vendredi 12 août 2016

L'Articulation entre Physique et Métaphysique chez Pierre Duhem - Seconde partie (chapitre 3 et 4)

 

I. 3. L’épistémologie duhémienne
I. 3. a. Sens commun et classification naturelle
L’hypothèse que nous venons d’employer, et qui attribue à Duhem l’utilisation de la méthode métaphysique pour justifier la classification naturelle, nous a paru confirmée par la clarification qu’elle amène sur une prétendue contradiction doctrinale. Mais on nous rétorquera que cela ne peut suffire à l’établir certainement. Aussi, il nous faut désormais étudier plus soigneusement comment la méthode métaphysique est exploitée par le physicien et les circonstances qui le doivent amener à user de cette méthode.
Duhem reconnaît que l’étude logique de la méthode positive ne permet pas d’en achever la compréhension, car elle ne peut rendre compte de tous ses principes. Dans un article intitulé « Quelques réflexions sur la science allemande », Duhem établit en citant Pascal une distinction qui s’avère cruciale :
« Les principes se sentent, les propositions se concluent, » a dit Pascal, qu’il faut toujours citer lorsqu’on prétend parler de la méthode scientifique. En toute science qui a revêtu la forme qu’on nomme rationnelle, la forme que, mieux encore, on appellerait mathématique, il faut, en effet, distinguer deux tactiques, celle qui conquiert les principes, celle qui parvient aux conclusions1.
La première tactique, selon Duhem, est du ressort de l’esprit de finesse. La seconde, autrement appelée méthode déductive, emprunte le talent de l’esprit géométrique. Or, la science ne peut se passer de l’une de ces facultés et s’appuyer exclusivement sur l’autre, sans quoi elle pourvoirait à sa ruine. Les deux sont nécessaires, et Duhem fustige leur excès respectif. En écrivant « Quelques réflexions sur la science allemande », Duhem s’en prend à cette manière de concevoir ‒ pour lui, trait caractéristique des Allemands ‒ qui exige de tout démontrer, tout déduire, et tout définir ; car la pleine certitude ne peut se présenter ‒ à l’esprit allemand ‒ autrement. À nouveau, Duhem se réfère à Pascal, et cite De l’esprit géométrique : « Contre cet ordre [celui de la géométrie] pèchent également ceux qui entreprennent de tout définir et de tout prouver, et ceux qui négligent de le faire dans les choses qui ne sont pas évidentes d’elles-mêmes2. »
Pour Duhem, à l’instar de Pascal, il y a des notions évidentes d’elles-mêmes, qu’on ne peut déduire ou définir, néanmoins, on en a l’intuition. Et l’intuition de ces vérités, dit-il, est « apanage de l’esprit de finesse3 ». Si l’esprit géométrique est d’une inflexible rigueur et, tel un char blindé, suit minutieusement le chemin de la logique ; l’esprit de finesse, quant à lui, tout en souplesse et en acrobatie, progresse comme un maître de la voltige aérienne, ce jusqu’à des positions inaccessibles au premier :
Tantôt on le voit, d’un bond audacieux, franchir l’abîme qui sépare deux propositions. Tantôt il se glisse et s’insinue entre les objections multiples qui défendent l’abord d’une vérité. Non qu’il procède sans ordre ; mais l’ordre qu’il suit, il se le prescrit à lui-même ; il le modifie sans cesse au gré des circonstances et des occasions, en sorte qu’aucune définition précise n’en saurait fixer les sinuosités et les sauts imprévus4.
L’allure de l’esprit de finesse tranche donc radicalement avec celle de l’esprit géométrique. Leurs moyens ne sont pas les mêmes, et chacun d’eux doit mener à bien une tâche particulière. À quoi peuvent bien servir les capacités de l’esprit de finesse ? Dans quel cas est-il plus utile de sentir que de conclure, d’employer l’intuition plutôt que la démonstration ? Duhem est clair, « l’intuition découvre les vérités ; la démonstration vient après, qui les assure5 » ; et l’analogie qu’il donne ensuite, à savoir l’esprit de finesse comme architecte et l’esprit géométrique comme maçon, témoigne que le premier s’occupe des fondements de la science et non le second. Pour bien marquer le disparate entre les aptitudes de chaque esprit, Duhem indique la supériorité de l’un quant à la découverte des principes des sciences, car « plus encore que le mathématicien, le physicien, pour choisir ses axiomes, aura besoin d’une faculté distincte de l’esprit géométrique ; il lui faudra faire appel à l’esprit de finesse6 ».
Or, la classification naturelle considérée comme une tendance de la théorie physique, n’est-elle pas un principe directeur de la science ? ‒ principe qui n’étant pas constitutif de la méthode scientifique utilisée, n’en émerge pas moins malgré elle. Réflexion faite, l’esprit de finesse a-t-il quelque rôle à jouer ? En prenant l’exemple de la botanique, Duhem esquisse le passage d’une classification des végétaux telle que Linné la concevait ‒ c’est-à-dire en fonction du nombre des étamines de la fleur ‒ à celle de Bernard de Jussieu et son neveu Laurent, qui refusent ce système arbitraire et souhaitent établir une classification naturelle sur base de considérations morphologiques détaillées ‒ c’est-à-dire selon l’importance des organes et leurs divers rôles. Le premier incarne l’esprit géométrique aveugle, tandis que les seconds font preuve d’esprit de finesse. Duhem peut ainsi écrire : « On ne saurait dire plus clairement que l’établissement d’une classification naturelle passe les forces de l’esprit de géométrie et que, seul, l’esprit de finesse s’y peut essayer7. » Il affirme derechef : « Le seul esprit de finesse peut donc, dans une science, mettre un ordre naturel, parce qu’il peut seul apprécier le degré d’importance des diverses vérités8. »
Si l’esprit de finesse est capable de former une classification naturelle, d’autant mieux peut-il reconnaître dans une classification, le naturel de l’artificiel, et par là identifier une tendance à une telle classification le cas échéant. C’est donc l’esprit de finesse qui doit façonner en nous le sentiment, l’intuition, l’aspiration ou la conviction de la classification naturelle ‒ qui sont autant de termes que Duhem utilise pour caractériser la connaissance qu’on en peut avoir. Mais une question légitime semble se dégager : d’où peut-il bien tirer, cet esprit, la connaissance qu’il prétend donner ? On sait que l’esprit géométrique déduit ses conséquences de prémisses, mais Duhem d’accord avec Pascal ne peut accepter une réduction à l’infini9 : il faut admettre un domaine de vérités évidentes auquel puisse se fixer la chaîne déductive, car cette dernière n’est pas créatrice de certitude, mais la préserve tant que la rigueur est épargnée. Par conséquent, Duhem déclare que l’esprit de finesse possède « le pouvoir de tirer du sens commun, où elles étaient contenues, certaines connaissances douées de cette extrême évidence qui n’a pas la conviction des démonstrations, mais qui en a toute la certitude10 ». Le sens commun apparaît donc comme le fondement de toute certitude en science.
Après avoir mieux saisi les caractères de l’épistémologie duhémienne, il est désormais intéressant de revenir à La Théorie physique, où Duhem tente de justifier les deux vérités que sont l’unité théorique et la classification naturelle :
Cette aspiration vers une théorie dont toutes les parties s’accordent logiquement les unes avec les autres est, d’ailleurs, l’inséparable compagne de cette autre aspiration, dont nous avons déjà constaté l’irrésistible puissance, vers une théorie qui soit une classification naturelle des lois physiques11.
Ces deux principes ne sont pas connus à partir de la méthode déductive, Duhem ne cherche donc pas à les démontrer, il en fait état comme des intuitions que lui révèle l’esprit de finesse. En effet, après avoir rappelé que l’unité théorique découle de la classification naturelle, Duhem continue :
Prouver par arguments convaincants que ce sentiment [celui de l’unité théorique] est conforme à la vérité serait une tâche au-dessus des moyens de la Physique ; […] Et cependant, ce sentiment surgit en nous avec une force invincible ; celui qui n’y voudrait voir qu’un leurre et une illusion ne saurait être réduit au silence par le principe de contradiction ; mais il serait excommunié par le sens commun12.
