jeudi 11 août 2016

L'Articulation entre Physique et Métaphysique chez Pierre Duhem - Première partie (Introduction, chapitre 1 et 2)




Introduction
Pierre Duhem
Pierre Duhem est un savant français né le 10 juin 1861 à Paris et mort le 14 septembre 1916 dans sa résidence à Cabrespine. Nous sommes heureux, par conséquent, de rédiger notre mémoire à l’occasion du centenaire de sa mort. Physicien de profession, il enseigna d’abord à Lille de 1887 à 1893, puis un an à Reims et finalement à Bordeaux, à partir de 1894, où il y finit sa carrière. Pourtant, si la physique théorique fut son domaine de prédilection, Duhem avait un intérêt mathématique prononcé et il contribua également à la chimie. Le plus grand succès qu’il faudrait lui attribuer, de son point de vue assurément, est d’avoir fondé et assuré l’essor de l’énergétique ‒ théorie générale visant à unifier la physique ‒, bien que la physique contemporaine n’en ait retenu qu’un mince héritage.
Il profite dans le peu d’heures de loisir qu’il s’accorde pour exercer son talent de dessinateur, et le concilie habilement, en amateur de pérégrinations dans la nature, avec ses promenades sauvages dont il tire quelques beaux dessins. En outre, Duhem est un fervent catholique, né au sein d’une famille traditionnelle, il n’a jamais caché ses convictions monarchistes, et sa fille le dira proche du milieu de l’Action française. Un tel caractère n’arrangea pas sa confrontation scientifique avec Marcellin Berthelot, laquelle débuta à l’occasion de sa première thèse de 1886 portant sur le potentiel thermodynamique ; celle-ci réfutait indirectement le principe du travail maximum de ce dernier, ce pourquoi elle fut refusée. En effet, Berthelot, scientiste et républicain ardent, qui fut un temps ministre de l’Instruction publique (1886-1887), fit barrage à la carrière de Duhem, malgré ses qualités scientifiques et sa renommée internationale, en s’opposant notamment à ce qu’il obtienne une chaire à Paris.
Mais Duhem est aussi, et surtout en ce qui nous concerne, un philosophe et historien des sciences s’inscrivant dans la période du début du XXᵉ siècle ; et tel est le profil qui a le plus attiré les commentateurs. L’ouvrage qu’il publia en 1906 La Théorie physique : Son objet et sa structure est considéré désormais comme un classique de la philosophie de la physique, qui influença notablement l’épistémologie française.
La richesse de notre auteur a néanmoins été la cause d’interprétations diverses et même contradictoires à l’endroit de sa personnalité et de sa pensée1. Il nous faudra donc aborder l’œuvre de Duhem en prenant garde à sa complexité, et ne pas suivre un chemin qui éluderait trompeusement les contrastes variés et inévitables qui s’y repéreraient.
Remarques liminaires
Au cours de ce mémoire, nous ferons abondamment usage de deux termes : ceux de réalisme et de phénoménalisme. Il nous paraît nécessaire de les définir brièvement. Pour ce faire, nous nous appuyons particulièrement sur le livre de Jean-François Stoffel, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem2 ‒ qui est le principal ouvrage dans la littérature secondaire que nous avons consulté. Cela nous servira dans le même temps à justifier l’emploi de ces mots.
Au sens général, nous dirons que le réalisme est la doctrine selon laquelle il est possible d’atteindre un certain degré de connaissance de la réalité. Si Pierre Duhem n’emploie qu’assez peu le terme, en revanche, il l’assimile régulièrement à la prétention d’expliquer la réalité3. Toutefois, sans prétendre parvenir à une explication, l’attitude qui vise à une meilleure compréhension de la réalité, à en dégager une connaissance toujours plus approchée, peut, elle aussi, être qualifiée de réaliste. Car dans ce cas, il y a une analogie, quoique imparfaite, entre cette connaissance et ladite réalité ; et ce qu’il y a d’analogue dans la première est véritable, parce qu’intimement lié à la seconde, au réel. Établissons néanmoins une restriction : le réalisme qui concerne notre auteur a trait à la portée de la science, précisément de la théorie physique. En ce sens, nous distinguerons au cours de notre mémoire deux réalismes : l’un que nous qualifierons de scientifique et méthodique, car le physicien en ce cas cherche délibérément à dévoiler la réalité en construisant la théorie ‒ c’est le type de réalisme auquel s’oppose Duhem et qui nous intéressera particulièrement dans le premier chapitre ‒, l’autre, que nous rattacherons à la métaphysique, qui est le réalisme en général, mais dont la forme n’est pas évidente lorsqu’il s’applique au champ de la physique théorique, ce qui fait l’ambiguïté de la position de Duhem.
Le terme de phénoménalisme, dans le sens usuel que nous emploierons, se comprend comme l’opposé du réalisme scientifique. En tant que méthode, on pourrait le définir de telle manière :
Le fait de poser des hypothèses telles que les phénomènes observés en résulteraient, mais sans s’occuper de savoir si ces hypothèses sont vraies ou fausses, ou même en les déclarant expressément fausses et en ne les prenant que comme un moyen commode d’expression, de prévision ou de calcul4.
Bien sûr, pour que cette définition soit valable, nous l’appliquerons exclusivement au domaine de la physique. Cela ne veut donc pas dire que le phénoménalisme restreint l’esprit humain aux seuls phénomènes, ni qu’il frappe de dédain la réalité ou la chose en soi ; mais il enseigne au physicien qu’il est de son ressort d’appréhender les premiers, tandis que les seconds ne doivent pas gêner ses préoccupations théoriques.
Par la suite, nous essaierons de montrer qu’en un sens plus large, le terme de phénoménalisme peut signifier la philosophie de la physique de Pierre Duhem, c’est-à-dire que d’une telle conception peut se dérouler naturellement la doctrine générale de notre auteur.
Sujet d’étude
Notre objectif consiste dans l’analyse minutieuse des relations qu’entretiennent la physique et la métaphysique dans l’œuvre de Duhem. Nous tenterons de répondre aux questions suivantes : Est-ce qu’il existe une articulation, c’est-à-dire un réseau conceptuel pensé et étayé par l’auteur, reliant les matières physique et métaphysique ? Et si oui, comment procède-t-elle ? Duhem est un théoricien et un philosophe de la physique, il présente donc un ensemble d’idée déterminé sur cette science. Or, le rapport de la physique à la métaphysique est apparu assez tôt dans sa réflexion, puisqu’il en fait état dès ses premiers articles philosophiques ; ce rapport, du reste, témoigne d’une influence marquée sur son engagement scientifique, et dirige le projet énergétiste de notre savant. Néanmoins, il est incontestable qu’une évolution de la pensée duhémienne se manifeste dans la précision du rapport entre la physique et la métaphysique, de telle sorte que celui-ci nécessite alors une compréhension nettement plus fine : ce qui fait selon nous tout l’intérêt de cette recherche, et d’un auteur comme Pierre Duhem.
L’avantage que nous offre un tel axe d’étude n’est certes pas celui de l’exhaustivité, mais il n’en diverge pas tant, car nous pourrons en cet écrit toucher, quoique de manière inégale, aux majeures facettes de Duhem : physicien, philosophe, patriote, historien, apologiste, et métaphysicien.
La première partie de ce mémoire sera consacrée à la conception de la physique qui caractérise notre savant. Notre démarche consistera à découvrir la relation de la physique avec la métaphysique, et à montrer son importance et le rôle central qui lui est échu dans la philosophie duhémienne de la physique. Nous montrerons dans le premier chapitre comment le phénoménalisme de Duhem a pu émerger de ses préoccupations scientifiques, et comment il prétend, par son allure positive, exclure toute métaphysique du champ de la physique. Dans le second chapitre, nous nous demanderons si le phénoménalisme vise à séparer absolument physique et métaphysique ou plutôt à les distinguer. Alors, nous introduirons la doctrine de la classification naturelle, qui se rattache au réalisme en établissant un lien patent entre théorie physique et réalité ontologique, et nous tenterons de l’intégrer au phénoménalisme, bien que les deux positions semblent contradictoires. Pour appuyer notre propos, nous détaillerons plus avant l’épistémologie duhémienne au chapitre suivant, en remarquant l’emploi du sens commun qui permet le passage régulier du phénoménalisme à la classification naturelle, c’est-à-dire à une conception où physique et métaphysique se compénètrent. Enfin, nous conclurons dans le dernier chapitre de cette partie sur l’histoire de la physique, qui est en quelque sorte le laboratoire où Duhem constate la validité de sa doctrine, et où il s’autorise l’usage d’une méthode métaphysique légitimant la méthode physique.
