Traité d’énergétique ou de thermodynamique
générale, tome I, Introduction, p. 4-5.
85. P.
DUHEM, TP, p. 444.
86. P.
DUHEM, TP, p. 444.
87. P.
DUHEM, TP, p. 445.
88. P.
DUHEM, TP, p. 445.
89. S’il
fallait donner un exemple, on prendrait sûrement celui de Kant, qui
est exprimé au début de la préface aux Prolégomènes à
toute métaphysique future.
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