Sans avoir la moindre possibilité de prouver l’unité théorique par l’analyse logique de la méthode physique, le secours du sens commun ‒ qui transcende la logique ‒ permet de justifier tout de même cette aspiration à unifier la physique théorique. Cette évidence qui provient du sens commun ne saurait être révoquée en doute par le physicien ‒ ou tout autre scientifique. Selon Duhem, effectivement : « En cette circonstance, comme en toutes, la Science serait impuissante à établir la légitimité des principes mêmes qui tracent ses méthodes et dirigent ses recherches, si elle ne recourait au sens commun13. » Ce n’est donc pas une fantaisie que cet appel au sens commun, car « toute clarté et toute certitude scientifiques sont un reflet de leur [les vérités du sens commun] clarté et un prolongement de leur certitude14 ».
À ces pages-ci, nous pensons qu’un parallèle indispensable doit être fait avec l’article « Physique de croyant15 ». Duhem s’y fait plus précis et confirme indéniablement notre interprétation de la classification naturelle. Il retrace la manière dont s’impose au physicien cette aspiration irrépressible à l’unité théorique, qui ne peut toutefois se fonder logiquement, et ajoute : « Les tendances qui dirigent le développement de la théorie physique ne sont donc pas pleinement intelligibles au physicien, s’il ne veut qu’être physicien16. » Aussi, bien que le sens commun en donne l’évidente intuition, la tendance à l’unité théorique qui dirige la méthode physique ne trouve nullement de cause en cette même méthode. Dès lors, le physicien ne peut qu’être embarrassé, car il sent qu’une explication lui manque pour prétendre à une connaissance exhaustive de sa science. Comme nous l’avions dit auparavant17, les fondements de la méthode positive sont admis comme évidences par le physicien, mais cela ne l’empêche pas d’en désirer la cause. Sauf que la recherche des causes ne concerne en rien sa méthode, et déjà, en questionnant la nature desdits fondements, le physicien s’aventure aux limites extrêmes de son royaume. Deux attitudes sont donc pour lui envisageables :
S’il ne veut être que physicien ; si, positiviste intransigeant, il tient pour inconnaissable tout ce qui ne peut être déterminé par la méthode propre aux sciences positives, il constatera cette tendance qui sollicite si puissamment ses propres recherches, après avoir orienté celles de tous les temps ; mais il n’en cherchera point l’origine, que ne peut lui révéler le seul procédé de découverte auquel il se fie.
Si, au contraire, il cède à la nature de l’esprit humain, qui répugne aux extrêmes exigences du positivisme, il voudra connaître la raison de ce qui l’entraîne ; il franchira la muraille devant laquelle s’arrêtent, impuissants, les procédés de la Physique ; il posera une affirmation que ces procédés ne justifient pas ; il fera de la Métaphysique18.
Duhem s’est efforcé par maints efforts de borner les prétentions de la physique, c’est-à-dire de la méthode positive ; il l’a montré par son combat en faveur du phénoménalisme. Il ne méconnaît pas pour autant la nature de l’esprit humain, et lui a réservé une échappatoire à la geôle du positiviste. En une telle alternative, Duhem prend clairement parti :
Le physicien est donc conduit à excéder les pouvoirs que lui confère l’analyse logique de la Science expérimentale et à justifier la tendance de la théorie vers l’unité logique par cette affirmation métaphysique : La forme idéale de la théorie physique est une classification naturelle des lois expérimentales19.
En joignant les deux textes ‒ La Théorie physique et « Physique de croyant » ‒, il s’infère que le sens commun conduit le physicien à faire de la métaphysique. En effet, ce physicien qui par le sens commun est convaincu qu’une théorie physique arrivée à sa perfection requiert l’unité logique, se rend compte après analyse que sa méthode ne peut justifier ce sentiment. Ayant souci de comprendre ce qu’il fait, et puisqu’il faut justifier son intuition, ce savant ne peut que changer momentanément de méthode afin de pénétrer la raison même de sa science. Une affirmation métaphysique est nécessaire, mais est-elle suffisante ? Selon nous, ce type d’affirmation est permis par la méthode métaphysique, tandis que la méthode physique et positive l’exclut car elle ne prétend rien expliquer : mais c’est en justifiant cette affirmation ‒ celle de la classification naturelle ‒ que l’on fait usage proprement dit de la méthode métaphysique. Duhem en conclut : « Ainsi, pour trouver les titres qui établissent sa légitimité, la théorie physique les doit réclamer de la Métaphysique20. »
On pourrait toutefois nous objecter que si Duhem prétend dans « Physique de croyant » que la théorie physique tire sa légitimité de la métaphysique, dans La Théorie physique, en revanche, il écrit que cette légitimité vient du sens commun21. Or, sans confondre sens commun et métaphysique, on peut entendre ce passage tel que pour légitimer la physique, il faille recourir à la métaphysique par le biais du sens commun. Le sens commun, en déclarant évidents les fondements de la méthode physique, les assure sans en donner toute la légitimité ; néanmoins, en poussant vers la métaphysique, il les légitime tout à fait, bien qu’indirectement.
Il est cependant à soupçonner une autre voie en laquelle le sens commun se relie immédiatement à la métaphysique. Car Duhem reconnaît que la tendance à la classification naturelle est une aspiration, une intuition au même titre que l’unité théorique ‒ aucune analyse logique de la méthode ne permet de les établir ‒ ; par conséquent, bien qu’il ne le précise pas, cette vérité doit avoir la même origine qui est le sens commun. À l’appui de cette origine commune, on peut faire le rapprochement entre deux expressions utilisées qui s’appuient sur le même champ lexical. Pour la conviction en la classification naturelle, Duhem parle d’« un acte de foi22 », et ceux qui refusent l’unité logique de la théorie sont, dit-il, « excommunié par le sens commun23 ». Sous la plume de Duhem, on ne peut décemment considérer des expressions si singulières comme fortuites : l’évidence de ces deux vérités, qui ne peuvent être justifiées par la logique, doit provenir du sens commun.
La différence majeure qu’il faut apprécier entre ces deux intuitions revient, d’une part, à ce que l’unité théorique est un principe intrinsèque à la méthode physique et qui lui donne une direction bien précise, tandis que la tendance à la classification naturelle lui est tout extérieure. La méconnaissance de la première est préjudiciable à la science elle-même ; alors que le physicien qui ne veut être que physicien, et qui admet cette première tendance en la constatant simplement, travaille malgré lui dans le sens de la classification naturelle.
L’évidence de l’unité théorique révélée par le sens commun peut être affirmée ‒ mais non justifiée ‒ indépendamment de toute métaphysique. C’est pourquoi, selon nous, Duhem impose cette unité comme condition à la théorie24. Pour autant, il l’établit en ayant recours à la classification naturelle, or nous pensons qu’il fait là une confusion qui sera corrigée également dans « Physique de croyant ». En effet, la conception de la théorie physique selon Duhem ne se présente pas comme celle d’un croyant, elle peut être acceptée de tous, même de ceux qui nieraient la classification naturelle. En revanche, puisqu’il exige de la méthode physique la tendance à l’unité théorique ‒ Duhem admet tout de même l’utilisation des modèles comme outils pratiques pour les esprits imaginatifs, mais seulement à titre provisoire25 ‒ il n’a pu vouloir la fonder uniquement à l’aide de la classification naturelle. D’où l’indispensable intuition du sens commun qui, en ce cas, n’a rien de métaphysique.
D’autre part, l’évidence de la classification naturelle, si elle est reconnue et affirmée, relie étroitement le physicien à la métaphysique. Par là, cette seconde évidence du sens commun mène directement à user de la méthode métaphysique ‒ et ce, au moins dans la licence qu’elle accorde à une telle affirmation. L’identification de ces deux voies nous amène à concevoir le sens commun comme une sorte de terrain mixte, partagé entre la physique et la métaphysique, ou peut-être comme un pont élaborant la jonction de ces deux royaumes. Celui-ci permet d’outrepasser les limites de l’analyse logique, sans pour autant excéder la méthode physique ; il est celui néanmoins qui accorde à la méthode métaphysique le pouvoir de justifier pleinement la méthode physique, à la métaphysique le devoir de « pénétrer » et de « compléter » la physique. En conséquence, on peut dire que c’est par le sens commun que Duhem est réaliste, et que ce réalisme influence la conception de la théorie physique. Le physicien accompli, ce que fut sans conteste Duhem, celui qui maîtrise sa science et par un recul en acquiert une compréhension plus profonde, plus complète, celui-là doit être à la fois ‒ mais sans confusion ‒ physicien et métaphysicien, phénoménaliste et réaliste.