La seconde partie du mémoire traitera plus spécifiquement de l’aspect métaphysique présent, bien que d’une façon implicite et peu visible superficiellement, dans l’œuvre de notre auteur. On essaiera d’appréhender le rapport de la métaphysique à la physique chez Duhem en soulignant l’influence de ses convictions religieuses. En effet, puisque la religion implique des concepts indéniablement métaphysiques, notre savant n’a-t-il pas fait en sorte de formuler une conception de la physique favorable à une métaphysique particulière, à savoir chrétienne ? Nous étudierons cette question au premier chapitre en revenant aux sources du phénoménalisme. Ensuite, on s’attardera dans le second chapitre sur les conséquences apologétiques que Duhem déduit de sa philosophie de la science : le phénoménalisme, qui établit les strictes frontières de la physique et de la métaphysique, conduit à une apologétique négative, à la défense de la religion des attaques scientistes ; la doctrine de la classification naturelle, quant à elle, nous amène à concevoir la notion de Providence. Le troisième chapitre nous plongera dans la métaphysique de la science que Duhem envisage, c’est-à-dire l’idée qu’il se fait de la cosmologie. On verra comment le phénoménalisme et la classification naturelle ont une emprise essentielle sur la constitution de la cosmologie selon notre savant. Enfin, au dernier chapitre, nous analyserons la notion d’analogie qui constitue le centre névralgique de l’articulation entre théorie physique et cosmologie, et par conséquent, entre physique et métaphysique.
Éclaircir les rapports qui unissent la physique et la métaphysique au sein de la philosophie duhémienne est un travail qui nous permettra, par une approche détournée, de mieux saisir les relations entre le phénoménalisme et le réalisme, en débarrassant celles-ci de leur confusion initiale. Nous pensons que de tels rapports se situent au cœur de la doctrine de Pierre Duhem. Ainsi nous espérons contribuer à une meilleure compréhension de l’auteur.
I. La spécificité du phénoménalisme duhémien
Il s’agira dans cette première partie d’étudier la philosophie de la science de Duhem, dans ses aspects courants et déjà maintes fois examinés, mais guidé par la problématique qui nous est propre, et comme d’un mouvement ascendant vers une compréhension plus nette des rapports entre physique et métaphysique. Selon nous, le terme de phénoménalisme est capable de contenir toute la philosophie de la science que Duhem a développée. Certes, nous ne pouvons alors pas nous restreindre à une acception générique du phénoménalisme ; au contraire, notre défi consistera à dégager toute la spécificité que manifeste ce phénoménalisme duhémien. Son origine, sa démarche et sa fin ; ses conséquences mais aussi ses soutiens.
Il est possible, et demeure dans l’usage courant, de diviser en deux la doctrine de Duhem : phénoménalisme, puis classification naturelle. Nous essaierons de prouver que cette division est artificielle ‒ bien qu’elle ne soit pas dénuée de raisons ‒, et que pour saisir tout à fait la conception duhémienne, il nous faudra dévoiler le lien qui unit ces deux sous-doctrines, par là, faire apparaître une continuité graduelle dans la philosophie de la physique chez Duhem. D’abord, puisque celui-ci est physicien, il nous semble important de faire percevoir l’influence qu’a eue sa pratique de la physique dans la formation de sa philosophie. Ensuite, il faudra expliciter cette philosophie qui se présente comme une logique de la théorie physique. Après avoir esquissé la recherche que mène Duhem pour trouver une tradition à sa pensée, nous discernerons l’émergence de la métaphysique dans sa conception pourtant si radicale de la physique. L’enjeu sera alors de ne rien atténuer du phénoménalisme proprement dit, tout en y ajoutant une perspective éminemment réaliste. Comment concevoir un phénoménalisme élargi qui, à tout le moins, paraît contradictoire ? Enfin, nous tenterons de souligner deux aspects moins évidents, l’épistémologie et l’histoire de la physique, en attestant le rôle qu’ils doivent tenir dans la justification du phénoménalisme et de la classification naturelle ‒ compris comme une même philosophie de la science, tout à fait cohérente.
I. 1. L’élaboration du phénoménalisme
I. 1. a. Emprise de l’œuvre scientifique
Si l’on veut comprendre d’où vient chez Duhem sa conception de la science, sans doute faudrait-il nous rapporter à son œuvre purement scientifique. Comme on l’a déjà dit, Pierre Duhem est avant tout un physicien. Et c’est en tant que physicien qu’il voulut d’abord être reconnu : son refus de la chaire d’Histoire des Sciences au Collège de France en est la marque5. Duhem lui-même, par ailleurs, explique que ses idées philosophiques, qui furent développées dans divers articles et condensées notamment dans son livre La Théorie physique, n’ont pu mûrir que par la grande pratique qu’il a eue de la physique6. Nous pensons qu’il convient alors de brosser à grands traits son cheminement scientifique.
Ce fut au Collège Stanislas que Duhem fit ses premières études, et c’est là qu’il prit goût pour la physique. Or ce n’est pas n’importe quelle physique, mais la physique théorique qui intéressa Duhem au plus haut point. Alors que son siècle s’était plongé dans la physique expérimentale, que les plus grands noms français tels Regnault et Curie y appartenaient, Duhem allait suivre une solide formation qui ne dédaignerait pas les mathématiques. La thermodynamique, branche de la physique reposant sur une forte base expérimentale, ouvrait un champ théorique nouveau qui ne tarda pas à susciter chez Duhem une curiosité féconde. Grâce aux travaux d’un Gibbs et d’un Helmholtz, qui appliquaient les outils de la mécanique en thermodynamique7, Duhem entrevit rapidement l’analogie qu’il devait y avoir entre ces deux sciences. Ainsi pouvait-il s’exprimer sur le dessein qu’il allait suivre :
Conduire les théories de la Statique thermodynamique par des méthodes toutes semblables, en leur forme, à celles par lesquelles, depuis Lagrange, se déroule la Statique mécanique, tel avait été le constant souci de Gibbs et de Helmholtz. […] Le désir de mettre plus fortement encore, si possible, cette analogie en évidence guida nos premiers travaux8.
À vingt-et-un ans, Duhem fut reçu premier à l’École Normale. Et une fois devenu professeur, il se mit à enseigner la thermodynamique, ce qui l’amena à approfondir et perfectionner les travaux de ses prédécesseurs. Un de ses élèves, M. Jouguet, n’hésite pas à témoigner en faveur de son maître que « sa contribution fondamentale consiste dans le fait qu’il a formulé définitivement les équations de la Thermodynamique des corps en mouvement9 ». Mais ce qui fait de Duhem un des noms les plus remarquables de la thermodynamique, c’est qu’il ne s’est pas contenté de généraliser cette science aux mouvements mécaniques. Supposant une analogie assez profonde entre les diverses modifications physiques et chimiques ‒ contraction, dilatation, fusion, vaporisation, réaction chimique et variation électrique ou magnétique ‒, dès lors que l’on arriverait à mettre ces phénomènes en équations, pourquoi ne pas les réunir en une science commune qui serait une thermodynamique généralisée ? Cet ambitieux édifice qui devait être comme un pont entre toutes les branches de la physique et de la chimie, un physicien écossais, Rankine, l’avait déjà pensé avant Duhem, en 185510. Or, notre savant ne l’apprit que plus tard au cours de ses recherches. Mais ce projet exprimé dans ses grandes lignes, et dont le but était de fonder l’énergétique, Duhem le fit sien aussitôt. Et cette perspective scientifique fut comme un saut irrésistible : elle guida la suite de ses études et agença la somme de ses travaux. Lui-même nous dit, à propos de ce moment crucial, que « la construction d’une telle science nous apparut comme un objet digne que notre vie fut consacrée à la poursuivre11 », et certainement, nous pouvons ici le prendre au mot.
L’énergétique, donc, que Duhem concevait comme le type idéal de la théorie physique, prétendait intégrer la mécanique rationnelle en un de ses cas particuliers. C’est à cette tâche ardue que Duhem, fin connaisseur des théories mécaniques, va d’abord s’attacher. Il réussira par exemple, entre autres développements12, à ramener les équations générales de l’hydrodynamique classique à ses propres équations, plus générales, de l’énergétique13. Autre domaine dans lequel il s’imposera, la chimie physique, dont Gibbs est le fondateur et un des maîtres de Duhem. Ainsi, tout naturellement, Duhem appliquera les outils de la thermodynamique, puis de l’énergétique, à l’étude de la chimie. Plusieurs ouvrages ont été consacrés à ce sujet14, dont sa thèse, qui fournit une critique de la notion de travail maximum de Berthelot en reprenant l’idée du potentiel thermodynamique de Gibbs. À l’électromagnétisme, Duhem apportera aussi sa vision énergétiste et unificatrice. Après de longues années de réflexion, Duhem se rangera du côté de Helmholtz plutôt que celui de Maxwell, et c’est la théorie du premier qu’il voudra perfectionner. Pourtant, à cette époque, l’œuvre de Maxwell était bien plus en vogue. Est-ce qu’en prendre le contre-pied aurait desservi Duhem ? La même question pourrait se formuler à propos des théories atomiques.
En effet, jusqu’à la fin de sa vie, Duhem refusera d’admettre la notion d’atomes, celle-ci étant pour lui une hypothèse gênante et dont il ne faut pas manquer de se passer. Toute son énergétique prend le soin de définir les termes, et ceux d’atome, de molécule, d’électron, de proton, de neutron ou de photon n’apparaissent pas. Cette théorie physique, absolument opposée aux hypothèses mécanistes et atomistiques, est bien sûr celle qui façonnera les idées philosophique de Pierre Duhem. Et si l’on s’interroge sur le fait que Duhem ‒ qui voulait être avant tout physicien ‒ n’est finalement guère connu qu’en tant que philosophe ou historien des sciences, la réponse nous semble reposer, au moins en grande partie, sur la tendance même que prit la science au tournant du XXᵉ siècle. Les grandes découvertes telles les expériences de Jean Perrin (1908) donnant une valeur précise au nombre d’Avogadro, et celles de Rutherford (1909) sur la structure de l’atome, annoncent le développement de la physique du XXᵉ siècle en faveur de la théorie atomique. L’énergétique de Duhem aurait pu se développer, tout en s’acheminant via une autre direction ; mais elle fut dédaignée, puis oubliée, parce que sa perspective était tout étrangère au regard de celle que la science allait suivre ; elle fut engloutie par le tumulte nouveau que créa la révolution scientifique dudit siècle.