I. 3 .b. Bon sens et sens commun
Jusque-là, nous n’avons pas senti le besoin de définir précisément ce qu’est le sens commun. Il nous a suffi de corréler brièvement l’esprit de finesse, considéré comme une faculté, au sens commun, qui apparaît plutôt comme un domaine. Cependant, il existe un autre terme, très proche de ceux-ci, que Duhem utilise : le bon sens. Or il nous semble important d’aborder la relation qu’ils entretiennent.
Un spécialiste de Duhem, M. Roberto Maiocchi, a critiqué dans un article26 l’interprétation hâtive que l’on serait tenté de faire au sujet de La science allemande. Pour lui, cet ouvrage est « le plus faible de tous les écrits de Duhem27 », et, s’explique-t-il : « Mais encore plus importante que le caractère schématique et simpliste, inévitable dans le cas d’un texte dédié aux étudiants en partance pour le front, est la considération que ce texte est en contradiction avec ce que Duhem avait écrit auparavant28. » Si cela s’avérait nous serions bien embêté, étant donné l’utilisation naïve que nous avons faite dudit texte. Toutefois, il convient également de se méfier du semblant de contradiction.
D’abord, l’ouvrage n’est pas si schématique et simpliste que l’on peut croire, pour autant que l’on prenne garde aux quelques nuances dont Duhem fait preuve. Certes, il s’agit en partie d’une conférence organisée pour des étudiants, alors que la guerre s’embrase ; le style n’est donc pas aussi méticuleux que dans La Théorie physique. Pourtant, il faut aussi compter un article ‒ « Quelques réflexions sur la science allemande » ‒, qui en l’occurrence s’adresse aux savants avertis. Dès le début, Duhem y marque la continuité avec un précédent article, « L’École anglaise et les théories physiques », et rappelle prudemment la portée de sa démarche : « Un tel essai se doit bien garder de prétendre à des conclusions rigoureuses29. »
Les contradictions pointées par M. Maiocchi concernent l’épistémologie duhémienne. Selon lui, La science allemande serait dans son ensemble un éloge de l’inductivisme30 ‒ que Duhem avait auparavant critiqué31 ‒ et une attaque de la conception théorique purement déductive reprochée aux Allemands. En conséquence, les concepts de bon sens et de sens commun, distincts en La Théorie physique, se trouvent ici confondus : preuve s’il en est de l’affaiblissement que subit l’ancienne et plus complexe épistémologie. Selon nous, M. Maiocchi s’égare en ce sens qu’il cherche avant tout à classer Duhem. Or, suivant Pascal, le plus gros souci de Duhem est d’affermir autant que possible l’équilibre entre les contraires : s’agissant des types d’esprit anglais et allemand, il s’en défend successivement ; mais on aurait grand tort d’isoler une de ces luttes du but poursuivi par leur auteur, et d’attribuer ainsi à ce dernier l’excès inverse de celui qu’il combat. Non, pas plus dans La science allemande que dans La Théorie physique, Duhem ne se fait inductiviste. Après avoir rappelé la liberté du physicien dans la formulation des hypothèses, et reconnaissant en la physique française une tendance abusive de l’esprit de finesse, Duhem révèle son plan et donne les clefs à qui veut bien les recevoir :
Mais qu’est-ce à dire ? Simplement qu’un exposé de la Physique où l’esprit de finesse avait exagéré sa puissance est corrigé par un autre exposé d’où l’esprit de finesse a été chassé avec trop de brutalité : en d’autres termes, qu’un excès trouve souvent son remède dans l’excès contraire ; chacun d’eux n’en est pas moins un excès. La belladone et la digitale neutralisent les effets l’une de l’autre ; ce sont cependant, deux plantes empoisonnées32.
Duhem a pris grand soin de ne pas choisir entre l’une ou l’autre démesure ; si le commentateur force l’alternative, fatalement, son interprétation s’en trouvera empoisonnée : par là, il renonce à une compréhension authentique de l’auteur.
Il reste que M. Maiocchi a au moins raison sur un point, et pas des moindres, lorsqu’il explique que Duhem identifie le bon sens et le sens commun dans La science allemande. Notre savant affirme effectivement que « la faculté par laquelle nous connaissons les axiomes reçoit le nom de sens ; c’est le sens commun, le bon sens33 ». Pourtant, dans La Théorie physique, le bon sens a un rôle bien délimité : il assure le contrôle des hypothèses. Duhem écrit que « le moment où une hypothèse insuffisante doit céder la place à une supposition plus féconde n’est pas marqué avec une rigoureuse précision par la logique », et c’est pourquoi « il appartient au bon sens de reconnaître ce moment34 ». En revanche, le sens commun n’a pas la même prétention ; suite au rappel qu’il fait de certains auteurs dans leurs tentatives de prouver l’évidence des principes de la mécanique ‒ en prenant Euler comme exemple ‒, Duhem en conclut leur égarement :
Il est donc tout à fait illusoire de vouloir prendre les enseignements du sens commun comme fondement des hypothèses qui doivent porter la Physique théorique. A suivre une telle marche, ce n’est pas la Dynamique de Descartes et de Newton que l’on atteint, mais la Dynamique d’Aristote35.
Cette difficulté au sujet du rapport entre sens commun et bon sens mériterait, selon nous, à elle seule de figurer au centre d’une étude sur Duhem. La question n’est pas simple, car notre savant est resté quelque peu dans le flou autour de ces concepts. Nous nous risquerons tout de même, puisqu’il le faut bien ‒ notre sujet nous y contraignant ‒, à une interprétation.
Du reste, si nous avons conclu que le sens commun implique le recours du physicien à la métaphysique, le bon sens peut aussi poser la question du rapport entre physique et métaphysique. Nous verrons au chapitre suivant qu’on peut entendre le bon sens, dans son encadrement par l’histoire de la physique, comme un facteur contribuant à la justification de la classification naturelle, et, par conséquent, de la conception métaphysique qu’une telle notion introduit.
D’abord, il nous semble qu’il faille prendre en compte le sens de faculté que Duhem attribue parfois à ces deux termes. En ce sens, ils peuvent être utilisés indifféremment, car ils proviennent d’une même faculté que Duhem nomme surtout esprit de finesse. Voilà pourquoi il oppose tantôt le sens commun tantôt le bon sens à la disposition d’esprit déductif exagérée des Allemands. Néanmoins, une différence nous paraît demeurer de La Théorie physique à La science allemande, laquelle indique que le sens commun a tout pouvoir sur les axiomes en mathématiques, tandis que les axiomes de la physique ‒ qui sont les hypothèses ‒ ressortissent au seul bon sens36. De ce fait, pour Duhem, la vérité propre aux mathématiques n’est pas seulement garantie par la rigueur des raisonnements, mais encore par l’accord des déductions avec « cette longue expérience qu’on appelle le sens commun37 ». Le sens commun, non plus défini comme une faculté, mais comme l’expérience partagée et continue des hommes, ou plutôt comme le laborieux façonnement que produit en nous cette expérience ; cette expression du sens commun, disons-nous, apparaît à de nombreuses reprises38. La définition du bon sens, qui se rapporte au choix des hypothèses, selon Duhem, en diffère apparemment ; puisque « ces motifs qui ne découlent pas de la logique et qui, cependant, dirigent notre choix, ces ‘‘raisons que la raison ne connaît pas’’, qui parlent à l’esprit de finesse et non à l’esprit géométrique, constituent ce que l’on appelle proprement le bon sens39 ». Difficile de concilier ces raisons qui « ont quelque chose de vague et de flottant40 », avec l’expérience commune ou vulgaire qui nous révèle des intuitions irrécusables et évidentes. Ce terme vulgaire, justement, apparaît régulièrement en lien avec le domaine du sens commun, notamment dans les expressions : observation, expérience ou connaissance vulgaire41. Il est pourtant une expression que Duhem utilise, « le bon sens le plus vulgaire42 », certes de manière plutôt anecdotique, mais qui pourrait dévoiler un lien entre sens commun et bon sens. Il semble en effet qu’il existe un bon sens qui ne soit pas vulgaire. Pourrait-on alors concevoir le bon sens comme un cas particulier du sens commun ?
Au sein même de La Théorie physique, il y a une similitude frappante entre le bon sens et le sens commun : bien que des deux il n’en ressort pas le même degré d’évidence, une référence commune à Pascal les caractérise43, les deux se composent de « raisons du cœur ». Et ce cœur, n’est-il point la faculté commune au bon sens et au sens commun ? Duhem semble répondre par l’affirmative dans un passage où il met le cœur et la méthode déductive en parallèle44. Pour expliquer à la fois la parenté et la divergence de ces deux notions, il va falloir que nous abordions la distinction que Duhem établit entre méthode mathématique et méthode physique :
Le dessein de tirer des connaissances du sens commun la démonstration des hypothèses sur lesquelles reposent les théories physiques a pour mobile le désir de construire la Physique à l’imitation de la Géométrie ; […] Mais nous avons vu, à plusieurs reprises, combien il était dangereux d’établir un rapprochement entre la méthode mathématique et la méthode que suivent les théories physiques ; combien, sous une ressemblance tout extérieure, due à l’emprunt, fait par la Physique, du langage mathématique, ces deux méthodes se montraient profondément différentes ; à la distinction de ces deux méthodes il nous faut encore revenir45.
Selon Duhem, la méthode mathématique tire les axiomes de sa science du sens commun, puis elle en déduit rigoureusement la chaîne des démonstrations. L’ordre et la clarté de la déduction et la certitude du sens commun sont très exactement juxtaposés. Dans la méthode physique, on pourrait dire qu’il y a une méthode proprement symbolique, qui est empruntée aux mathématiques, permettant ainsi d’acquérir la clarté et la rigueur ; et puis une méthode expérimentale, où le sens commun confère la certitude. Ce qui signifie que la physique provient de deux sources bien distinctes – contrairement aux mathématiques – et qu’il ne faut surtout pas confondre, bien que « le sens commun et la logique mathématique font concourir leurs influences et mêlent les uns aux autres, d’une manière inextricable, les procédés qui leur sont propres46 ». C’est dans cette zone mixte que la science théorique et la science expérimentale communiquent : « La théorie demande à l’observation de soumettre quelqu’une de ses conséquences au contrôle des faits ; l’observation suggère à la théorie de modifier une hypothèse ancienne ou d’énoncer une hypothèse nouvelle47. » Il faut aussi souligner que Duhem a montré l’importance de l’interprétation théorique dans l’expérience de physique, il distingue l’expérience ou observation vulgaire de l’expérience scientifique – laquelle possède une base théorique :
Si donc l’interprétation théorique enlève aux résultats de l’expérience de Physique la certitude immédiate que possèdent les données de l’observation vulgaire, en revanche, c’est l’interprétation théorique qui permet à l’expérience scientifique de pénétrer bien plus avant que le sens commun dans l’analyse détaillée des phénomènes, d’en donner une description dont la précision dépasse de beaucoup l’exactitude du langage courant48.
Le bon sens – qui joue son rôle dans ce milieu intermédiaire où concourent en sens opposé, certitude du sens commun et précision, clarté théorique – se doit donc de tenir l’équilibre en préservant autant que possible certitude et clarté. En agissant dans le contrôle des hypothèses, il devra démêler en l’expérience, l’implication théorique de la simple constatation de faits ; ce, afin de juger s’il doit y avoir renouvellement des hypothèses, ou si le démenti de l’expérience n’est qu’artificiel, et peut être résolu en adaptant quelque détail49. Parce que la représentation théorique se mêle aux jugements du sens commun, il est compréhensible que les raisons qui forment le bon sens ne soient pas immédiatement évidentes et tout à fait sûres. Mais tout comme le sens commun, le bon sens résulte d’une expérience continue, c’est-à-dire d’une pratique, qui pour le premier est aussi générale que possible, alors qu’il s’agit pour le second de la pratique exclusive de la physique. Nous ne parlons bien sûr pas d’expérience au sens scientifique, mais plutôt d’apprentissage, à savoir une expérience prolongée des expériences – pour le coup scientifiques – nombreuses et variées, qui ont lieu en physique. C’est à force de bien connaître une théorie physique, de ses premiers tâtonnements jusqu’à ses plus récents développements, que l’on peut dire avec plus ou moins d’assurance quelle direction future elle doit prendre. Le bon sens n’est pas le sens commun, mais ne procède-t-il pas de la même façon ? Si l’un est un terrain interne à la science, et que l’autre est de beaucoup plus général, ne sont-il pas fécondés par le même esprit ? Duhem écrit dans La science allemande :
Entre ce sens commun [qui règne dans le domaine des faits] et la science discursive, c’est l’esprit de finesse qui établit une perpétuelle circulation de vérités, qui extrait du sens commun les principes d’où la science déduira ses conclusions, qui reprend parmi ces conclusions tout ce qui peut accroître et perfectionner le sens commun50.
Nous y reconnaissons la position que le bon sens occupe dans La Théorie physique, situation qui est ici tenue par l’esprit de finesse. La même faculté unit donc sens commun et bon sens, lesquels d’ailleurs sont tous deux qualifiés pour discerner le vrai d’avec le faux51. Mais leur domaines différent, en ce que le sens commun est compétent lorsqu’il s’exerce sur des principes très généraux, sur des « abstractions spontanément et naturellement jaillies du concret52 », comme l’idée de nombre, mais aussi celle de théorie physique, qui implique unité théorique et classification naturelle. En outre, le sens commun du physicien doit s’adapter et s’affiner, devenant ainsi le bon sens, pour discerner la vérité dans les hypothèses ; car il s’y mêle une représentation mathématique commode, dénuée à-priori de lien avec la réalité, et qui amène la rigueur et la précision susceptibles d’enrichir les expériences et les simples jugements de sens commun. Cette conciliation subtile et cruciale, apanage du bon sens, ne nie pourtant pas que les « vérités du sens commun sont, en dernière analyse, la source d’où découle toute vérité et toute certitude scientifique53 ». Le bon sens s’érige sur la base du sens commun, car c’est lui qui fournit les pré-requis sans lesquels nulle science ne pourrait jaillir, et si le second n’existait pas, le premier s’effondrerait. Selon une telle interprétation, vraiment, Duhem s’est fait « l’apôtre du sens commun54 ».
Précédemment, au chapitre I.3.a., nous avons montré que le sens commun conduisait, indirectement ou non, à l’affirmation d’une classification naturelle. En l’occurrence, ce sens commun se relie étroitement à la méthode métaphysique ; laquelle, pour justifier l’intuition du sens commun, va devoir en retracer la genèse. D’où peut venir ce sentiment de la classification naturelle, sinon de l’observation générale du développement théorique ? Certes, il ne s’agit pas d’une analyse précise comme celle du bon sens ; le sens commun prend comme tel « cet ensemble confus de tendances55 », et ne peut que constater la certitude qui en émerge. Au cours de cette prodigieuse évolution des théories, il y a des faits qui ne peuvent lui échapper : qu’une théorie devienne de plus en plus générale, en unifiant des domaines toujours plus éloignés ; et par là même, qu’elle conduise à des prédictions vérifiées par l’expérience, aussi admirables que mystérieuses pour qui se limiterait à la méthode positive. Le physicien qui ne peut réprimer ses aspirations métaphysiques, cherchera à observer le détail du développement des théories physiques ; et pour garder quelque chose du scientifique, il aura recours à la méthode historique.
Or, parallèle qui ne surprend guère, le bon sens dans le choix des hypothèses paraît lui aussi couvrir le rôle indispensable de l’histoire des théories physiques. Du point de vue du physicien, le bon sens que celui-ci interroge à propos des hypothèses n’est-il pas le capital laborieusement formé et amendé avec le temps par ses prédécesseurs ? Assurément, si le bon sens est une tournure d’esprit personnelle, il n’existerait pas sans le ferme appui que constitue ce lourd héritage. De même, si l’on se place au regard de l’histoire, le progrès incessant des théories physiques est un fait qui ne s’expliquerait nullement par la liberté dont jouissent les physiciens dans l’édification théorique et la formulation d’hypothèses. Un bon sens détaché de toute amarre est inéluctablement enclin à la dérive. À moins que ne revienne à l’histoire la charge d’un navigateur sûr.
I. 4. Le rôle de l’histoire de la physique
Nous avions déjà, au chapitre I.1.c., abordé l’histoire des théories physiques, et nous avons vu que Duhem n’hésitait pas à s’en servir dans la justification de sa doctrine. En l’occurrence, il s’agissait de trouver une tradition au phénoménalisme. Il nous semble que le rôle que Duhem attribue à cette histoire va plus loin.