On pourrait ajouter une chose, c’est que l’œuvre scientifique de Duhem se révèle être une puissante synthèse. Mais il ne s’y trouve pas l’invention de principes nouveaux, qui auraient été tirés de l’expérience, comme ce fut le cas pour les mécaniques relativiste et quantique. Par là, on a reproché à Duhem de ne pas ajouter à la physique. Lui-même rapporte que l’étude des expériences et des faits nouveaux élargissant la physique intéresse plus vivement les scientifiques, tandis que l’organisation et la refonte purement théorique de cette science apparaît comme une tâche ingrate15. Pour se garder de ces critiques, il semble que Duhem se soit associé à Pascal lorsqu’il pointa dans un article16 le rôle d’ordonnateur que ce dernier a tenu dans l’élaboration de l’hydrostatique. Prenant la défense de Pascal, il nous avertit : « Que l’on ne dise pas que Pascal n’a rien fait de nouveau en Hydrostatique ; la disposition des matières est nouvelle17. » En lisant cet avertissement, on se prend à l’étendre aux travaux scientifiques de Duhem. Celui-ci n’hésite d’ailleurs pas à écrire, comme à l’adresse de ses contempteurs : « Il n’est peut-être pas inutile, aujourd’hui, de rappeler cette opinion [l’importance de l’ordonnancement théorique] de l’un des penseurs les plus puissants et les plus originaux que l’humanité ait produits18. » L’énergétique n’a pas été bâtie telle une colonne supplémentaire de la physique, tel un domaine propre où des phénomènes nouveaux seraient élucidés ; mais elle reprend l’essentiel de la thermodynamique, de la mécanique rationnelle, de la chimie et de l’électromagnétisme, en donnant à ces sciences une nouvelle constitution, une base neuve sur laquelle elles doivent désormais se fonder. Voilà bien une œuvre d’organisation, éminemment théorique, et convenant particulièrement à un esprit d’une extrême droiture tel que le possédait Duhem ‒ pour reprendre les mots de Pascal.
I. 1. b. Ancrage de la doctrine philosophique
La théorie physique que Duhem porta jusqu’au bout, celle dont il s’est fait le héraut invétéré, fut radicalement opposée aux théories mécanistes et atomiques, sur le terrain scientifique mais également philosophique. La philosophie des sciences de Duhem, outre l’influence de son époque19, et peut-être plus particulièrement celle de Poincaré et Mach20, a dû se développer comme un remède vis-à-vis des écueils des théories de la physique classique, lesquelles ont trop volontiers basculées vers le réalisme. Assez rapidement ‒ sept ans seulement après avoir été reçu à l’agrégation ‒, il publie en janvier 1892 un article intitulé « Quelques réflexions au sujet des théories physiques21 » ; puis, une série d’articles suivront22, et ils seront repris plus tard, en 1906, dans La Théorie physique.
En prenant comme point de départ l’ouvrage central de Pierre Duhem ‒ La Théorie physique ‒, l’objectif que nous visons est de saisir sa pensée philosophique à maturité. À cette époque, aux alentours de 1905, Duhem a pris le temps de parfaire les principes exposés dans ses premiers articles, de plus, sa carrière de physicien est déjà bien avancée, et son expérience plus solide qu’autrefois. Lui-même nous avertit, si nous n’étions point convaincu, que sa pensée s’est avant tout nourrie dans l’exercice de son métier, celui de physicien théoricien :
D’ailleurs, la doctrine exposée en cet écrit n’est point un système logique issu de la seule contemplation d’idées générales ; elle n’a pas été construite par une méditation ennemie du détail concret. Elle est née, elle s’est développée par la pratique quotidienne de la Science23.
Cette philosophie de la physique, ou plutôt de la théorie physique, nous avons choisi de l’appeler phénoménalisme. Or, il nous faut désormais détailler la définition succincte qui a été donnée de ladite doctrine.
Duhem commence par déclarer qu’il y a deux conceptions possibles de la théorie physique : l’une qui « a pour objet l’explication d’un ensemble de lois expérimentalement établies », l’autre « qui a pour but de résumer et de classer logiquement un ensemble de lois expérimentales, sans prétendre expliquer ces lois24 ». De cette seconde conception à laquelle Duhem se rattache, il va en donner la fameuse définition :
Une théorie physique n’est pas une explication. C’est un système de propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales25.
On peut constater que les deux appréciations de la théorie énoncées sont irrémédiablement opposées. Soit la théorie physique est conçue comme une théorie explicative, soit elle est comprise comme une théorie représentative. Et c’est sur cette distinction que Duhem fonde son analyse historique des théories physiques, laquelle prouvera la valeur et la fécondité de son interprétation logique de la théorie. Certes, Duhem n’utilise pas lui-même le terme de phénoménalisme, il parle plutôt de la théorie physique comme d’une représentation économe des lois expérimentales26. Au début, dans « Quelques réflexions au sujet des théories physiques », il utilise de préférence le verbe symboliser, disant par exemple qu’ « une bonne théorie, c’est une théorie qui symbolise d’une manière suffisamment approchée un ensemble étendu de lois physiques27 ». Cependant, dans « Physique et métaphysique », Duhem précise la porté cognitive de la physique comme afférente aux phénomènes :
Il nous faut, en premier lieu, étudier les phénomènes et établir les lois suivant lesquelles ils se succèdent ; […] La branche de science qui étudie les phénomènes dont la matière inanimée est le siège, porte aujourd’hui le nom de physique28.
La théorie physique, telle qu’elle est pensée par Duhem, vise à travers les lois qui dirigent les phénomènes à représenter ou symboliser ceux-ci. On pourrait dire ‒ et cela renforce le terme ‒ que le phénoménalisme est une doctrine qui borne la théorie physique à la description des phénomènes et de leurs lois ; et que cette dernière ne prétend pas les expliquer, car elle n’en découvre pas les causes ultimes ou véritables.
Pour défendre sa position, Duhem commence par attaquer la vision adverse, que l’on peut qualifier de réaliste. En effet, une théorie qui voudrait être une explication des phénomènes, chercherait derrière les apparences sensibles une réalité cachée. Or, la prétention d’atteindre une quelconque réalité matérielle, ou d’en pouvoir indiquer la nature, tel est le ressort de la métaphysique ; la méthode expérimentale, elle, n’y a aucun appui. Et Duhem de protester contre cette tutelle exercée par la métaphysique sur la physique :
Si la Physique théorique est subordonnée à la Métaphysique, les divisions qui séparent les divers systèmes métaphysiques se prolongeront dans le domaine de la Physique. Une théorie physique, réputée satisfaisante par les sectateurs d’une École métaphysique, sera rejetée par les partisans d’une autre École29.
Pour assurer à la physique le bénéfice du consentement universel, le refus de cette subordination, et donc la revendication d’une méthode autonome, semblent indispensables. Après avoir brièvement retracé la querelle des causes occultes qui opposa en une même période les systèmes d’Aristote, de Descartes, de Newton, et l’atomisme, Duhem ajoute qu’aucun système métaphysique ne peut guère fonder une théorie physique. En vérité, les seuls principes que l’on se donne dans cette entreprise ‒ pour dériver la physique de la métaphysique ‒ sont trop généraux, trop peu détaillés, et consistent surtout en négations. Il faut donc ajouter des hypothèses qui ne sont pas nécessitées par le système en question, et qui le rendent, par conséquent, singulièrement inutile, puisqu’il pourrait être remplacé à souhait. Qu’on le veuille ou non, l’attitude réaliste exigeant de la théorie physique qu’elle soit explicative, nous oblige de remarquer sur ce point que « toujours, au fond des explications qu’elle prétend donner, gît l’inexpliqué30 ». Si donc la conception adverse de la théorie physique ne peut en aucun cas parvenir au but qu’elle s’est donnée ‒ atteindre les causes ultimes ‒, il nous faut logiquement l’abandonner au profit du phénoménalisme. Et la conclusion immédiate que Duhem va devoir tirer est celle d’une séparation de la physique et de la métaphysique. Séparation qui est motivée par la volonté de donner à la théorie physique son indépendance :
Fondée sur des principes qui ne relèveraient d’aucune doctrine métaphysique, elle [la théorie physique] pourrait être jugée en elle-même et sans que les opinions des divers physiciens à son endroit dépendissent en rien des Écoles philosophiques diverses auxquelles ils peuvent appartenir31.
Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que certains32 se soient formés une image positiviste de Duhem. En effet, le positivisme, au sens général et tel que Duhem le définit33, consiste à accorder seule légitimité aux sciences issues de la méthode positive ; à l’inverse, il bannit la métaphysique car ses prétentions lui paraissent insoutenables et sa méthode infondée. Le positiviste refusera d’emblée que l’on mélange science et métaphysique, pour lui, cela reviendrait à entacher la première des erreurs de la seconde. La thèse de la séparation de la physique et de la métaphysique a donc tout pour lui plaire. Néanmoins, est-il juste de réduire la doctrine de Duhem au positivisme34 ?
I. 1. c. Confirmation historique d’une tradition
Sans immédiatement conclure cette partie ‒ bien que l’essentiel ait été dit ‒, il nous semble opportun de parler d’un petit opuscule, Sauver les phénomènes35, qui est à mettre en parallèle avec La Théorie physique. Dans ce dernier ouvrage, Duhem n’avait pu s’étendre sur la tradition historique qui devait venir confirmer ses vues. Précisément, Sauver les phénomènes apporte une ample justification au phénoménalisme de Duhem ; et de ce fait, à l’utilisation que nous avons faite dudit terme ; il apparaît donc comme le complément historique à l’analyse logique menée dans La Théorie physique.
Avant d’entrer dans le vif de son sujet, Duhem commence par établir une distinction essentielle. Selon lui, la physique ancienne n’est pas comparable à la physique moderne ; de nos jours, on l’appellerait volontiers cosmologie, c’est-à-dire une branche de la métaphysique. Si l’on souhaite arpenter la généalogie des théories physiques, observer la continuité qui existe à travers les âges, c’est à l’astronomie qu’il faut se rapporter. Celle-ci apparaît comme la plus ancienne théorie physique, comme la souche même de la physique mathématique, dont la mécanique céleste sera le glorieux rejeton. Duhem souhaitant éviter le jugement anachronique, il se garde de flanquer sa problématique à l’histoire, uniformément et sans souci de concordance ; par conséquent il l’adapte :
Voilà pourquoi cette question tant agitée aujourd’hui : Quelles sont les relations de la Théorie physique et de la Métaphysique ? a été, pendant deux-mille ans, formulée de la manière suivante : Quelles sont les relations de l’Astronomie et de la Physique36 ?
La tradition que Duhem expose tout au long de son ouvrage, il la fait remonter jusqu’à Platon, duquel il tient la célèbre devise qui fera son titre : sauver les phénomènes. Cette devise, Platon s’en servait pour définir le but de l’astronomie. Une fois posées les hypothèses, il s’agit de retrouver les mouvements apparents des objets célestes. Cette méthode de l’astronome, Aristote ne s’en départira point ; mais à côté, il admet une autre méthode qui sera celle du physicien, et qui aura pour but de pénétrer l’essence des cieux et la nature des mouvements qui y règnent, c’est-à-dire une méthode qui posera des conditions au choix des hypothèses. Le besoin de cette méthode se fait rapidement sentir, en effet, il est possible d’user d’hypothèses distinctes, voire contradictoires, pour sauver également les phénomènes. Ce fait, Hipparque l’a nettement perçu, notamment en ce qui concerne l’équivalence des hypothèses de l’excentrique et de l’épicycle37. Il revient donc au physicien, et non à l’astronome, d’expliquer les phénomènes.
Cependant, Duhem remarque qu’il n’y a pas de parfait accord dans l’histoire de l’astronomie quant à l’objet et aux limites de sa méthode. En la personne de Dercyllide, mais surtout d’Adraste d’Aphrodisie et de Théon de Smyrne, Duhem relève une tradition ennemie qui lui rappelle ses adversaires mécanistes : « Une hypothèse leur semble compatible avec la nature des choses lorsqu’un habile tourneur la peut réaliser avec du métal ou du bois. Combien de nos contemporains n’ont point, de la saine Physique une autre conception38 ! »
Avec Ptolémée, il semble que Duhem ait trouvé le champion de sa tradition phénoménaliste. Ptolémée ne confond pas la méthode du physicien et celle de l’astronome, il n’attribue pas à la seconde les prétentions de la première ; mieux, puisque la théorie astronomique de Ptolémée est irréductible à la physique d’Aristote, il semble qu’il l’ait déclarée entièrement indépendante. Duhem nous résume ainsi sa doctrine :
Les diverses rotations sur des cercles concentriques ou excentriques, sur des épicycles, qu’il faut composer pour obtenir la trajectoire d’un astre errant sont des artifices combinés en vue de sauver les phénomènes à l’aide des hypothèses les plus simples qui se puissent trouver. Mais il faut bien se garder de croire que ces constructions mécaniques aient, dans le Ciel, la moindre réalité39.
Par la suite, de Ptolémée à Galilée, nous voyons se dérouler les réflexions à propos de la réalité des hypothèses astronomiques, et le rapport de cette science avec la physique. Duhem y relève les principaux continuateurs de la tradition phénoménaliste : Proclus, Simplicius, Maïmonide, Saint Bonaventure et Saint Thomas d’Aquin, Jean de Jandun, Pierre d’Abano, Nicolas de Cues, Lefèvre d’Étaples, Luiz Coronel, André Osiander, le Cardinal Bellarmin.
Dans le cours de l’histoire des théories astronomiques, Duhem nous divulgue des époques où le phénoménalisme fut professé comme étant la doctrine qui permettait de concilier astronomes et physiciens, et d’autres où les tentations du réalisme firent tomber dans l’oubli la prudence de la précédente doctrine. À la sagesse du phénoménalisme, Duhem oppose les excès et les vaines disputes du réalisme. Rompant avec la tradition hellène des Proclus et Simplicius, les Arabes, dit-il, ont illustré une telle dérive : « Le réalisme des astronomes arabes devait nécessairement provoquer les Péripatéticiens de l’Islam à une lutte ardente et sans merci contre les doctrines de l’Almageste40. » Et cette méprise au sujet de la valeur des hypothèses astronomiques se retrouvera à la Renaissance :
Si les Averroïstes [les péripatéticiens] étaient victimes de cette illusion que l’on peut, d’une doctrine métaphysique, déduire une théorie astronomique, les partisans du système de Ptolémée se laissaient parfois séduire par une autre illusion ; ils croyaient que l’exacte constatation des phénomènes pouvait conférer la certitude aux suppositions destinées à rendre compte de ces faits ; par des voies opposées, les uns et les autres aboutissaient à la même erreur ; ils attribuaient une réalité véritable aux hypothèses qui portent la théorie astronomique41.
Dans les temps qui précédèrent la condamnation de Galilée, Duhem nous fait voir un réalisme général parmi les astronomes, les physiciens et les théologiens. Ceux-ci s’accordent pour reconnaître aux hypothèses astronomiques une stricte réalité. Par conséquent, la tension entre les partisans de la physique ‒ encore sensiblement péripatéticienne ‒ et les coperniciens n’eut de cesse de s’attiser. Les Giordano Bruno et Jean Képler, bien loin de désamorcer le conflit, critiquèrent durement la tradition phénoménaliste qu’exprimait Osiander dans la préface au De revolutionibus de Copernic42. Ils ne concevaient pas qu’une hypothèse puisse constituer un artifice propre à sauver les phénomènes ; puis donc que les hypothèses astronomiques se doivent d’être des explications, elles exigent de ne pas entrer en contradiction avec la physique et la métaphysique ‒ ni même avec les Saintes Écritures, car le Christianisme était jadis une conviction. La distinction aristotélicienne entre la méthode astronomique et la méthode physique ne semble plus qu’un lointain souvenir, et Duhem de citer Képler : « Le réalisme s’affirme dès le début du premier livre de cet ouvrage : ‘‘L’Astronomie, dit Képler, est une partie de la Physique43.’’ » Ainsi, pour justifier leur théorie, les astronomes coperniciens se firent tour à tour physiciens et métaphysiciens, également théologiens. Et Galilée suivit cet exemple. Duhem conclut alors :
La condamnation portée par le Saint-Office était la conséquence du choc qui s’était produit entre deux réalismes. Ce heurt violent eût pu être évité, le débat entre les Ptoléméens et les Copernicains eût pu être maintenu sur le seul terrain de l’Astronomie, si l’on eût écouté de sages préceptes touchant la nature des théories scientifiques et des hypothèses sur lesquelles elles reposent44.
Ces sages préceptes, ce sont ceux du phénoménalisme, que Duhem s’est efforcé de retracer dans leur cheminement historique. Il a voulu montrer que les idées émises au cours de l’histoire sur la nature des théories physiques ne sont guère différentes d’aujourd’hui ; que sa philosophie n’est pas nouvelle et participe d’une tradition millénaire et réputée. Ancré dans l’histoire, le phénoménalisme duhémien prend un tour plus assuré ; il s’écarte d’un terrain qui risque de glisser de la nouveauté vers l’éphémère. Le réalisme, quant à lui, s’il évoque une pièce saillante dans la mosaïque de l’histoire, ce ne semble que pour être ferment de discorde : entre sa méthode et ses conséquences, il est l’ennemi héréditaire du phénoménalisme.