Dans La Théorie physique, Duhem introduit dès le début la notion de classification naturelle56 ; il explique que nous ne pouvons la justifier logiquement et, pourtant, qu’elle s’impose à nous comme une conviction invincible. Nous avons explicité, dans le précédent chapitre, comment cette conviction se formait à partir du sens commun ; or, pour la justifier complètement, une méthode distincte est nécessaire. User du sens commun n’est pas user de méthode, mais pour faire l’analyse de ce sens commun il en faut bien une. On sait que la prédiction des théories confirmée par l’expérience est un indice en faveur de la classification naturelle ; indice que le sens commun ne sait qu’apercevoir. Pour autant, un tel présage ne constitue pas une preuve irréfragable ; au plus, il fait naître de légitimes soupçons. Que si l’on multiplie ces témoignages, la balance n’en sera plus de même. Ainsi, Duhem utilise l’histoire pour assurer la capacité prédictive des théories physiques :
Or, l’histoire de la Physique nous fournit une foule d’exemples de cette clairvoyante divination ; maintes fois, une théorie a prévu des lois non encore observées, voire des lois qui paraissaient invraisemblables, provoquant l’expérimentateur à les découvrir et le guidant vers cette découverte57.
En ce cas, l’intérêt de la méthode historique est d’apporter plus de preuve que n’en possédait le sens commun, et de renforcer ladite conviction. Mais cela n’est pas tout. Le lien que Duhem instaure entre classification naturelle et histoire de la physique est immédiat ; voilà pourquoi, le chapitre de La Théorie physique qui suit l’exposé de la notion de classification naturelle en propose une justification historique58. Duhem commence par établir une distinction en la théorie entre « la partie simplement représentative qui se propose de classer les lois » et « la partie explicative qui se propose, au-dessous des phénomènes, de saisir la réalité59 ». Cette distinction, si l’on s’en souvient, met en jeu les deux types de conceptions de la théorie physique : le phénoménalisme et le réalisme. Duhem pense qu’au fil de l’histoire des théories physiques, celles-ci ont le plus souvent revêtues une forme mixte. L’avantage à distinguer très nettement ces deux parties est particulièrement manifeste lorsqu’on en retrace l’évolution historique ; en effet, la première, héritée du phénoménalisme, se préserve dans le temps, tandis que la seconde, aussitôt formée par le réalisme, est caduque. Et Duhem d’écrire :
Ce n’est pas à cette partie explicative parasite que la théorie doit sa puissance et sa fécondité ; loin de là. Tout ce que la théorie contient de bon, ce par quoi elle apparaît comme classification naturelle, ce qui lui confère le pouvoir de devancer l’expérience se trouve dans la partie représentative ; tout cela a été découvert par le physicien lorsqu’il oubliait la recherche de l’explication60.
Il advient qu’un tel passage, si explicite, doit nous convaincre définitivement que la classification naturelle dépend étroitement du phénoménalisme, et n’en est que l’expression achevée. Sans la méthode phénoménaliste, point de classification naturelle ; c’est-à-dire que si l’on cherche intentionnellement à accéder à cette dernière, que l’on devient réaliste par méthode et que cela entraîne une confusion des domaines physique et métaphysique : on se voue à l’échec. Paradoxalement, la métaphysique se présente en physique, la classification naturelle se découvre au physicien, sans qu’elles soient sollicitées d’eux, mais pas plus exclues. Or, s’il est possible par l’histoire de la physique de suivre le développement des théories représentatives, il serait également envisageable de reconnaître en elles ‒ le cas échéant ‒ les qualités qui doivent marquer la tendance à la classification naturelle. Ces caractéristiques, nous pouvons aisément les déduire de la notion de classification naturelle ; laquelle devrait impliquer historiquement une tendance à l’unité, dont nous avons déjà parlé, mais surtout un progrès continu lors de l’évolution théorique. Ce continuisme historique, qui s’avère une constante de l’époque, est persistant chez Duhem ; il est clairement pour notre auteur une justification de la classification naturelle :
Ainsi, par une tradition continue, chaque théorie physique passe à celle qui la suit la part de classification naturelle qu’elle a pu construire, comme, en certains jeux antiques, chaque coureur tendait le flambeau allumé au coureur qui venait après lui ; et cette tradition continue assure à la science une perpétuité de vie et de progrès61.
Le progrès de la physique, et de la science en général, est un fait unanimement reconnu ; mais la nature de ce progrès a son importance. Une théorie qui a quelque chose de la classification naturelle doit, par conséquent, être l’image plus ou moins fidèle de la réalité. Et pour qu’il existe une telle tendance, il faut que la théorie nouvelle qui remplace la plus ancienne en préserve une part essentielle, c’est-à-dire qu’elle n’en garde que ce qu’il y a de vrai. Ce faisant, la transmission durable et répétée qui s’opère à chaque théorie successive accroît la classification naturelle. Si, au contraire, la nouvelle théorie anéantissait l’ancienne et se proposait de bâtir sur du neuf, alors l’histoire ne nous montrerait rien de mieux que de vaines tentatives qui s’annulent les unes après les autres : la classification naturelle serait une chimère.
La distinction entre partie représentative et partie explicative dans la théorie physique, a pour but de saisir le développement de la physique dans ses deux conceptions possibles. Duhem prend comme exemple les théories de l’optique62, de Descartes à Fresnel, en passant par Newton ; il rapporte le sort bien différent qui échoit à la théorie représentative et aux explications qui sont venues s’y accoler. L’une est reprise comme telle, parfois améliorée, par les savants successeurs ; tandis que les explications se substituent constamment aux précédentes, et dépendent exclusivement du système métaphysique adopté. À l’instar de la querelle des causes occultes, les divergences métaphysiques vont engendrer une foule de théories opposées alors qu’il ne s’agit que d’une même théorie représentative en plein développement.
Concluant sur une métaphore de la marée montante63, Duhem explique que le fracas des vagues échouant sur le sable représente les tentatives d’explications qui échouent et retournent à la poussière de l’oubli ; tandis que la progression incessante de la marée montante figure la tendance continue et toujours croissante de la classification naturelle. Le premier mouvement est superficiel, car la méthode qui le cause est erronée, il ne peut tromper que l’observateur à court terme ; le second mouvement, essentiel et véritablement fécond, est le résultat de la méthode adéquate, seul le physicien qui invoque l’histoire en mesure pleinement l’ampleur et la direction.
La continuité entre les théories physiques que Duhem observe dans l’histoire des sciences est la marque de la classification naturelle. Tout comme le mouvement de marée haute demeure imperceptible jusqu’à ce qu’on en constate les effets, la classification naturelle se devine par l’histoire à sa manière. En conséquence, plus le continuisme de Duhem se confirme avec force détails, plus il justifie du même coup la classification naturelle. On comprend par là le souci historique que Duhem manifesta assez tôt, et la part considérable que de tels travaux prirent dans son œuvre. Certains thèmes comme la continuité du savoir, la contribution collective aux découvertes, et les circonstances qui guident le choix des hypothèses se font sentir, éparpillés dans les nombreux ouvrages de notre auteur. Chez Duhem, les productions purement scientifiques ou philosophiques fourmillent de pages illustratives ayant trait à l’histoire64, mais c’est dans son imposant Système du monde qu’il consacre l’abondance du nombre de pages et ses dernières années, avec pour but de s’attaquer de front à ces questions. On pourrait résumer la démarche de son ultime composition par l’établissement d’une continuité entre la science antique et la science moderne : à savoir, le dépoussiérage historique de la science du Moyen Âge.
Établir la continuité de l’histoire des sciences, tel est le but que se propose Duhem dans ses travaux historiques, parce que de cette manière il est possible d’assurer le principe directeur de la physique ‒ la classification naturelle ‒ qui ne saurait l’être par la pure logique. En ce cas, l’histoire vient soutenir la théorie physique ; et l’on doit même ajouter qu’elle prend en quelque sorte place, après le sens commun, dans l’épistémologie duhémienne. Ce fait établi, ne pourrait-on pas aborder de plus près cette continuité et étudier les mécanismes qui la sous-tendent ? Un mécanisme fondateur des théories physiques, et dont Duhem traite dans La Théorie physique, est celui du choix des hypothèses. Après avoir rejeté le recours à la métaphysique et l’inductivisme, Duhem impose la simple logique comme seule condition aux hypothèses. Mais de cette quasi totale absence de contrainte, comment le choix du physicien va-t-il s’opérer ? Une telle liberté ne pourrait donner lieu à une suite cohérente de théories, d’ailleurs, aucun esprit ne serait à même de construire entièrement le système de suppositions qui doit se confronter à l’expérience. Duhem riposte alors :
Aussi l’histoire nous montre-t-elle qu’aucune théorie physique n’a jamais été créée de toutes pièces. La formation de toute théorie physique a toujours procédé par une suite de retouches qui, graduellement, à partir des premières ébauches presque informes, ont conduit le système à des états plus achevés ; et, en chacune de ces retouches, la libre initiative du physicien a été conseillée, soutenue, guidée, parfois impérieusement commandée par les circonstances les plus diverses, par les opinions des hommes comme par les enseignements des faits. Une théorie physique n’est point le produit soudain d’une création ; elle est le résultat lent et progressif d’une évolution65.
Et pour appuyer ces affirmations, Duhem esquisse en une cinquantaine de pages l’évolution de la doctrine de la gravitation universelle d’Aristote à Newton66 ; concluant de cet aperçu qu’ « à aucun moment, nous ne pouvons saisir une création soudaine et arbitraire d’hypothèses nouvelles67 ».
L’histoire, à nouveau, soutient la théorie physique ; mais cette fois, il ne s’agit pas de justifier un principe extérieur à la physique : l’Histoire, par les contraintes qu’elle impose au physicien, complète de l’intérieur les limites de la méthode physique. C’est elle qui supplée au manque d’orientation du physicien, qui lui fournit son cadre de travail. L’histoire de la physique, qui a ses contingences et ses circonstances, manifeste aux esprits qui y participent une sorte d’atmosphère dans laquelle ils baignent. Cette espèce de bouillonnement intellectuel, propre à chaque époque, est néanmoins le produit de l’apport des siècles ; il restreint l’initiative du physicien qui n’a plus qu’à saisir l’hypothèse qui se découvre à lui et se met à sa portée :
La logique laisse une liberté presque absolue au physicien qui voudrait faire choix d’une hypothèse ; mais cette absence de tout guide et de toute règle ne saurait le gêner, car, en fait, le physicien ne choisit pas l’hypothèse sur laquelle il fondera une théorie ; il ne la choisit pas plus que la fleur ne choisit le grain de pollen qui la fécondera ; la fleur se contente d’ouvrir toute grande sa corolle à la brise ou à l’insecte qui porte la poussière génératrice du fruit ; de même, le physicien se borne à ouvrir sa pensée, par l’attention et la méditation, à l’idée qui doit germer en lui, sans lui68.
À l’appui de cette thèse, Duhem indique un fait bien mystérieux : la simultanéité des découvertes scientifique. En effet, il se trouve de certaines hypothèses et doctrines qui ont marquées la science, qu’à l’époque de leur formulation, divers savants, pourtant éloignés les uns des autres et sans qu’ils eussent pu communiquer en des temps si courts, ont eut la même invention. Selon Duhem, le phénomène est fréquent, et il en donne plusieurs exemples : parmi eux, celui de la découverte du système de la gravitation universelle, qui germa « dans les esprits de Hooke, de Wren, de Halley, en même temps qu’il s’organisait dans le cerveau de Newton69 ». Pareillement, le principe d’équivalence entre chaleur et travail en thermodynamique fut énoncé « par Robert Mayer en Allemagne, par Joule en Angleterre, par Colding en Danemark70 », tandis que Sadi Carnot en France en était le premier inventeur, et ce dans l’ignorance réciproque des méditations de leurs pairs. D’où cette impression, que Duhem traduit en doctrine : « on dirait que l’idée flotte dans l’air71 ».
Ainsi, la continuité de l’histoire des sciences que professe Duhem évacue l’inquiétude quant au choix des hypothèses ; étrangement, l’on ne saurait pas dire si c’est la continuité dans les hypothèses qui façonne la continuité de l’histoire des sciences, ou l’inverse. Cela vient de ce que le rôle du physicien est réceptif, et paraît même passif. Mais nous pensons qu’il convient de nuancer cette interprétation. Dans la formulation des hypothèses, on pourrait dire que l’histoire de la physique agit sous deux rapports : le premier, en tant qu’elle est objet d’étude du physicien, le second, en tant que le physicien est un de ses éléments, et qu’elle agit immédiatement sur lui ‒ en ce sens, l’histoire qui est une discipline de l’esprit humain devient l’Histoire qui est comme une entité extérieure à l’homme. Il y a une forme d’immanence et de transcendance dans ces deux manières d’être.
À l’origine, Duhem n’assigne au bon sens que la responsabilité de juger de la préservation ou de l’abandon d’une hypothèse, et non pas de sa création. Or on l’a vu, selon Duhem, nulle hypothèse ne résulte d’une création, mais elles émergent au fur et à mesure des corrections et multiples retouches. Mais si le bon sens est capable de discerner le vrai du faux dans les hypothèses, de conduire, guidé par la connaissance historique du développement théorique, à des modifications profondes, quoique graduelles, sur la nature de ces hypothèses ; alors, il n’est pas difficile d’élargir un peu son domaine de responsabilité, et d’affirmer que le bon sens participe à la découverte des hypothèses. Le lien entre la faculté du bon sens et l’histoire des théories physiques est étroit72. L’étude des théories physiques et de leur développement historique aiguiserait le bon sens du physicien et lui permettrait, en apercevant quelque tendance, de mieux percevoir l’hypothèse qui doit continuer cette évolution. Dans Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, Jean-François Stoffel a constaté la sorte de passivité que Duhem octroie au physicien dans le choix des hypothèses. Mais il ajoute, rejoignant l’interprétation d’Octave Manville73 et s’appuyant sur une citation extraite du Traité d’énergétique74, que c’est aussi par sa considération active de l’histoire des sciences que le physicien est guidé dans le choix des hypothèses75.
On pourrait dire, pour reprendre la métaphore que Duhem utilise, que le bon sens, constitué de raisons historiques et non logiques, résultant de la considération de l’histoire de la physique, est à l’image du calice de la fleur qui, selon sa maturité, est à même de recevoir le pollen générateur du fruit. Le physicien, en affûtant son bon sens, en exacerbant son attention, se rend capable de concevoir l’hypothèse idoine ; et là est le génie, qui ne peut être égal en partage. Pour autant, cette activité bien réelle du physicien n’exclue en rien le rôle supérieur que joue l’Histoire, elle s’y inscrit même parfaitement. Selon Duhem, il ne suffit pas au physicien de contempler les lois expérimentales pour en induire les hypothèses requises :
Il faut encore que les pensées habituelles à ceux au milieu desquels il vit, que les tendances imprimées à son propre esprit par ses études antérieures viennent le guider et restreindre la latitude trop grande que les lois de la logique laissent à ses démarches. Combien de parties de la Physique gardent, jusqu’à ce jour, la forme purement empirique, attendant que les circonstances préparent le génie d’un physicien à concevoir les hypothèses qui les organiseront en théorie76 !
Cela signifie que bien qu’actif dans la recherche des hypothèses, le physicien, par ses études historiques qui demeurent des circonstances, n’en est pas moins réceptif, et au final il se contente d’« ouvrir sa pensée, par l’attention et la méditation, à l’idée qui doit germer en lui, sans lui77 ». De cette façon, le bon sens du physicien participe à l’élaboration même de la classification naturelle.
La continuité que l’on observe en ayant recours à l’histoire des sciences fournit pour Duhem une solide justification de sa doctrine de la classification naturelle. En revanche, ni l’analyse de la théorie physique, ni la méthode historique qui en retrace les développements ne permettent d’expliquer cette continuité et d’en donner la cause. Cependant, il y a chez Duhem une philosophie de l’histoire, dont il fait état avec parcimonie, et qu’il faudrait appeler providentialisme. Selon lui, les physiciens sont guidés dans la formulation des hypothèses par l’histoire de la physique ; malgré la liberté de ces savants qui font l’histoire des sciences, malgré les circonstances spéciales, malgré les forces et tendances diverses qui peuvent s’y manifester78 : la science progresse, avec une admirable continuité, ce qui pour Duhem révèle l’influence d’une idée directrice. Dans L’évolution de la mécanique, Duhem laisse transparaître sa doctrine selon laquelle nulle œuvre n’est écartée dans le développement scientifique, chacune prenant la place qui lui est due :
Au travers des vicissitudes qui renversent les unes sur les autres les théories éphémères, une Idée directrice semble veiller à ce qu’aucun effort sincère vers la vérité ne demeure vain et stérile. Le créateur conscient d’une doctrine mécanique est aussi le précurseur inconscient des doctrines qui remplaceront celle-là79.