I. 2. Du phénoménalisme pur à la classification naturelle
C’est en 1894, dans un article intitulé « L’École anglaise et les théories physiques45 », que la notion de classification naturelle apparaît pour la première fois. Cet écrit est, avec « Physique et métaphysique », une réponse aux diverses critiques46 de la part du milieu néo-thomiste à l’encontre du phénoménalisme duhémien. Précisément, Eugène Vicaire47 pointait avec pertinence quelques contradictions dans la doctrine que Duhem exprime en ses premiers articles48. Selon lui, un phénoménalisme conséquent doit aboutir à l’éclectisme ‒ c’est-à-dire à une absence de cohérence et d’unité entre les multiples théories ‒ ce qui pour Duhem est inacceptable. Eugène Vicaire dénonce également chez notre savant l’usage purement mnémotechnique ‒ la théorie conçue comme économie de pensée ‒ en même temps que l’exclusion pour la théorie de tout idéal, de la moindre beauté ou d’un quelconque accord avec la nature. Et la valeur prédictive des théories est un argument en faveur de sa critique. À côté de cela, s’ajoute une incompréhension des enjeux du phénoménalisme. Duhem fut accusé de répandre le venin du scepticisme, ou de vouloir introduire un dangereux positivisme. L’offuscation générale fut bien sûr de nature religieuse, car il s’agissait aussi d’un débat sur la manière dont la science devait s’articuler avec la Foi. L’indépendance réciproque de la physique et de la métaphysique que proclamait Duhem pouvait bien décontenancer plus d’un néo-thomiste, elle récusait semble-t-il toute apologétique scientifique, alors que plusieurs d’entre-eux s’y employaient.
Persuadé du bien fondé du phénoménalisme, mais à première vue contraint par les arguments d’Eugène Vicaire de se rapprocher de son réalisme, Duhem va adopter la classification naturelle comme position médiane. Nous n’y insisterons pas, mais Duhem a considérablement puisé dans l’exposé de son adversaire49, lequel lui reproche de ne pas faire état des aspects esthétique et fécond de la théorie tout en en exagérant l’aspect utilitaire :
Or cette beauté et cette fécondité des théories exigent l’une et l’autre que celles-ci soient, au moins dans une certaine mesure, conformes à la nature et qu’elles se proposent cette conformité ; elles reposent en outre très directement sur l’introduction de la notion de cause. Cette notion, en effet, qui n’a visiblement de raison d’être que si nous poursuivons une réalité et non des symboles, est nécessaire à la satisfaction de l’esprit, et elle est pour lui un guide inestimable dans ses investigations50.
Dans La Théorie physique, Duhem développe l’idée que la théorie n’est pas simplement une économie intellectuelle des lois, mais aussi une classification. Cela signifie que les lois physiques sont classées selon un certain ordre, qu’elles se retrouvent déployées en fonction de leur parenté et de leur domaine propre. Et pour Duhem, cela suffit à faire émerger une harmonie capable d’émerveiller notre esprit : « Partout où l’ordre règne, il amène avec lui la beauté ; la théorie ne rend donc pas seulement l’ensemble des lois physiques qu’elle représente plus aisé à manier, plus commode, plus utile ; elle le rend aussi plus beau51. » Mais cette beauté n’a-t-elle rien à voir avec la réalité ? Provient-elle strictement d’une classification artificielle et commode ? Duhem ne se résigne plus au phénoménalisme pur, et pour illustrer la notion de classification naturelle, il prend l’exemple de l’anatomie comparée. Le naturaliste, qui par des similitudes au niveau des organes, rapproche diverses espèces entre-elles, peut être amené à imaginer une classification qu’il appellera naturelle, car les rapports ‒ comme ceux de parenté ‒ qu’il concevra lui paraîtront réels, c’est-à-dire présents dans la nature. Mais s’il s’agit de décrire l’essence même de ces rapports, de trancher quant à leur nature, alors la méthode utilisée ne sera pas suffisante : c’est à la physiologie et à la paléontologie qu’incombe ce travail. Cependant, dit Duhem, « lorsqu’il contemple l’ordre que ses procédés de comparaison introduisent en la foule confuse des animaux, l’anatomiste ne peut pas ne pas affirmer ces rapports, dont la preuve est transcendante à ses méthodes52 ». L’anatomiste que décrit Duhem est l’image du physicien qui regarde la théorie, ordonnant efficacement les phénomènes, comme nous révélant de surcroît quelque chose d’un ordre réel. Pour autant, la méthode propre au physicien est incapable de justifier ce sentiment ; c’est à la métaphysique qu’il revient d’en établir la preuve, et de détailler la nature des relations que la théorie manifeste.
Sans pouvoir rendre compte de notre conviction, mais aussi sans pouvoir nous en dégager, nous voyons dans l’exacte ordonnance de ce système la marque à laquelle se reconnaît une classification naturelle ; sans prétendre expliquer la réalité qui se cache sous les phénomènes dont nous groupons les lois, nous sentons que les groupements établis par notre théorie correspondent à des affinités réelles entre les choses mêmes53.
La théorie physique n’est pas une explication de la réalité, tel est le phénoménalisme ; toutefois, celle-ci nous laisse percevoir un certain reflet de la réalité, qui se dévoile dans l’agencement qu’elle arbore, et c’est la classification naturelle. Néanmoins, toutes les théories ne se valent pas, certaines sont plus élaborées que d’autres, et l’on peut croire que le développement théorique ‒ puisque la nature ne se lasse pas de fournir en phénomènes54 ‒ ne cessera jamais. Ainsi, aucune théorie ne réalise à proprement parler l’idéal de la classification naturelle ; mais plus la théorie « se perfectionne, plus nous pressentons que l’ordre logique dans lequel elle range les lois expérimentales est le reflet d’un ordre ontologique ; […] plus nous devinons qu’elle tend à être une classification naturelle55 ». Il y a donc des degrés à la classification naturelle, une théorie sera plus ou moins une image fidèle de la réalité. Sans abandonner son phénoménalisme, Duhem semble y intégrer une forme de réalisme inspirée par Eugène Vicaire. Il reprend même à son compte l’objection de ce dernier qui consistait dans la prédiction des théories ‒ et qui est la marque de leur fécondité ‒, ce qu’il utilise pour défendre la conviction d’une classification naturelle56. En effet, il se trouve des théories desquelles on peut tirer une conséquence jusque-là jamais observée expérimentalement. Si la théorie n’était qu’une classification artificielle, elle ne pourrait faire plus que de représenter l’ensemble des phénomènes préalablement observés. Il faudrait le plus grand des hasards pour qu’elle devance l’expérience elle-même, et qu’elle prédise tel phénomène. Or cette fécondité des théories physiques ‒ que Duhem illustre par la fameuse prédiction de la tache de Fresnel ‒ ne saurait exister qu’en tant qu’elle exhibe un lien entre théorie physique et réalité ; de ce fait, elle devient une justification de la classification naturelle.
Au dilemme posé par Eugène Vicaire, Duhem répond de façon singulière. Il revendique à son tour la beauté et la fécondité des théories physiques, et pour ce faire, il est forcé d’admettre que ces dernières sont, dans une certaine mesure, conformes à la nature. Nonobstant, Duhem n’adopte pas la démarche d’investigation d’Eugène Vicaire, laquelle se propose la réalité pour fin. Celui-ci, d’ailleurs, ne devait concevoir qu’une seule alternative : un réalisme cohérent, ou bien un phénoménalisme éclectique. Et puisque Duhem n’avait pas caché son souci de cohérence théorique, il pouvait espérer en la conversion de son adversaire. Mais notre physicien se refuse à troquer sa méthode phénoménaliste :
Si l’on s’astreint à n’invoquer que des raisons de logique pure, on ne peut empêcher un physicien de représenter par plusieurs théories inconciliables soit des ensembles divers de lois, soit même un groupe unique de lois ; on ne peut condamner l’incohérence dans le développement de la théorie physique57.
Pour sauver ce désir légitime d’unité de la théorie ‒ et selon Duhem, universellement reconnu, même parmi les plus farouches éclectiques58 ‒, il faut donc avoir recours à une méthode qui dépasse le cadre purement logique de la théorie. En effet, pour Duhem qui n’hésite pas à paraphraser Pascal, il existe des « raisons du cœur que la raison ne connaît pas59 » ; et ce type de raisons qui fonde notre conviction de la classification naturelle, la logique ne suffirait pas à le fournir. Ainsi, la classification naturelle sert de barrage à l’éclectisme et engage à l’unité au sein de la physique théorique :
Nous devons évidemment juger le degré de perfection d’une théorie physique à la conformité plus ou moins grande qu’offre cette théorie avec la théorie idéale et parfaite ; […] cette théorie, en effet, classerait les lois physiques dans un ordre qui serait l’expression même des rapports métaphysiques qu’ont entre elles les essences dont émanent ces lois ; […] Or, si nous savons peu de chose sur les relations qu’ont entre elles les substances matérielles, il est du moins deux vérités dont nous sommes assurés : c’est que ces relations ne sont ni indéterminées, ni contradictoires ; donc, toutes les fois que la physique nous proposera deux théories inconciliables d’un même ensemble de lois, ou encore toutes les fois qu’elle symbolisera un ensemble de lois au moyen de certaines hypothèses et un autre ensemble de lois au moyen d’autres hypothèses incompatibles avec les précédentes, nous sommes assurés que la classification qu’une telle physique nous propose n’est pas conforme à l’ordre naturel des lois, à l’ordre dans lequel les rangerait une intelligence qui voit les essences ; en faisant disparaître les incohérences de la théorie, nous aurons quelque chance de la rapprocher de cet ordre, de la rendre plus naturelle et, partant, plus parfaite60.