Pour que le travail de chaque savant ne soit pas perdu et oublié, pour qu’il puisse contribuer, selon sa manière, à l’avancement de la science, et ainsi s’inscrire dans une continuité de progrès ; il faut qu’il y ait comme un dessein supérieur, une forme de transcendance dirigeant l’Histoire ‒ car l’histoire des sciences n’est qu’une partie perméable à la globalité historique ‒ et discernable par elle. Aussi, il n’est pas difficile de passer d’une idée directrice à la notion de Providence ; et Duhem, après avoir explicité l’analogie entre l’évolution du vivant et l’évolution des sciences, finit dans Les origines de la statique sur ces mots :
Comment tous ces efforts auraient-ils pu concourir exactement à la réalisation d’un plan inconnu des manœuvres, si ce plan n’avait préexisté, clairement aperçu, en l’imagination d’un architecte, et si cet architecte n’avait eu le pouvoir d’orienter et de coordonner le labeur des maçons ? Le développement de la Statique nous manifeste, autant et plus encore que le développement d’un être vivant, l’influence d’une idée directrice. Au travers des faits complexes qui composent ce développement, nous percevons l’action continue d’une Sagesse qui prévoit la forme idéale vers laquelle la Science doit tendre et d’une Puissance qui fait converger vers ce but les efforts de tous les penseurs ; en un mot, nous y reconnaissons l’œuvre d’une Providence80.
De tout ceci, que s’en dégage-t-il ? Selon Duhem, la Providence à l’œuvre façonnerait cette continuité que l’on observe dans l’histoire des sciences, et, du même coup, serait responsable de la tendance à la classification naturelle. Dans Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, M. Stoffel exprime que l’histoire a quelque chose d’un rôle métaphysique, il parle de « l’importance non seulement de l’histoire des sciences, mais encore de l’Histoire (qui supplante presque la métaphysique81) ». Nous pensons également que Duhem se sert de l’histoire à l’instar d’une métaphysique ; ou plutôt que la méthode historique ‒ qui indéniablement n’est pas exclusivement métaphysique, car dans l’épistémologie duhémienne elle fait partie intégrante de la méthode physique quant au choix des hypothèses, ce qui est d’ailleurs une spécificité de la physique82 ‒, que cette méthode historique, disions-nous, a, chez Duhem, une propension métaphysique patente que révèle son providentialisme. Cette sorte de méthode métaphysique ‒ l’usage qui est fait de la méthode historique ‒ existe au moins en ce qu’elle permet la justification de la classification naturelle, que Duhem reconnaît comme une affirmation métaphysique.
Au final, Duhem a subtilement concilié ses conceptions physiques et métaphysiques : que l’on soit, un physicien qui ne croit point en la Providence, ou, comme notre savant, un physicien croyant, cela ne change rien pour la physique elle-même. Dieu agit tel un coryphée ayant pour chœur l’ensemble des physiciens, ceux-ci psalmodient selon leur partition, et ajoutent leurs tons à une harmonie générale prévue par le divin Maître, qui donne à chacun sa réplique. Le physicien est responsable de sa partition, mais il n’est pas en son pouvoir de décider de l’harmonie générale ; or, s’il choisit tout de même de se mêler d’affaires qui ne sont point les siennes, il négligera alors sa fonction, son devoir, et, ne s’occupant pas de sa partition, il entravera le bon déroulement de la physique tout en gênant l’ensemble de ses pairs. Il y a, pensons-nous, dans l’attitude qu’assigne Duhem au physicien, une humilité qui ne doit pas être étrangère à son éducation religieuse : il n’est pas du ressort du physicien de réaliser la classification naturelle ‒ pourtant aspiration irrépressible de son esprit et but de la théorie qu’il construit ‒, mais, en se résignant à un rôle subalterne, il coopère effectivement à l’accomplissement de cette tendance. Cette attitude ne manque pas non plus de révéler une certaine influence pascalienne ; car en acceptant le phénoménalisme, le physicien reconnaît sa misère de ne pouvoir atteindre seul la vérité, toutefois, en remettant sa cause dans les mains de Dieu, la Providence se charge de l’y faire parvenir. Pas de classification naturelle, pas de réalisme, sans phénoménalisme ! Si l’on avait objecté à Duhem cette opposition apparente entre sa doctrine du phénoménalisme et celle de la classification naturelle, celui-ci, nous dit très justement M. Stoffel, aurait eu la réplique : « C’est donc, nous dirait sans doute Duhem, en se détournant du réalisme et en laissant faire le temps et la Providence, qu’on travaille, en réalité, pour le réalisme83 ! » Oui, car dans cette perspective, Dieu qui attire tout à Lui, suscite le mouvement de la physique vers la métaphysique. Mais nous qui ne sommes point parfaits, si nous désirions mêler physique et métaphysique, nous ne pourrions le faire sans détruire l’une et l’autre.
Le recours à l’histoire de la physique est partout présent dans l’œuvre de Duhem. Sans être une conversion, cette inclination à l’histoire indique la fonction d’avocat du projet duhémien qu’elle occupe. L’histoire défend tour à tour la vision de Duhem physicien, Duhem logicien ‒ nous dirions philosophe de la physique ‒ et finalement Duhem métaphysicien ; elle articule ces diverses conceptions et leur confère une solide unité. En justifiant l’introduction des hypothèses, l’histoire assure le projet scientifique84 ; or Duhem écrit par ailleurs : « Faire l’histoire d’un principe physique, c’est, en même temps, en faire l’analyse logique85. » Par sa pratique de la physique, et forcément par l’apprentissage historique des théories physiques, Duhem est amené à une conception logique, ou philosophique, de sa science. L’histoire, sans doute, justifie l’entière philosophie de la science de Duhem : que ce soit dans son aspect purement logique, au physicien, « elle le fait souvenir que les plus séduisants systèmes ne sont que des représentations provisoires et non des explications définitives86 » ; ou dans son aspect métaphysique, « en lui citant les prophéties que la théorie a formulées et que l’expérience a réalisées, elle crée et fortifie en lui cette conviction que la théorie physique n’est point un système purement artificiel, […] qu’elle est une classification de plus en plus naturelle87 ». En préservant le physicien à la fois du dogmatisme ‒ c’est-à-dire des funestes prétentions du réalisme méthodique ou scientifique ‒ et du pyrrhonisme ‒ à savoir un phénoménalisme aveugle et incomplet ‒, on peut dire de l’histoire, qu’elle « le maintient ainsi en cet état de parfait équilibre d’où il peut sainement apprécier l’objet et la structure de la théorie physique88 ». On réalise alors pleinement pourquoi l’auteur du Système du monde n’a pas hésité à user des services pléniers de l’histoire, puisqu’elle tient un rôle central, capital, et si favorable à la vocation du physicien, telle que la concevait Duhem.


À l’issue de cette partie, nous avons pu constater comme la philosophie de la science est, chez Duhem, un système vraiment complexe qui ne tient debout que par l’organisation méticuleuse ‒ sans confusion possible ‒ des diverses forces qui entrent en jeu. Avec le recul que nous apporte une telle analyse, il semblerait que ce système soit en mesure de susciter l’assentiment universel. Puisque, aussi bien le moins pénétrant des positivistes, que le plus spirituel des réalistes, y trouve finalement son compte. Duhem a voulu que de tels physiciens puissent tomber d’accord en physique et consentir à la même méthode scientifique, alors même qu’ils ne se peuvent souffrir sur les domaines extérieurs à la science. Pour lui, c’est là atteindre un idéal de la Science, tel d’ailleurs que l’ont conçu bien des philosophes89.
Après avoir montré par l’analyse logique la nécessité d’une stricte distinction des méthodes physique et métaphysique ‒ fondement du phénoménalisme ‒, Duhem nous fait sentir que la simple logique ne peut suffire à pénétrer à plein la compréhension de la théorie physique. Par son épistémologie, il dépasse le cadre d’un phénoménalisme trop étroit et révèle de nouvelles connaissances, quoique intuitives, que sont les aspirations à l’unité théorique et à la classification naturelle. Puis, l’histoire de la physique en s’ajoutant à l’épistémologie vient renforcer la conviction qui émergeait de celle-ci. Enfin, la classification naturelle, qui revient à la considération métaphysique de la théorie physique, se présente comme l’aboutissement du phénoménalisme. Elle trouve son ultime justification, par le biais du continuisme, en la philosophie de l’histoire providentialiste qui émane de quelques endroits épars dans l’œuvre duhémienne. La doctrine de la classification naturelle se déduit tout naturellement du phénoménalisme, si bien que Duhem ne nous présente pas une philosophie de la science rapiécée. Or, considérer que cette philosophie puisse se résumer en le terme de phénoménalisme, ce n’est pas avancer que la simple formulation de celui-ci, que se borner à sa définition, permette de saisir la pensée de notre auteur dans toute sa complexité ; mais cela signifie plutôt qu’il la contient en germe. Et pour que ce germe se développe jusqu’à maturité, il faut passer par l’épistémologie et l’histoire de la science. Nous croyons ainsi avoir confirmé ce que nous annoncions au début : le phénoménalisme de Duhem se déploie en une gradation continue, prenant racine dans la pratique pure de la physique, et dont la cime côtoie la plus haute métaphysique.

Pour la Vérité !
Lars Sempiter.

1. P. DUHEM, La science allemande, Paris, Librairie scientifique A. Hermann & Fils, 1915, p. 105.
2. P. DUHEM, La science allemande, p. 137. Citation tirée de B. PASCAL, De l’esprit géométrique, éditions eBooksFrance, p. 8.
3. P. DUHEM, La science allemande, p. 111.
4. P. DUHEM, La science allemande, p. 108.
5. P. DUHEM, La science allemande, p. 143.
6. P. DUHEM, La science allemande, p. 107.
7. P. DUHEM, La science allemande, p. 84.
8. P. DUHEM, La science allemande, p. 85.
9. P. DUHEM, La science allemande, p. 137-138.
10. P. DUHEM, La science allemande, p. 137.
11. P. DUHEM, TP, p. 166.
12. P. DUHEM, TP, p. 166.
13. P. DUHEM, TP, p. 166.
14. P. DUHEM, TP, p. 167.
15. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 2, p. 140-141.
16. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 2, p. 140.
17. Voir aux pages 26-30 du présent ouvrage.
18. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 2, p. 140.
19. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 2, p. 141.
20. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 2, p. 143.
21. Voir la citation référencée par la note n° 1, à la page 31 du présent ouvrage.
22. P. DUHEM, TP, p. 39.
23. P. DUHEM, TP, p. 166.
24. P. DUHEM, TP, p. 363. Duhem parle d’ailleurs d’une condition logique, alors qu’il avait précédemment explicité que cette intuition dépasse le cadre de la logique (notamment p. 161). Nous ne voyons pas comment dissiper cette contradiction sauf à considérer une erreur de la part de Duhem qui sera rectifiée dans « Physique de croyant ».
25. P. DUHEM, TP, chapitre IV, section X, p. 158-167.
27. R. MAIOCCHI, « De l’importance du phénoménalisme de Pierre Duhem », p. 511.
28. R. MAIOCCHI, « De l’importance du phénoménalisme de Pierre Duhem », p. 511.
29. P. DUHEM, La science allemande, p. 103.
30. L’inductivisme dont il s’agit est la doctrine selon laquelle toute hypothèse doit être tirée de l’expérience. Le physicien n’a donc pas la liberté de formuler n’importe quelles hypothèses logiques.
31. Voir P. DUHEM, TP, p. 312-328.
32. P. DUHEM, La science allemande, p. 122.
33. P. DUHEM, La science allemande, p. 6.
34. P. DUHEM, TP, p. 358.
35. P. DUHEM, TP, p. 435.
36. À ce titre, le chapitre VII, section V (p. 427-441) de La Théorie physique est remarquable. Et puis, dans « Quelques réflexions sur la science allemande », voir particulièrement les chapitres II, V et VI (La science allemande, p. 105-107, et p. 112-122).
37. P. DUHEM, La science allemande, p. 114.
38. Dans La Théorie physique, p. 291, 428-430, 433-434, 437-438. Dans La science allemande, p. 106, 109, 114, 115, 118, 136.
39. P. DUHEM, TP, p. 357.
40. P. DUHEM, TP, p. 357.
41. Voir P. DUHEM, TP, p. 265-267, 430-431, 437-438.
42. P. DUHEM, TP, p. 172.
43. Voir P. DUHEM, TP, p. 38-39, pour l’intuition pleinement évidente du sens commun à propos de la classification naturelle. Et p. 357, pour les intuitions beaucoup moins évidentes du bon sens à propos du choix des hypothèses.
44. P. DUHEM, La science allemande, p. 6-7. Duhem identifie le bon sens au cœur, or il est clair qu’il ne s’agit pas ici du bon sens de La Théorie physique, mais plutôt du bon sens synonyme de sens commun, car il signifie la faculté dont tous deux participent.
45. P. DUHEM, TP, p. 437-438.
46. P. DUHEM, TP, p. 439.
47. P. DUHEM, TP, p. 439.
48. P. DUHEM, TP, p. 267.
49. Voir P. DUHEM, TP, p. 345-349, qui est un bon exemple du rôle qu’exerce le bon sens dans le choix des hypothèses.
50. P. DUHEM, La science allemande, p. 124.
51. Pour le sens commun, voir La Théorie physique, p. 439. Pour le bon sens, voir La science allemande, p. 11 et 99.
52. P. DUHEM, TP, p. 436.
53. P. DUHEM, TP, p. 436.
54. J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 79-81. Cette expression fut utilisée par Duhem lui-même dans une lettre à son ami d’enfance, le docteur Récamier.
55. P. DUHEM, TP, p. 167.
56. P. DUHEM, TP, chapitre II, section IV, p. 34-39.
57. P. DUHEM, TP, p. 42.
58. P. DUHEM, TP, chapitre III, p. 45.
59. P. DUHEM, TP, p. 47.
60. P. DUHEM, TP, p. 47.
61. P. DUHEM, TP, p. 48.
62. P. DUHEM, TP, p. 48-57.
63. P. DUHEM, TP, p. 58.
64. Par exemple, l’étude historique menée dans la thèse De l’aimantation par influence (1888), la recherche d’une tradition phénoménaliste débutée dans « Physique et métaphysique » (1893), et l’article « L’évolution des théorie physique du XVIIsiècle jusqu’à nos jours » (1894). À cela s’ajoute évidemment les passages de La Théorie physique que nous sommes en train de traiter en ce chapitre.
65. P. DUHEM, TP, p. 365.
66. P. DUHEM, TP, p. 367-416.
67. P. DUHEM, TP, p. 416.
68. P. DUHEM, TP, p. 422-423.
69. P. DUHEM, TP, p. 421.
70. P. DUHEM, TP, p. 421.
71. P. DUHEM, TP, p. 420.
72. Voir P. DUHEM, La science allemande, p. 119 et p. 133.
73. Voir O. MANVILLE, La réponse de Pierre Duhem, p. 32. D’après J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 222.
74. P. DUHEM, Traité d’énergétique ou de thermodynamique générale, tome I, Paris, Gauthier-Villars Imprimeur-Libraire, 1911, 528 p.
75. J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 222.
76. P. DUHEM, TP, p. 420. L’italique est de nous.
77. P. DUHEM, TP, p. 423.
78. P. DUHEM, La science allemande, p. 119. Duhem explique que les hypothèses fondatrices des théories physiques sont fruits de la rencontre de nombreux ingrédients : « données de l’observation commune, résultats de l’expérience scientifique que secondent des instruments, théories anciennes maintenant oubliées ou rejetées, systèmes métaphysiques, croyances religieuses même y ont contribué ».
79. P. DUHEM, L’évolution de la mécanique, Paris, Librairie scientifique A. Hermann, 1905, p. 345-346. Duhem présente d’ailleurs l’exemple de Lagrange qui, sans le savoir, à préparé par sa mécanique du mouvement local, la mécanique chimique de Gibbs.
80. P. DUHEM, Les origines de la statique, tome II, Paris, Librairie scientifique A. Hermann, 1906, p. 290. En une autre occurrence, Duhem avait déjà adopté de semblables considérations : voir P. DUHEM, « L’évolution des théorie physique du XVIIsiècle jusqu’à nos jours », Revue des Questions Scientifiques, 1894, p. 234. D’après J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 290.
81. J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 292.
82. P. DUHEM, TP, chapitre VII, section VI, p. 441-445.
83. J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 216.
84. P. DUHEM, Traité d’énergétique ou de thermodynamique générale, tome I, Introduction, p. 4-5.
85. P. DUHEM, TP, p. 444.
86. P. DUHEM, TP, p. 444.
87. P. DUHEM, TP, p. 445.
88. P. DUHEM, TP, p. 445.
89. S’il fallait donner un exemple, on prendrait sûrement celui de Kant, qui est exprimé au début de la préface aux Prolégomènes à toute métaphysique future.

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