La théorie physique conçue par Duhem se déploie sans se soucier de la réalité, mais, dans le même temps, la rejoint inéluctablement. C’est parce que la réalité est une, sans contradiction, que la théorie est vouée à s’unifier. Duhem semble donc être à la fois phénoménaliste et réaliste ; si Eugène Vicaire n’a pas prévu cette option, en cela, rien qui puisse nous surprendre : les deux termes accolés la rendent contradictoire. Le même problème se manifeste plus clairement encore si l’on considère le rapport entre physique et métaphysique : Duhem prétend établir une séparation radicale entre ces deux domaines, cependant, la classification naturelle les entremêle. La tendance que l’on peut reconnaître dans une théorie physique arrivée à un certain degré de perfection, c’est le cheminement sans fin qui conduit la physique vers une métaphysique complète de la nature. Le même Duhem combat pourtant les prétentions qui visent à tirer des jugements métaphysiques du domaine de la physique. Deux questions demandent volontiers à être clarifiées. Premièrement, la théorie idéale, foncièrement métaphysique, que Duhem nous présente comme l’aboutissement du progrès de la physique est-elle réalisable ? Si non, quel est son rôle par rapport au phénoménalisme proprement dit ? Ensuite, Duhem sépare-t-il vraiment la physique et la métaphysique ? Une plus grande subtilité ne ferait-elle pas évanouir une apparente contradiction ?
À la première interrogation, nous pouvons répondre péremptoirement que le terme des perfectionnements incessants de la physique, qui constituerait une classification naturelle achevée, demeure à jamais hors d’atteinte. Duhem écrit dans « Physique de croyant » :
Mais cette théorie parfaite, nous ne la possédons pas, l’humanité ne la possédera jamais ; ce que nous possédons, ce que l’humanité possédera toujours, c’est une théorie imparfaite et provisoire qui, par des tâtonnements, des hésitations, des repentirs sans nombre, s’achemine lentement vers cette forme idéale qui serait une classification naturelle61.
L’imperfection et la fugacité consubstantielles aux théories physiques sont à mettre en perspective avec l’expérience sans cesse renouvelée et la représentation mathématique adoptée. Pour Duhem, l’application des mathématiques aux phénomènes physiques ne peut que donner lieu à une conception de l’à peu près62. Il existe une incertitude inhérente à nos méthodes de mesure, ainsi, d’améliorations en améliorations une théorie physique sera toujours plus compréhensive, plus approchée de la réalité63 ; néanmoins, elle ne pourra jamais s’imposer avec la nécessité qu’exprime la vérité. La théorie idéale, devenue métaphysique, est foncièrement vraie ; puisqu’elle représente tous les phénomènes physiques, elle les explique alors de manière univoque.
Cette théorie physique idéale qui rejoindrait le domaine de la métaphysique n’est que le prolongement abouti de la tendance à la classification naturelle. Elle sert de garde-fou au physicien, afin qu’il ne succombe pas au scepticisme. Il s’agit plus d’une consolation morale que d’une notion ayant une réelle portée cognitive : bien qu’inaccessible, elle marque un horizon vers lequel il nous faut tendre, elle a le mérite d’associer une direction précise à nos efforts. La théorie idéale et parfaite n’est rien de plus que la concrétisation de la classification naturelle, par là cependant, elle manifeste avec clarté qu’une telle tendance résulte d’une implication de la métaphysique dans le domaine restreint de la physique.
Or, comment pourrait-on concilier la séparation de ces domaines ‒ c’est la thèse principale du phénoménalisme, qu’à aucun moment Duhem ne désavoue ‒ avec l’influence qu’exercerait la métaphysique sur la conception des théories physiques, c’est-à-dire la doctrine de la classification naturelle ? D’abord, est-ce que Duhem utilise lui-même le terme séparer, et maintient-il cette séparation ? Dans « Physique et métaphysique », il affirme « la séparation naturelle qui existe entre les théories physiques et les doctrines métaphysiques64 », puis plus loin, préconise à nouveau « une séparation radicale entre la physique et la métaphysique65 ». Dans un même registre, il parle de la démarcation de ces deux domaines, celle-ci ayant pour but leur indépendance réciproque66. On pourrait objecter, néanmoins, qu’à l’époque Duhem n’avait pas encore formulé la doctrine de la classification naturelle. Mais nous retrouvons les mêmes idées présentes dans son ouvrage de maturité, La Théorie physique. En effet, après avoir souligné toutes les difficultés qui surviennent lorsqu’on conçoit la théorie physique en dépendance d’une doctrine métaphysique, Duhem souhaite « assigner à la théorie physique un objet tel qu’elle devînt autonome67 ». Pour ce faire, il invoque le même phénoménalisme qu’autrefois, qui seul peut garantir cette autonomie.
Dans le même temps, il y a un autre mot que Duhem utilise à profusion, celui de distinction. Le titre du premier chapitre de « Physique et métaphysique » illustre sans ambiguïté la thèse duhémienne : Distinction de la physique et de la métaphysique68. Le terme sera mentionné fréquemment par la suite, et Duhem emploie aussi le verbe discerner. Dans La Théorie physique, l’usage de distinction remplace plus volontiers celui de séparation ; des passages entiers sont repris, par exemple, celui où Duhem explique que pour Descartes « la distinction entre la physique qui étudie les phénomènes et leurs lois, et la métaphysique […] se trouve dénuée de fondement69 ». On peut penser que les deux termes sont employés en fonction des circonstances ; le mot séparation ayant un symbolisme plus fort, ce n’est pas un hasard s’il paraît absent de La Théorie physique, lorsqu’on sait le contexte dans lequel s’inscrit l’ouvrage70. Il est néanmoins téméraire de croire que Duhem ait usé de l’une ou l’autre expression indistinctement, et ce dans un même article.
Au sens général, distinguer deux éléments l’un par rapport à l’autre, revient à établir leur différence ; c’est les séparer non pas in concreto ‒ car au sein même d’une entité complexe et irréductible on peut identifier divers éléments ‒ mais par la puissance de l’esprit, c’est-à-dire in abstracto. Selon Duhem, il faut certes distinguer la physique et la métaphysique, mais il s’empresse d’ajouter :
Toutefois, il importe de ne pas se méprendre sur l’origine de cette distinction : elle ne découle pas de la nature des choses étudiées, mais seulement de la nature de notre intelligence. Une intelligence qui aurait la vue directe, intuitive, de l’essence des choses ‒ telle, d’après l’enseignement des théologiens, une intelligence angélique ‒ ne ferait pas de distinction entre la physique et la métaphysique ; une telle intelligence ne connaîtrait pas successivement les phénomènes et la substance, cause de ces phénomènes ; elle connaîtrait simultanément la substance et ses modifications71.
Duhem n’entend donc pas séparer substance et phénomènes lorsqu’il parle de séparation entre physique et métaphysique. Non plus, il ne renvoie la métaphysique dans les ténèbres de l’inconnaissable : il ne s’agit pas ici de la méthode kantienne. Ajoutons que notre auteur précise sa pensée dans « Physique de croyant » :
À l’aide de méthodes essentiellement positives, nous nous sommes efforcés de distinguer nettement le connu de l’inconnu [à savoir les limites propres à la science] ; nous n’avons jamais prétendu tracer une ligne de démarcation entre le connaissable et l’inconnaissable72.
Que veut dire Duhem lorsqu’il parle de séparation ? Il nous semble qu’il entend par là les domaines d’application de chaque méthode :
Rien de plus propre à favoriser le scepticisme que de confondre les domaines des diverses sciences ; rien, au contraire, de plus efficace contre cette tendance dissolvante que la définition exacte des diverses méthodes et la démarcation précise du champ que chacune d’elle doit explorer73.
Plus loin, Duhem confirme que c’est la distinction nette entre la méthode métaphysique et la méthode expérimentale qui entraîne la séparation de leur domaine propre, il parle du « distinguo, qui servait à délimiter exactement les questions et à marquer à chaque méthode le champ qui lui est propre74 ». Il reproche à Descartes d’être celui qui a nié « le plus complètement la distinction entre ces ordre de connaissance75 ». Et cette expression n’est pas sans nous faire penser à Pascal, que Duhem oppose à Descartes aussitôt. En effet, Pascal, considérant successivement la théologie et les sciences expérimentales, déclare dans la Préface au traité du vide : « Elles ont leurs droits séparés : l’une avait tantôt tout l’avantage ; ici l’autre règne à son tour76. » Partant, il refusait que l’on applique à l’une ce qui n’est valable que pour l’autre. Bien que les méthodes selon Duhem ne soient pas telles que le conçoit Pascal77, en séparant les champs d’application de la méthode physique et de la méthode métaphysique, il arrive à la même conclusion : l’immunisation réciproque de la physique et de la métaphysique. Les jugements de l’une et les jugements de l’autre n’appartenant pas au même plan, Duhem les déclare « radicalement hétérogènes entre eux ; ils ne peuvent ni s’accorder, ni se contredire78 ».
Si nous pensons avoir résolu une subtilité de langage, la contradiction ne demeure-t-elle pas ? Il ne peut y avoir séparation et influence à la fois. Mais séparer le champ d’application de chaque méthode ne signifie pas que celles-ci n’aient rien de commun, qu’elles ne reposeraient pas sur un même socle. Duhem explique que ces deux méthodes peuvent correspondre en tant qu’elles travaillent sur un même objet :
Lorsque, dans ce qui va suivre, nous parlerons de la métaphysique, nous entendrons toujours parler de la partie de la métaphysique qui traite de la matière non vivante et qui, par conséquent, correspond à la physique par la nature des choses qu’elle étudie. Cette partie de la métaphysique est souvent nommée Cosmologie79.
Le socle commun à la physique et à la cosmologie n’est rien d’autre que les phénomènes ; tandis que la première ne cherche qu’à mieux les organiser, la seconde, en remontant par les causes, essaie d’arriver à leur essence : « La cosmologie cherche à connaître la nature de la matière brute, considérée comme cause des phénomènes et comme raison d’être des lois physiques80. » Il s’ensuit que les lois ordonnant les phénomènes servent aussi de base partagée : « Les méditations du cosmologistes et du physicien ont un point de départ commun ; ce commun point de départ, ce sont les lois expérimentales que découvre l’observation appliquée aux phénomènes du monde inanimé81. » Duhem prend comme exemple les lois de la combinaison chimique, qui pourront être étudiées à la fois par la méthode physique et la méthode métaphysique, ce qui donne lieu à des considérations tout à fait éloignées, parce que le premier angle qui a été choisi pour étudier les mêmes faits diffère du second. On peut, à partir d’un même objet, explorer plusieurs de ses facettes, lesquelles apparaîtront, selon la méthode d’investigation, absolument indépendantes les unes des autres.
En outre, après avoir énoncé que les fondements de la méthode expérimentale ou physique sont évidents par eux-mêmes ‒ et de ce fait indépendants de la métaphysique ‒, Duhem ajoute :
Il n’en résulte pas, que ces fondements de la méthode expérimentale échappent aux prises de la métaphysique et ne puissent devenir, pour cette science, des objets d’études. […] il n’en résulte pas que cette intelligence [celle des notions que postule ladite méthode] soit absolument claire et complète, que les fondements sur lesquels repose cette assurance nous soient connus, qu’il ne nous reste plus rien à apprendre touchant ces questions82.
Or, voilà que nous touchons un point capital : si par la méthode expérimentale, et sans jamais outrepasser ses limites, la logique permet l’analyse de la théorie physique, qui est la réalisation de ladite méthode83 ; qu’adviendrait-il, en revanche, si la méthode métaphysique opérait un semblable travail, à savoir prendre pour objet d’étude la théorie physique elle-même ? Cette recherche métaphysique, sans exercer aucune influence sur la méthode physique, pourrait avoir une influence sur la conception de la théorie physique en tant que telle. Et nous pensons que c’est ainsi que procède la classification naturelle.
Ainsi, la contradiction que nous avions pointé s’évanouit : la nette séparation entre les capacités des méthodes physique et métaphysique, n’exclut pas leur correspondance quant à l’objet d’étude. Si la physique peut s’explorer à l’aide de ses propres moyens, elle n’épuise pas pour autant la connaissance qu’on en peut avoir ; en venant apporter indépendamment sa contribution, on peut dire en ce sens que la métaphysique « pénètre » la physique. Cette résolution, nous pensons qu’elle s’applique de manière équivalente au problème de l’accord entre phénoménalisme et réalisme. Oui, on peut affirmer sans l’ombre d’une contradiction que Duhem est à la fois phénoménaliste et réaliste : car ces deux doctrines ne sont pas à considérer sous le même rapport, elles se situent sur des niveaux différents. Le phénoménalisme ‒ au sens restreint ‒ est le résultat de la méthode physique, positive ; voilà pourquoi il n’est que scientifique, et M. Jean-François Stoffel a raison de dire qu’il est avant tout disciplinaire et méthodique84. Le réalisme de Duhem, bien qu’il ait pour objet la théorie scientifique, n’est pas scientifique, mais il est la conséquence de la méthode métaphysique qui opère sur ladite théorie. Il est un réalisme métaphysique, mais qui a trait à la nature de la théorie physique. Selon la distinction de ces méthodes, il suit que les deux doctrines du phénoménalisme et du réalisme ne peuvent ni se justifier ni se contester mutuellement. Nous partageons alors la conclusion de M. Stoffel : « Maintenir qu’au terme de son parcours, il [Duhem] est à la fois réaliste et phénoménaliste, n’est-ce pas reconnaître son incohérence ? Il ne nous semble pas, car nous pensons que son réalisme et son phénoménalisme ne se situent pas sur le même plan85. »
Suite à notre clarification du concept de classification naturelle, il appert que l’interprétation d’un Duhem positiviste ‒ au sens large du terme ‒ ne peut être maintenue sérieusement. D’ailleurs, l’ironie est que lui-même s’en était explicitement défendu dans « Physique et métaphysique » :
Être positiviste, c’est affirmer qu’il n’y a pas d’autre méthode logique que la méthode des sciences positives ; que ce qui est inabordable à cette méthode, que ce qui est inconnaissable aux sciences positives, est en soi et absolument inconnaissable : est-ce là ce que nous soutenons86 ?
Non, manifestement, ce n’est pas là ce qu’il soutient, puisque Duhem est allé jusqu’à utiliser une méthode transcendante à la méthode positive ‒ à faire de la métaphysique ‒, ce pour établir la notion de classification naturelle et justifier sa vision idéale et unitaire de la théorie physique. Un Duhem positiviste est un Duhem copieusement mutilé.
Pour résumer, la doctrine de la classification naturelle a été formulée en réponse aux critiques du milieu néo-thomiste, et particulièrement du fait d’Eugène Vicaire qui reprocha au phénoménalisme duhémien de conduire à l’incohérence de la physique théorique. Cela ne veut pas dire que Duhem n’avait pas auparavant quelque idée de la classification naturelle ; rappelons que Duhem ne voulait être que physicien, par conséquent, il n’est guère étonnant qu’il ait voulu ‒ au moins dans ses premiers articles ‒ exposer seulement l’analyse logique menée à l’aide de la méthode physique, positive. En effet, il n’avait alors aucune raison de se faire métaphysicien ; et même après lesdites critiques, il ne divulgua pas immédiatement sa position métaphysique87. Il semble que nous n’aurons jamais de réponse tranchée sur cette question, néanmoins, l’article d’Eugène Vicaire a eu au moins le mérite de pousser Duhem à révéler et certainement expliciter ses idées sur la classification naturelle. En usant de la méthode métaphysique, Duhem se fait ainsi le défenseur de l’unité et de la valeur de la science, et ce d’autant plus que le contexte le nécessitera : après l’âpre polémique lancée par Ferdinand Brunetière sur la « faillite de la science », le conventionnalisme destructeur d’un Édouard Le Roy, et l’exportation envahissante du modélisme anglais encouragée par Henri Poincaré au bénéfice de l’éclectisme théorique ; on verra cette défense culminer dans La Théorie physique.


Pour la Vérité !
Lars Sempiter.

1. J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2002, p. 17-18.
2. J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 23-27.
3. P. DUHEM, La Théorie physique : Son objet et sa structure (abrégé en TP), Paris, Chevalier & Rivière éditeurs, 1906, chapitre I, section I, p. 5-8.
4. A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, p. 947. D’après J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 26.
6. Voir P. DUHEM, TP, p. 2. Et pour plus de détail, « Physique de croyant », Annales de Philosophie Chrétienne, 77 année, t. CLI (4 série, t. I), octobre 1905, n° 1, p. 47-51.
7. Pour Gibbs, voir Équilibre des substances hétérogènes (1876-1878). Pour Helmholtz, voir : « Zür Thermodynamik chemischer Vorgange », Sitzungsberichte der Akademie der Wissenschaften zu Berlin, 1882, vol. 1, p. 23. Pour le détail, voir N. WIPF, Pierre Duhem (1861-1916) et la théorie du magnétisme fondée sur la thermodynamique, p. 39-55.
8. P. HUMBERT, Pierre Duhem, p. 39.
9. P. HUMBERT, Pierre Duhem, p. 40.
10. Voir l’hommage à W. Rankine, publié dans La Nature - Revue des sciences, N° 1 à 26, 1873, p. 394-395. Il y est question d’un article de W. Rankine, « Outlines of the Science of Energetics », publié dans Proceedings of the Royal Philosophical Society of Glasgow, Volume 3, 1855, p. 121-141.
11. P. HUMBERT, Pierre Duhem, p. 41.
12. P. HUMBERT, Pierre Duhem, p. 45-47.
14. Il s’agit notamment de Le potentiel thermodynamique et ses applications à la mécanique chimique (1886), Introduction à la mécanique chimique (1893), et Thermodynamique et chimie (1902).
17. P. DUHEM, « Le principe de Pascal », p. 609. Duhem reprend avec cette phrase, la justification que Pascal comptait employer pour défendre son Apologie de la religion chrétienne, laquelle on sait ne fut publiée qu’à titre post-hume et sous le nom des Pensées. Duhem croit bon de l’appliquer à l’œuvre de Pascal en hydrostatique.
18. P. DUHEM, « Le principe de Pascal », p. 610.
19. De manière générale, le type de pensée que Duhem développe sur la science n’est pas entièrement original. Voir par exemple E. CARO, « La Métaphysique et les Sciences positives », Revue des Deux Mondes, 1866, p. 421-452.
20. Pour Poincaré, voir « Compte rendu de Henri Poincaré : ‘‘Théorie mathématique de la lumière. II : Nouvelles études sur la diffraction. Théorie de la dispersion de Helmholtz’’ », Revue des Questions Scientifiques, 17année, t. XXXIII (2série, t. III), janvier 1893, p. 257-259. Poincaré écrit dans la préface de cet ouvrage : « Les théories mathématiques n’ont pas pour objet de nous révéler la véritable nature des choses ; ce serait là une prétention déraisonnable. » Duhem a aussi pu être influencé par la notion de convention introduite par Poincaré, à l’origine pour les postulats de la géométrie. Il semble avoir devancé ce dernier dans son application à la physique.
Pour Mach, voir « Compte rendu de Ernst Mach : ‘‘La mécanique : Étude historique et critique de son développement’’ », Bulletin des Sciences Mathématiques, t. XXXVIII (2série, t. XXVII), octobre 1903,1ʳpartie, p. 261-283. Duhem ne cache pas son intérêt pour les réflexions philosophiques du savant autrichien. Il en rend compte dans La Théorie physique (notamment p. 29-32), en utilisant le concept d’économie de pensée (dont il avait déjà formulé une approche très similaire, et ce avant de lire Mach) pour caractériser ladite théorie.
21. P. DUHEM, « Quelques réflexions au sujet des théories physiques », Revue des Questions Scientifiques, 16année, t. XXXI (2ᵉ série, t. I), janvier 1892, p. 139-177.
22. Il s’agit de : « Notation atomique et hypothèses atomistiques » (avril 1892), « Une nouvelle théorie du monde inorganique » (janvier 1893), « Physique et métaphysique » (juillet 1893), « L’École anglaise et les théories physiques » (octobre 1893), « Quelques réflexions au sujet de la physique expérimentale » (juillet 1894), « L’évolution des théories physiques du XVII siècle jusqu’à nos jours » (octobre 1896). Articles issus de la Revue des Questions Scientifiques.
23. P. DUHEM, TP, p. 2.
24. P. DUHEM, TP, p. 5.
25. P. DUHEM, TP, p. 26. L’italique est de nous.
26. P. DUHEM, TP, p. 29-32.
27. P. DUHEM, « Quelques réflexions au sujet des théories physiques », p. 11-12. Cité dans J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 131.
28. P. DUHEM, « Physique et métaphysique », Annales de Philosophie Chrétienne, 63 année, t. CXXVII (nouvelle série, t. XXVIII), août-septembre 1893, p. 463.
29. P. DUHEM, TP, p. 11.
30. P. DUHEM, TP, p. 24.
31. P. DUHEM, TP, p. 25.
32. Il s’agit d’une part des critiques émanant du milieu catholique dont Duhem était proche, voir E. VICAIRE, « De la valeur objective des hypothèses physiques », G. LECHALAS, « M. Duhem est-il positiviste ? » ou Ed. DOMET DE VORGES, « Les hypothèses physiques sont-elles des explications métaphysiques ? » D’autre part, Duhem intéressa aussi le Cercle de Vienne, qui voyait sûrement dans son phénoménalisme une forme de positivisme. Il fut aussi associé au conventionnalisme, et c’est l’image qui demeura entre temps, avant que l’on redécouvre Duhem vers la fin du XX siècle, et qu’on se prenne à insister sur son réalisme, sur la notion de classification naturelle.
33. P. DUHEM, « Physique et métaphysique », p. 475.
34. À cette question nous répondrons au chapitre I.2., à la page 27.
35. P. DUHEM, ΣΩZEIN TA ΦAINOMENA : Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée (abrégé par Sauver les phénomènes), Paris, Librairie scientifique A. Hermann et Fils, 1908, 144 p.
36. P. DUHEM, Sauver les phénomènes, p. 2.
37. Du fait d’Aristarque de Samos, on connaissait aussi l’équivalence entre le géocentrisme et l’héliocentrisme. Bien que le second système ne fût pas aussi développé que le premier.
38. P. DUHEM, Sauver les phénomènes, p. 15.
39. P. DUHEM, Sauver les phénomènes, p. 19.
40. P. DUHEM, Sauver les phénomènes, p. 32.
41. P. DUHEM, Sauver les phénomènes, p. 60.
42. P. DUHEM, Sauver les phénomènes, p. 118-125.
43. P. DUHEM, Sauver les phénomènes, p. 124.
44. P. DUHEM, Sauver les phénomènes, p. 128.
45. P. DUHEM, « L’École anglaise et les théories physiques : À propos d’un livre récent de W. Thomson », Revue des Questions Scientifiques, 17année, t. XXXIV (2série, t. IV), octobre 1893, p. 345-378.
46. Voir la note n° 3, à la page 14 du présent ouvrage.
47. Eugène Vicaire fut un ingénieur polytechnicien, physicien et mathématicien, membre de la Société scientifique de Bruxelles qui participa au mouvement néo-thomiste. Pour approfondir, se référer aux Annales des Mines.
48. Voir les notes n° 3 et 4, à la page 11 du présent ouvrage.
49. Par exemple, la distinction de deux types de théories, qu’Eugène Vicaire nomme théories réelles et théories symboliques, et que Duhem remplace par les théories explicatives et représentatives.
50. E. VICAIRE, « De la valeur objective des hypothèses physiques », Annales de Philosophie Chrétienne, t. XXVIII, 1893, p. 61. L’italique est de nous.
51. P. DUHEM, TP, p. 34.
52. P. DUHEM, TP, p. 36.
53. P. DUHEM, TP, p. 36.
54. P. DUHEM, TP, p. 32.
55. P. DUHEM, TP, p. 38.
56. P. DUHEM, TP, p. 39-43.
57. P. DUHEM, « L’École anglaise et les théories physiques », p. 133. Cité dans J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 186.
58. Voir P. DUHEM, TP, p. 164-165. Ou « L’École anglaise et les théories physiques », p. 136. Également « La valeur de la théorie physique », Revue des Sciences pures et appliquées, 19 année, 1908, p. 17-18.
59. P. DUHEM, TP, p. 38-39. Citation tirée de la pensée n° 423 de Blaise Pascal, édition Lafuma.
60. P. DUHEM, « L’École anglaise et les théories physiques », p. 136-138. Cité dans J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 188-189.
61. P. DUHEM, « Physique de croyant », Annales de Philosophie Chrétienne, 77 année, t. CLI (4 série, t. I), novembre 1905, n° 2, p. 147. Nous trouvons une doctrine semblable dans celle que Duhem attribue à Nicolas de Cues : P. DUHEM, Sauver les phénomènes, p. 68.
62. P. DUHEM, TP, p. 228.
63. P. DUHEM, TP, p. 280-290.
64. P. DUHEM, « Physique et métaphysique », p. 473.
65. P. DUHEM, « Physique et métaphysique », p. 475.
66. P. DUHEM, « Physique et métaphysique », p. 469. Voir le titre du chapitre IV.
67. P. DUHEM, TP, p. 25.
68. P. DUHEM, « Physique et métaphysique », p. 463.
69. P. DUHEM, « Physique et métaphysique », p. 480. Et TP, p. 66.
70. J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 202-205. Dans La Théorie physique, Duhem marque sa volonté de se détacher du conventionnalisme (phénoménalisme) strict qui à l’époque s’incarnait en la personne d’Édouard Le Roy.
71. P. DUHEM, « Physique et métaphysique », p. 464.
72. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 1, p. 52-53.
73. P. DUHEM, « Physique et métaphysique », p. 474.
74. P. DUHEM, « Physique et métaphysique », p. 479.
75. P. DUHEM, « Physique et métaphysique », p. 482.
77. Pascal ne parle pas de métaphysique, il parle de théologie et par là il la conçoit comme fondée uniquement sur l’autorité. Tandis que les sciences qu’il met en parallèle sont celles du raisonnement et de l’expérience.
78. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 2, p. 144.
79. P. DUHEM, « Physique et métaphysique », p. 463.
80. P. DUHEM, « Physique et métaphysique », p. 463-464.
81. P. DUHEM, « Physique de croyant », n° 2, p. 144.
82. P. DUHEM, « Physique et métaphysique », p. 468.
83. Qu’est-ce que la philosophie de la physique selon Duhem, sinon la réflexion de cette science sur elle-même. Celui-ci lui donnera le nom de logique. Et c’est en cela que consiste son phénoménalisme, puisqu’il trace les limites de la méthode et de la théorie physiques par leurs propres moyens.
84. J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 27 et p. 367.
85. J.-F. STOFFEL, Le phénoménalisme problématique de Pierre Duhem, p. 366.
86. P. DUHEM, « Physique et métaphysique », p. 475.
87. En avril 1893 paraît l’article d’Eugène Vicaire, Duhem publie d’abord en juillet « Physique et métaphysique », où l’on pressent déjà que les rapports établis entre ces disciplines permettent de penser validement la classification naturelle. « L’École anglaise et les théories physiques », qui paraît en octobre de la même année, n’est pas une réponse directe à Eugène Vicaire, mais plus une protestation contre le modélisme anglais qui semble se jouer de l’unité théorique.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire