Introduction
Avant même d’étudier
l’implication de quelques grandes thèses pascaliennes dans l’œuvre
de Pierre Duhem, certaines considérations préliminaires s’imposent
à nous. Il est important par exemple, qu’en nous situant entre la
fin du XIXe siècle et le début du XXe, l’on sache le regain que
connut alors Blaise Pascal dans le milieu intellectuel, et la
dissipation de l’idée romantique qu’on se fit de son génie,
notamment du fait des nombreux travaux de Léon Brunschvicg et
d’autres en la matière.
Cette influence, non plus, ne peut
pas être fortuite et circonstancielle : Pierre Duhem est
physicien théoricien et mathématicien, il est aussi philosophe des
sciences et fervent catholique. L’auteur des Pensées est
tout cela avant lui ; il est donc sensé d’y voir un modèle
auquel notre savant a pu s’y référer plein d’assurance. Pour
autant, il y a quelque pudeur dans sa réflexion pascalienne. Bien
que le témoignage de ses proches ait révélé une certaine passion
pour le philosophe de Port-Royal, Duhem ne lui a jamais dédié ces
imposantes monographies que d’autres ont écrit. Un nombre minime
de pages constitue tout le sujet, en sus de quoi elles ne paraissent
que peu significatives. En revanche, c’est par les abondantes
citations disséminées dans son œuvre, et souvent répétées,
qu’il lui rend hommage. Citations, d’ailleurs, qui ne gisent pas
n’importe où, mais qui ont une place importante dans
l’articulation du discours duhémien. Elles apparaissent souvent
après un énoncé comme la confirmation de ce qui précède, ou même
à la fin du chapitre ou de l’ouvrage, comme une puissante formule
à même de résumer le discours entrepris. Chacune de ses références
n’est pas anodine, et de celles-ci l’on peut tirer, avec une
bonne approximation, le galbe de son analyse.
Il nous faudra ajouter que Pierre
Duhem, en tant que scientifique, se retrouve dans le travail qu’a
pu mener Blaise Pascal en Hydrostatique. En effet, selon
l’interprétation de Duhem1,
Pascal ne fut pas tant l’inventeur d’un principe nouveau que
l’organisateur d’une multitude de faits scientifiques en un
système cohérent. Or c’est précisément le but que suivit Duhem
dans la constitution de son Énergétique – science qui se voulait
être une Mécanique nouvelle et générale, fondée sur la
Thermodynamique et se substituant à l’Atomistique contemporaine2
– qui était l’application concrète de sa philosophie de la
Physique. Ainsi, il n’est pas étonnant de voir Duhem s’appuyer
sur Pascal afin de renverser la critique récurrente à son égard,
lui reprochant de n’avoir pas su développer la science en lui
ajoutant quelque chose de nouveau.
Nous allons nous intéresser à trois
principales thèses de Pascal qui furent reprises, interprétées et
développées par Duhem. La première est la séparation entre la
Théologie et les sciences modernes, que Duhem emploiera pour la
Physique et la Métaphysique, et qui se trouve être le point central
de toute sa réflexion. La seconde concerne l’histoire des
sciences, et la vision continuïste que tous deux partagent à son
endroit. La troisième et dernière touche à la distinction de
plusieurs types d’esprit, laquelle Duhem s’attachera à déployer
dans le domaine scientifique.
I. La séparation entre la Physique et la Métaphysique
C’est dans la Préface au
Traité du vide qu’apparaît nettement la thèse de Pascal
qui nous enjoint à distinguer deux domaines de la connaissance, à
savoir les sciences de la raison et de l’expérience, et celles où
l’autorité fait loi, entre autres l’Histoire et la Théologie.
Par la suite, on s’aperçoit que le but suivi par Pascal est
d’empêcher : d’un coté, la stagnation de la Physique alors
que celle-ci ne saurait se compléter sans le progrès de
l’invention ; de l’autre, la corruption de la Théologie au
profit de diverses nouveautés, tandis que la perfection même de
celle-là réside en son immuabilité. Il s’agit donc de ne pas
confondre ces deux royaumes de la pensée pour les garantir et les
préserver. Et c’est en vue de cette même fin que Pierre Duhem
reprend à son compte cette importante distinction.
Seulement, Duhem va tirer des
conséquences qui iront plus loin que celles exposées dans la
Préface au Traité du vide au sujet de la Physique.
Cette dernière, puisque séparée de la Métaphysique, ne doit pas
prétendre à l’explication réelle des choses, elle
ne peut que décrire les phénomènes et les organiser dans la
théorie. C’est ce qu’on appellera le phénoménalisme. Pour
justifier sa conception philosophique de la science, Duhem la
confronte avec son histoire, ainsi que ses plus éminents
ambassadeurs. Il cherche une tradition à laquelle se relier, et
trouve aussi des adversaires. À propos de Descartes, dont la posture
philosophique est emblématique du réalisme scientifique, il dira :
« Celui qui a le plus contribué à rompre la barrière entre
la méthode physique et la méthode métaphysique, à confondre leurs
domaines que la Philosophie péripatéticienne avait nettement
distingués, c’est assurément Descartes3. »
Contre la méthode cartésienne, qui
à partir d’un principe métaphysique4
prétend faire découler toute sa Physique, Duhem s’élèvera, et
c’est précisément Pascal qu’il appellera à son renfort à
travers la pensée n° 84 (édition Lafuma) : « Il faut
dire en gros : cela se fait par figure et mouvement. Car cela
est vrai, mais de dire quelles et composer la machine, cela est
ridicule. Car cela est inutile et incertain et pénible. » Ou
aussi la pensée n° 553 (édition Lafuma) : « Écrire
contre ceux qui approfondissent trop les sciences : Descartes. »
En se plaçant du coté de Pascal, Duhem refuse une confusion des
méthodes physique et métaphysique. Lui-même aura d’ailleurs à
combattre les prétentions explicatives de ses contemporains, comme
Thomson (lord Kelvin) et Maxwell5,
à la manière où Pascal combattait celles de Descartes et d’autres.
On peut se demander si Pascal ne
serait pas à l’origine du phénoménalisme de Duhem, toutefois, il
semble plus probable que notre savant ait mûri cette réflexion de
par sa pratique assidue de la Physique et de l’influence exercée
par son époque. Car Pierre Duhem n’est ni le premier ni le dernier
à avoir exprimé une telle conception de la science, citons pour
exemple ses contemporains : William Rankine, Ernst Mach et Henri
Poincaré. Cependant, il est clair que Pascal constitue un allié de
poids à sa cause, et il reste que l’influence du philosophe a dû
jouer dans l’orientation et la spécificité du phénoménalisme
duhémien. En effet, la théorie des ordres de Pascal – qui
constituerait la « clef du symbolisme pascalien » selon
Duhem6
– possède une grande part d’analogie, si ce n’est plus, avec
l’articulation duhémienne de la Physique et de la Métaphysique.
Dans la théorie de Pascal, il y a trois ordres : celui des
corps, celui des esprits, et celui de la charité. Ces ordres sont
incomparables réciproquement du fait de leur logique interne, ce qui
nous fait penser à la différence de méthode que proclame Duhem.
Ils sont par conséquent autonomes et indépendants les uns des
autres, ce qui éclaircit la séparation entre Physique et
Métaphysique. Enfin, c’est par le truchement de l’infini que
Pascal établit la distance entre ces ordres. Or c’est peut-être
ici que Pierre Duhem se démarque dans sa philosophie de la science.
Effectivement, l’on peut retrouver
chez Duhem ce même souci de l’équilibre de la science qu’en a
pu témoigner Pascal. S’il y eut la part d’un phénoménalisme
plutôt radical dans la jeunesse intellectuel de Duhem, l’on peut à
juste titre supposer que ce fut la réaction face aux prétentions
illusoires de quelques-uns de ses contemporains, de professer en
Physique des explications métaphysiques. Car c’est sans tarder que
ses préoccupations – vraisemblablement à cause de
l’incompréhension du plus grand nombre parmi le milieu
intellectuel catholique dont il était proche, et qui le soupçonnait
d’un certain scepticisme7
– l’amenèrent à mieux expliciter sa position. C’est ainsi que
Duhem développa l’idée de classification naturelle.
La théorie physique, on l’a compris, ne cherche pas à expliquer
ce qu’est la réalité, ni quelles sont les causes des phénomènes
qu’elle décrit. Sauf qu’elle ne peut être non plus une simple
représentation, c’est-à-dire qu’à force d’organiser et de
mettre en relation les phénomènes naturels, elle tend de plus en
plus à devenir le reflet d’un ordre réel. Voici tel qu’il nous
l’expose :
Ainsi, la théorie physique
ne nous donne jamais l’explication des lois expérimentales ;
jamais elle ne nous découvre les réalités qui se cachent derrière
les apparences sensibles ; mais plus elle se perfectionne, plus
nous pressentons que l’ordre logique dans lequel elle range les
lois expérimentales est le reflet d’un ordre ontologique ;
plus nous soupçonnons que les rapports qu’elle établit entre les
données de l’observation correspondent à des rapports entre les
choses ; plus nous devinons qu’elle tend à être une
classification naturelle8.
C’est alors que l’on peut
justement considérer la notion de classification naturelle comme une
convergence asymptotique de la Physique à la Métaphysique. De ces
deux contrées de la connaissance infiniment lointaines, l’on
retrouve selon la théorie des ordres, cette distance infinie qui
sépare chaque ordre.
Il est vrai cependant que la théorie
des ordres de Pascal consiste de surcroît à établir une hiérarchie
entre ceux-ci. Or, Duhem nous livre précisément cette analyse
hiérarchique entre la Physique et la Métaphysique :
La connaissance que la
métaphysique nous donne des choses est plus intime, plus profonde,
que celle qui nous est fournie par la physique ; elle surpasse
donc cette dernière en excellence ; mais si la métaphysique a
la priorité sur la physique dans l’ordre de l’excellence, elle
vient après la physique dans l’ordre logique ; nous ne
pouvons connaître l’essence des choses qu’en tant que cette
essence est la cause et la raison d’être des phénomènes et des
lois qui les régissent ; l’étude des phénomènes et des
lois doit donc précéder la recherche des causes ; c’est
ainsi que, lorsqu’on gravit un escalier, le degré le plus élevé
est celui que l’on franchit en dernier lieu9.
On voit ici que Duhem décrit un
ordre dans les ordres qui procède selon deux manières : la
Physique se soumet à la Métaphysique par rapport à l’excellence,
mais logiquement elle doit être la première. Par comparaison, si
l’on néglige l’ordre des corps, cela se retourne contre l’ordre
des esprits ; l’homme est naturellement amené à satisfaire
ses besoins animaux prioritairement au développement de sa pensée,
car ceux-ci correspondent aux nécessités de la vie. Ce qui vérifie
la fameuse maxime : « Un esprit sain dans un corps sain. »
De même, il n’y a pas de charité sans esprit ; puisque Dieu
Lui-même est Esprit, et que si nous ne possédions point cette
ressemblance, la grâce surnaturelle nous serait inaccessible. Il
nous faut avoir l’esprit comme une marche préalable à un
rapprochement d’avec Dieu qui atteint exclusivement sa perfection
dans l’ordre de la charité.
Pour Pascal, la confusion de ces
ordres, c’est-à-dire lorsque l’on prétend obtenir de l’un ce
qui n’a de sens que dans l’autre, engendre fatalement le ridicule
ou la tyrannie. Et en cela, une fois de plus, Duhem s’accorde
parfaitement. Mieux que la science, c’est la Métaphysique et la
religion qu’il défend lorsqu’il s’élève contre le réalisme
scientifique et dogmatique qui déclare atteindre des conclusions
métaphysiques en Physique, ou qui voudrait à partir de
considérations telles en dériver cette dernière. Parce qu’une
fois ces ridicules prétentions renversées de fond en comble par le
progrès de la science, il faut voir apparaître le Positivisme comme
solution radicale et certainement tyrannique ! Que cherche alors
Duhem, si ce n’est l’équilibre pascalien ? Sa théorie
physique comme classification naturelle ne lui est pas venue par
déduction logique, en fait, il se trouve même incapable de la
justifier démonstrativement. Mais une intuition, qu’il croit
apercevoir dans chaque physicien, le commande de ne pas renoncer à
l’idéal et à l’unicité ambitionnés par la théorie :
Mais cette conviction que le
physicien est impuissant à justifier, il est non moins impuissant à
y soustraire sa raison. Il a beau se pénétrer de cette idée que
ses théories n’ont aucun pouvoir pour saisir la réalité,
qu’elles servent uniquement à donner des lois expérimentales une
représentation résumée et classée ; il ne peut se forcer à
croire qu’un système capable d’ordonner si simplement et si
aisément un nombre immense de lois, de prime abord si disparates,
soit un système purement artificiel ; par une intuition où
Pascal eût reconnu une de ces raisons du cœur « que la raison
ne connaît pas », il affirme sa foi en un ordre réel dont ses
théories sont une image, de jour en jour plus claires et plus
fidèles10.
C’est ainsi qu’en référant son
intuition à la nature, Duhem vient dire avec Pascal11 :
« La raison n’a donc point d’argument logique pour arrêter
une théorie physique qui voudrait briser les chaînes de la rigueur
logique ; mais ‘‘la nature soutient la raison impuissante et
l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point’’. » Par
là, Duhem se garde bien de tomber dans le dogmatisme ou dans le
scepticisme, et pour résumer sa démarche, il peut à nouveau
s’écrier avec Pascal : « Nous avons une impuissance de
prouver invincible à tout le dogmatisme ; nous avons une idée
de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme12. »
On pourrait néanmoins être déçu
que Duhem s’arrête ici dans l’approfondissement de son
articulation entre Physique et Métaphysique, et peut-être est-ce
sous l’influence même de Pascal13.
Il ne semble pas qu’il exprime de quelle manière opère ladite
intuition en Physique, ni comment se rapporte-t-elle à la nature
(selon le mot de Pascal). C’est dans La science allemande
qu’il faudra chercher un possible développement ; on y
trouvera la source de cette intuition que Duhem appelle tantôt sens
commun, tantôt bon sens. Mais sur ceci nous reviendrons dans la
troisième partie.
Ce qu’il nous faut à présent
considérer, c’est le rôle que l’histoire des sciences va jouer
dans la justification de la théorie physique comme classification
naturelle. Au choix des hypothèses, Duhem impose la cohérence
logique et la juste description des lois expérimentales ;
autrement dit, il ne restreint que très peu la liberté du
physicien. Mais cela n’est pas un problème, le contexte et
l’héritage historiques de la science s’occupent de la formation
des hypothèses et du progrès de la théorie.
II. Une vision continuïste de l’histoire des sciences
La place qu’occupe l’histoire des
sciences chez Duhem est loin d’être négligeable. Ses ouvrages
comme Les origines de la statique, L’évolution
de la mécanique, et bien sûr son imposant et volumineux
Système du monde peuvent à juste titre en témoigner.
Si l’on veut saisir le rôle de l’histoire, il faut d’abord
reconnaître que celui-ci est constitutif de la théorie physique. En
effet, n’ayant pas assimilé les développements antérieurs de la
science, l’on ne saurait en établir de futurs. Pour Duhem, donc,
une théorie physique ne peut apparaître sans un préalable qui
réside dans l’état actuel et passé de la science :
Aussi l’histoire nous
montre-t-elle qu’aucune théorie physique n’a jamais été créée
de toutes pièces. La formation de toute théorie physique a toujours
procédé par une suite de retouches qui, graduellement, à partir
des premières ébauches presque informes, ont conduit le système à
des états plus achevés ; et, en chacune de ces retouches, la
libre initiative du physicien a été conseillée, soutenue, guidée,
parfois impérieusement commandée par les circonstances les plus
diverses, par les opinions des hommes comme par les enseignements des
faits. Une théorie physique n’est point le produit soudain d’une
création ; elle est le résultat lent et progressif d’une
évolution14.
Cette vision continuïste de
l’histoire des sciences est déjà présente chez Pascal, et une
fois de plus, c’est dans la Préface au Traité du vide
que nous y trouverons la trace. Pour Pascal, qui s’oppose à ceux
qui bornent la découverte scientifique aux connaissances établies15,
c’est un faux respect envers les anciens que de ne pas souffrir la
moindre altération des ressources qu’ils ont acquis au fil des
siècles. Car eux-mêmes ont dû construire sur la base de ce qu’ils
avaient reçu. L’évocation de la métaphore des nains portés sur
les épaules de géants montre que si nous sommes plus avancés dans
les connaissances que nos ancêtres, c’est précisément grâce à
eux, grâce au savoir accumulé jusqu’à nous. Ainsi le juste
respect, c’est de ne pas considérer avoir une vue meilleure en
elle-même, sous prétexte d’une position plus haute. Nous ne
pouvons pas nous tenir plus en mérite que nos prédécesseurs. Et
parce que l’on reçoit leur héritage, il est même un devoir
d’élargir ce dernier plutôt que de s’y complaire en une sorte
d’oisiveté. La science, tout comme l’humanité qui la porte,
parce qu’elle se développe dans le temps est en perpétuel
mouvement. Or comme un seul homme, qui d’expérience en expérience
parvient à la vieillesse de sa vie, c’est à cet âge et non aux
premiers qu’on le dit vénérable.
C’est en allusion à cette
suite des hommes qui n’en formerait qu’un, que Duhem écrit à
propos de l’enseignement de la Physique :
Mais cette méthode
[c’est-à-dire la méthode pédagogique pour enseigner la
Physique], pourquoi chercher à l’imaginer de toutes pièces ?
N’avons-nous pas sous les yeux un étudiant qui, dans l’enfance,
ignorait tout des théories physiques et qui, dans l’âge adulte,
est parvenu à la pleine connaissance de toutes les hypothèses sur
lesquelles reposent ces théories ? Cet étudiant, dont
l’éducation s’est poursuivie durant des millénaires, c’est
l’humanité. Pourquoi, dans la formation intellectuelle de chaque
homme, n’imiterions-nous pas le progrès par lequel s’est formée
la science humaine ? Pourquoi ne préparerions-nous pas l’entrée
de chaque hypothèse dans l’enseignement par un exposé sommaire,
mais fidèle, des vicissitudes qui ont précédé son entrée dans la
Science16 ?
L’on voit que Duhem confère à la
méthode historique une importance décisive en Physique, et dans
l’enseignement même de cette science. En effet, puisqu’elle
permet de mieux comprendre le progrès de la science et par
conséquent notre pratique actuelle – en ce qu’on peut y voir une
transmission continue, et non des surgissements soudains et hasardeux
dans les hypothèses – davantage peut-elle agir comme une
pédagogie.
À la fin de son ouvrage Les
origines de la statique, Duhem après avoir rappelé le rôle
génial de Descartes dans l’ordonnancement et la maturation de
cette science, se dresse contre la méprise du philosophe s’agissant
de la valeur de son travail, et de sa place quant à ses devanciers :
Aveuglé par son prodigieux
orgueil, Descartes ne voit qu’erreurs dans les œuvres de ses
prédécesseurs et de ses contemporains […] Il laisse
complaisamment Constantin Huygens lui affirmer que ‘‘ses escrits
sont destinés à nettoyer le monde d’un déluge universel d’erreur
et d’ignorance’’. Il est assurément convaincu qu’il connaît
seul les vrais fondements de la Statique et qu’il les a bâtis de
toutes pièces, sur un sol déblayé par sa critique de toutes les
caduques bicoques que les autres géomètres y avaient élevées17.
Et Duhem d’ajouter :
À cette inconscience
superbe, on se prend à appliquer cette pensée de Pascal :
« Certains auteurs, parlant de leurs ouvrages, disent :
Mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc. Ils sentent leurs
bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un ‘‘chez moi’’
à la bouche. Ils feraient mieux de dire : Notre livre, notre
commentaire, notre histoire, etc., vu que d’ordinaire il y a plus
en cela du bien d’autrui que du leur18. »
Avec Pascal, Duhem affirme haut et
fort que si une découverte scientifique peut être individuelle, le
prix de cette découverte, lui, sera toujours collectif. Et c’est
la preuve même que la science ne peut procéder autrement que par
une continuité du savoir et de l’invention19.
Il demeure toutefois qu’une autre
conception de la science, qui progresserait par rupture ou
révolution, existe. Or, Duhem en montre la possibilité tout en
marquant par là où elle pèche. Approfondissant la pensée de
Pascal sur l’histoire des sciences, Duhem va opérer une habile
distinction dans la théorie ; laquelle, selon que l’auteur
ait entrepris d’expliquer les phénomènes naturels, consiste en
deux parties : l’une explicative, l’autre seulement
descriptive ou représentative. Bien sûr, le phénoménalisme de
Duhem rejette les prétentions explicatives de la théorie. Mais en
retraçant l’histoire de quelques théories formées suivant cette
manière, en prenant par exemple l’Optique de Descartes, Duhem
montre l’indépendance et l’autonomie que les deux parties de la
théorie possèdent l’une par rapport à l’autre. Il éclaircit
l’histoire des théories, et explicite les passages où une théorie
se transforme en une autre : celle-ci est d’abord dépouillée
de sa partie explicative, puis remplacée par une autre ;
cependant, tout ce qui fait la structure de la théorie, sa partie
représentative que Duhem nomme classification naturelle,
passe de la théorie précédente à la nouvelle, et se trouve
éventuellement complété.
Dans l’Optique de Descartes,
celui-ci établit la loi fondamentale de la réfraction, et
l’explication qu’il donne touchant la lumière concerne les
tourbillons de matière subtile. Pour autant, la
tentative d’explication n’est pour rien dans la découverte de
cette loi. Descartes n’a pas même essayé de rapprocher les deux,
il les a simplement juxtaposées. Par suite, Huygens reprendra la
théorie cartésienne et y ajoutera les lois de la double réfraction.
Il n’eut aucun mal à se servir de la partie représentative de
l’Optique cartésienne en la dépouillant de son explication :
Huygens, lui, avait adopté une théorie ondulatoire de la lumière.
Seulement la théorie ne tarda pas à être dépouillée à nouveau
de son explication, substituée par la doctrine émissionniste de la
lumière chère à Newton – c’est-à-dire en tant que cette
dernière est formée de corpuscules lumineux – ; sans qu’on
ajouta pourtant à la partie représentative.
Pour résumer cela, Duhem s’inspirant
de Pascal20
expose ce développement de la science en une métaphore sur la marée
montante :
Celui qui jette un regard de
courte durée sur les flots qui assaillent une grève ne voit pas la
marée monter ; il voit une lame se dresser, courir, déferler,
couvrir une étroite bande de sable, puis se retirer en laissant à
sec le terrain qui avait paru conquis ; une nouvelle lame la
suit, qui parfois va un peu plus loin que la précédente, parfois
aussi n’atteint même pas le caillou que celle-ci avait mouillé.
Mais sous ce mouvement superficiel de va-et-vient, un autre mouvement
se produit, plus profond, plus lent, imperceptible à l’observateur
d’un instant, mouvement progressif qui se poursuit toujours dans le
même sens, et par lequel la mer monte sans cesse. Le va-et-vient des
lames est l’image fidèle de ces tentatives d’explication qui ne
s’élèvent que pour s’écrouler, qui ne s’avancent que pour
reculer ; au dessous se poursuit le progrès lent et constant de
la classification naturelle dont le flux conquiert sans cesse de
nouveaux territoires, et qui assure aux doctrines physiques la
continuité d’une tradition21.
On comprend donc que celui qui voit
le progrès de la science s’assurer par ruptures et révolutions
est en train d’observer les ondes successives de la mer. Il voit
les explications des divers systèmes théoriques se former d’un
tenant et en un mouvement subit, balayant sur leur passage les
précédentes établies : explications trop frêles et trop
ruineuses pour résister à ce progrès. Néanmoins, ce serait faire
erreur que de s’arrêter à ce constat, la continuité de la
science résulte d’une observation plus durable et pénétrante. Si
la science progresse ce n’est pas par la voie explicative : la
succession des explications n’implique pas forcément leur
amélioration. En revanche, les théories qui se succèdent, parce
qu’elle récupèrent et développent les représentations
antérieures des phénomènes, sont de plus en plus représentatives
de l’ordre des choses, elles tendent de mieux en mieux vers la
classification naturelle. La continuité de la science
ne consiste donc pas dans les explications proposées, mais dans les
représentations des phénomènes naturels.
De tout ceci, il convient de
réaffirmer que Pierre Duhem accorde une place éminente à
l’histoire de la science, et que l’étude de celle-ci est requise
pour la véritable compréhension de celle-là. Plus encore, il y a
chez Duhem un certain providentialisme qui se manifeste dans
l’histoire des sciences. Il conçoit par exemple que les hypothèses
naissent dans le physicien sans lui22,
qu’il doit y avoir une idée directrice qui préside au
développement de la science comme c’est le cas pour un être
vivant23.
Or cette idée que le physicien, en proposant telle ou telle
hypothèse, suscitera à son insu la découverte d’un successeur,
et permettra l’avancée soudaine de la science ; cette idée
disons-nous, est à rapprocher de la pensée n° 317 (édition
Lafuma) de Pascal : « Qu’il est beau de voir par les
yeux de la foi, Darius et Syrius, Alexandre, les Romains, Pompée et
Hérode, agir sans le savoir pour la gloire de l’Évangile. »
En effet, tous ces illustres savants qui ont cru, mieux que
représenter, expliquer la nature : ils ne s’imaginent
probablement pas comment à leur suite la science a progressé, et
comment elle s’est servie d’eux. Ils ne se doutent pas qu’ils
ont le plus souvent travaillé à la gloire de théories qui ne
furent pas les leurs, et qui parfois s’y opposèrent
diamétralement.
Finalement, et surtout, l’étude de
l’histoire des sciences permet de conforter cette idée de
classification naturelle, laquelle vise à demeurer dans
le juste milieu. L’histoire seule, nous dit Duhem, « peut
garder des folles ambitions du Dogmatisme, comme des désespoirs du
Pyrrhonisme24 ».
Et comme une fois n’est pas coutume, Duhem achève son ouvrage
central sur une citation de Pascal :
Chaque fois que l’esprit
du physicien est sur le point de verser en quelque excès, l’étude
de l’histoire le redresse par une correction appropriée ;
l’histoire pourrait définir le rôle qu’elle joue à l’égard
du physicien en empruntant ce mot de Pascal : « S’il se
vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante. »
Elle le maintient ainsi en cet état de parfait équilibre d’où il
peut sainement apprécier l’objet et la structure de la théorie
physique25.
III. Les différentes sortes d’esprit
C’est dans L’École
anglaise et les théories physiques (1893) que Duhem abordera
pour la première fois la distinction des esprits. Il s’agira de
comprendre en quoi le génie scientifique anglais est si différent
du génie scientifique continental, c’est-à-dire français et
allemand compris. Ce thème sera repris dans La Théorie
physique, où après avoir conçu la théorie physique comme
une économie de la pensée, Duhem se demande si elle serait acceptée
par tous les esprits. Or, il distingue deux sortes d’esprit qu’il
appelle : esprit abstrait et esprit imaginatif.
Il cite alors la pensée n° 511 (édition Lafuma) de Pascal, connue
comme la distinction entre esprit de justesse et esprit de géométrie.
S’appuyant dessus, il établit que l’esprit abstrait est fort
mais étroit, tandis que l’esprit imaginatif est ample mais
faible ; et de dire : « La théorie physique
abstraite, telle que nous l’avons définie, aura sûrement pour
elle les esprits forts, mais étroits ; elle doit s’attendre,
au contraire, à être repoussée par les esprits amples, mais
faibles26. »
Il semble alors, au premier abord, que l’esprit imaginatif selon
Duhem désigne en fait l’esprit géométrique qu’a décrit
Pascal.
Par la suite, Duhem cite une autre
fois Pascal, et il va lier dans son interprétation la pensée n° 511
à la pensée n° 512 (édition Lafuma), plus fameusement connue
comme étant la distinction entre esprit de géométrie et esprit de
finesse. Selon Duhem, la caractéristique commune à ces esprits,
c’est l’amplitude. La différence en est que chez l’un, ce sont
des principes difficiles et abstraits dont il s’occupe ; chez
l’autre, il en va plutôt des objets sensibles ou des notions
communes. Finalement, Duhem abandonne la première distinction –
laquelle a surtout servi à établir les qualités d’amplitude et
de force dans les esprits comme un repère facile – et ce au profit
de la seconde, qu’il conserva dans toute la suite27.
Ce qui est pour lui représentatif de l’esprit anglais, c’est en
fait la répugnance à l’abstraction. Après un rapide tableau
outrepassant le champ de la science, et dressant quelques exemples de
la présence de cette faculté imaginative chez les anglais, Duhem
s’arrête à la physique anglaise. Et ce qui précisément
constitue son apanage, c’est l’idée de modèle. Le
modèle est une illustration de la théorie, qui tente au moyen
d’objets tombant sous les sens, de simuler le ou les phénomènes
physiques. On pourrait se dire par là, qu’il permet justement de
ne pas perdre de vue que nous atteignons seulement une représentation
et non pas l’explication. Mais ce n’est pas ce qu’en dit
Duhem : « L’Anglais, au contraire, trouve l’usage du
modèle tellement nécessaire à l’étude de la Physique que, pour
lui, la vue du modèle finit par se confondre avec l’intelligence
même de la théorie28. »
Puis plus loin :
Comprendre un phénomène
physique, c’est donc, pour les physiciens de l’École anglaise,
composer un modèle qui imite ce phénomène ; dès lors,
comprendre la nature des choses matérielles, ce sera imaginer un
mécanisme dont le jeu représentera, simulera, les propriétés des
corps ; l’École anglaise est acquises entièrement aux
explications purement mécaniques des phénomènes physiques29.
En effet, comme il est facile à leur
faculté imaginative de former un modèle en Mécanique, il paraît
tentant pour l’École anglaise de vouloir expliquer les autres
théories comme celle de la lumière par la mécanique, ce afin
d’établir de semblables modèles à ceux de Mécanique dans les
diverses autres théories. Pour autant, il ne s’agit pas
d’explication au sens métaphysique, mais plutôt d’un
pragmatisme qui essaie de ramener les phénomènes à une
compréhension facile pour l’imagination : « Le
physicien anglais ne demande donc à aucune métaphysique de lui
fournir les éléments avec lesquels il composera ses mécanismes ;
il ne cherche pas à savoir quelles sont les propriétés
irréductibles des éléments ultimes de la matière30. »
Au final, ce qui est le plus
caractéristique de l’esprit anglais pour Duhem, c’est cet esprit
de finesse qu’a décrit Pascal. Cependant, cette tendance à
l’imagination qui va contre l’unité et la cohérence logique de
la théorie, et qui donne naissance à l’éclectisme, Duhem la
récuse. Et comme nous l’avons déjà dit, ce n’est pas par des
raisons logiques que Duhem peut justifier l’unité logique de la
théorie physique ; le fait qu’elle soit une classification
naturelle est pour lui une certitude, mais non scientifique, voilà
pourquoi il s’en remet finalement au sens commun :
En cette circonstance, comme
en toutes, la Science serait impuissante à établir la légitimité
des principes mêmes qui tracent ses méthodes et dirigent ses
recherches, si elle ne recourrait au sens commun. Au
fond de nos doctrines les plus clairement énoncées, les plus
rigoureusement déduites, nous retrouvons toujours cet ensemble
confus de tendances, d’aspirations, d’intuitions ; aucune
analyse n’est assez pénétrante pour les séparer les unes des
autres, pour les décomposer en éléments plus simples ; aucun
langage n’est assez précis et assez souple pour les définir et
les formuler ; et cependant, les vérités que ce sens commun
nous révèle sont si claires et si certaines que nous ne pouvons ni
les méconnaître, ni les révoquer en doute ; bien plus toute
clarté et toute certitude scientifiques sont un reflet de leur
clarté et un prolongement de leur certitude31.
Pierre Duhem ne se contentera pas
d’avoir donné les particularités du génie anglais, il lui faudra
plus tard distinguer de l’esprit français cet esprit allemand. Ce
à quoi il s’adonnera, en pleine guerre mondiale, en écrivant La
science allemande. Et si comme nous l’avons dit, Duhem voit
dans l’esprit anglais un excès de l’esprit de finesse, il en est
tout contraire pour l’esprit allemand, lequel penche vers la
démesure de l’esprit géométrique : « Sans doute aussi
devons-nous nous attendre à voir la science allemande manquer
souvent d’esprit de finesse, et concéder à l’esprit géométrique
ce qui n’est point, pour lui, possession légitime32. »
Malgré ce qu’il peut paraître à l’esprit inattentif, Duhem ne
verse point dans une propagande anti-allemande. Il reconnaît
volontiers le tournant positif insufflé à la science grâce aux
contributions allemandes. Ce trait qui marque le génie allemand
n’est pas quelque tare pour Duhem. L’esprit géométrique qui le
caractérise, c’est la faculté de déduction munie d’une
infatigable ténacité et d’une rigueur implacable :
C’est par sa puissance à
déduire avec la plus extrême rigueur, à suivre, sans la moindre
défaillance, les chaînes de raisonnements les plus longues et les
plus compliquées, que l’Algèbre allemande a marqué sa
supériorité : c’est par cette puissance qu’un Weierstrass,
un Kronecker, un Georg Cantor ont montré la force de leur esprit
géométrique33.
Néanmoins, l’outrance réside en
ce fait que d’un esprit incliné vers la rectitude, l’exclusion
du bon sens en amène à une intolérable rigidité. Pour Duhem,
l’esprit allemand ne voit que le principe de démonstration, qui
doit non seulement prévaloir, mais repousser même toute évidence
du sens commun. C’est pourquoi l’Algèbre allemande ne se fonde
plus sur des axiomes classiques – qui ont l’assentiment du sens
commun – mais sur des postulats, c’est-à-dire des propositions
premières dont on ne se pose pas la question de savoir si elles sont
vraies ou fausses. Ce qui compte, c’est de fixer un début à la
chaîne de démonstrations sur laquelle on établit notre certitude.
Or, l’esprit allemand voudra logiquement ramener toute science à
cette Algèbre idéale. Et c’est ainsi que Duhem expose les méfaits
de cette tyrannique prétention en les domaines des sciences
rationnelles, expérimentales et historiques. Pour Duhem, le choix et
la mise en place des axiomes, c’est-à-dire le fondement de la
science, est affaire de l’esprit de finesse. Cela concerne
d’ailleurs plus encore le physicien que le mathématicien. Il ne
suffit pas, dit Duhem, que l’on arrive à montrer l’indépendance
des axiomes entre eux et la déduction logique des théorèmes qu’on
en peut faire ; il faut aussi que ces propositions s’accordent
avec les connaissances préalables de notre raison, que cette
dernière tire d’une expérience ininterrompue que l’on appelle
le sens commun. Et cette faculté qui peut relier habilement
l’évidence à la démonstration, c’est l’esprit de finesse.
Duhem donnera comme exemple en
physique l’électro-magnétisme de Maxwell. Celui-ci, par une
intuition typique de son génie, chercha à étendre aux corps
diélectriques les équations de l’électrodynamique, avec comme
idée que l’électricité s’y propageait à la manière de la
lumière dans les corps transparents. Seulement, même en ayant
deviné les équations, il ne put les obtenir par le biais de
déductions rigoureuses. Puis ce fut le tour d’un allemand,
Helmholtz, qui rétablit la logique sans détruire les intuitions
excellentes de Maxwell. D’après Duhem, la théorie d’Helmholtz
ne fit point preuve de l’excès coutumier à l’esprit allemand,
bien au contraire. Cependant, ce fut Hertz, son successeur, qui
s’attacha à la basse besogne d’exclure tout esprit de finesse de
la théorie. En effet, pour garder les équations de Maxwell hors
d’atteinte des objections logiques, et, sans chercher à les
justifier – ce que n’aurait pu accomplir seul l’esprit
géométrique –, il suffit de les regarder comme postulats de la
théorie, non plus comme objets de démonstration34.
Toutefois, Duhem intervient pour souligner que l’esprit de
géométrie n’est pas apte à choisir les axiomes de la théorie.
De fait, ces équations contredisent brutalement des vérités du
sens commun, universellement reconnues. Puisque, la simple existence
de l’aimant permanent est inconcevable dans la théorie. Pire,
rajoute Duhem, ces physiciens – de par leurs expériences –
poussent la contradiction jusqu’à « faire usage d’aimants
permanents » dans le moment même où ils « invoquent une
doctrine dont les axiomes réputent absurde l’existence de
semblables corps35 ».
En résumé, Duhem écrit :
« ‘‘Les principes se sentent, les propositions se
concluent,’’ a dit Pascal, qu’il faut toujours citer lorsqu’on
prétend parler de la méthode scientifique36. »
De cet aphorisme, Duhem justifie son analyse. Si la méthode
déductive qui s’occupe d’enchaîner les propositions est le
propre de l’esprit géométrique ; en revanche, la méthode
qui cherche à découvrir les principes est poursuite par l’esprit
de finesse. En citant un passage37
de l’opuscule De l’esprit géométrique, Duhem
s’accorde avec l’épistémologie pascalienne pour dire que l’on
ne peut pas tout définir, et partant, qu’il doit y avoir une
certitude intuitive fondée sur la clarté et l’évidence perçues
par le sens commun. Dans cette optique, la preuve logique que l’on
ne peut apporter dans la justification de telle notion n’est pas un
défaut, tout au contraire, cela est une perfection, une preuve de
son évidence. Cette épistémologie qui consiste à la prise en
compte d’une autre certitude sur laquelle se fonde la certitude
démonstrative, c’est précisément ce qui permet à Duhem de faire
comprendre la notion de classification naturelle, et d’en étayer
la conviction38.
Ainsi, avant même de développer la logique de la théorie physique,
il faut avoir l’intuition de sa cohérence, de ce qu’elle est une
représentation progressivement fidèle de l’ordre naturel ;
avant même de laisser cours aux facultés de l’esprit géométrique,
il faut user de l’esprit de finesse.
L’interprétation duhémienne des
différentes sortes d’esprit ne se présente donc pas comme une
simple application psychologique à quelques peuples européens. Mais
cette interprétation sert un dessein épistémologique fort. Que ce
soit l’esprit de finesse ou l’esprit géométrique, tous deux
sont nécessaires à la fondation de la science. Il y a même une
certaine complémentarité au regard de la science que l’on
retrouve dans le rapport qu’entretiennent les pays entre eux, par
exemple lorsque le génie allemand vient corriger le manque de
rigueur anglais ou français. D’après cela, la France – malgré
une propension excessive à l’esprit de finesse que dénonce
Duhem39,
mais qui s’avère surtout contextuelle – tient une place toute
spéciale, car le génie français est le mieux fait pour assurer cet
équilibre crucial entre l’esprit de finesse et celui de géométrie.
S’inspirant de Pascal, Duhem aurait pu écrire du génie français
qu’il est à la mesure de sa position géographique, et de ce fait,
qu’il constitue le juste milieu entre : d’un coté, l’esprit
anglais répugnant à l’esprit géométrique, et de l’autre,
l’esprit allemand bannissant l’esprit de finesse. Et cependant,
Duhem n’écarte pas les influences de ces pays, mais il nous
enjoint à garder l’équilibre dans ces tendances et la marque
propre de notre génie :
Afin de recevoir des
influences étrangères, de l’influence anglaise comme de
l’influence allemande, toutes les impulsions salutaires, mais afin
de vous garder, en même temps, de toutes les séductions
pernicieuses, vous maintiendrez votre raison dans le respect profond,
dans la continuelle habitude de ce bon sens et de cette clarté qui
furent, chez nous, de tradition. Votre bon sens s’appliquera, en
toutes choses, à discerner très sûrement le faux d’avec le
vrai ; et quand vous aurez fait ce départ, en toute simplicité,
en toute loyauté, en pleine clarté, vous direz au vrai : Oui,
tu es ; et au faux : Non, tu n’es pas. Sit lingua
vestra : Est, est ; non, non. Le divin Maître l’a
dit : C’est ainsi qu’il vous faut penser, qu’il vous faut
parler, si vous voulez que votre pensée et votre parole soient
chrétiennes. Mais quand, au dedans comme au dehors, votre verbe
suivra cette règle, il sera franc ; c’est-à-dire que vous
penserez, que vous parlerez en Français40.
Conclusion
De ce que nous avons pu voir,
l’influence de Pascal chez Pierre Duhem se produit dans trois
domaines vastes et distincts. Les différentes thèses qui s’y
trouvent doivent beaucoup à cette inspiration pascalienne,
puisqu’elle leur assure une certaine unité. En effet, non
seulement la présence de l’auteur des Pensées se
fait sentir dans les multiples recoins de l’œuvre duhémienne –
qui est abondante et étendue –, mais surtout, elle persiste dans
les points les plus importants, dans les colonnes mêmes de cette
œuvre.
C’est cette présence dans le rapport entre Physique et
Métaphysique qui fait toute la spécificité du phénoménalisme
duhémien, et qui incite somme toute à l’idée de classification
naturelle dans sa philosophie de la Physique. C’est encore cette
présence que l’on retrouve dans ce qui fera l’assurance de cette
notion fondamentale, ses deux ailes que sont la méthode historique
et l’épistémologie des différents esprits. La philosophie de
l’histoire de Duhem, reprenant et complétant le continuïsme de
Pascal, permet de rendre compte du développement de la science et de
son progrès, comme si celle-ci tendait à être une classification
naturelle. L’épistémologie duhémienne, qui fait le lien entre
l’esprit de finesse et l’esprit géométrique dans la fondation
de la science, permet de préciser le rôle que joue le bon sens à
l’égard de la théorie physique, et justifie la conviction d’une
classification naturelle comme une certitude intuitive ;
conviction que Duhem reconnaîtra comme une raison du cœur « que
la raison ne connaît pas41 ».
On peut en définitive penser que ce qui contribue le plus à établir
entre Duhem et Pascal une grande proximité, voire une parenté
intellectuelle, c’est leur démarche commune de préserver la
science de ses dérives : à savoir, ou d’en faire l’unique
détentrice de la vérité, ou de lui refuser d’y avoir une
quelconque part.
Pour la Vérité !
Lars
Sempiter.
Bibliographie
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DUHEM, Pierre (1893), « Physique et métaphysique », dans Revue des questions scientifiques, 17e année, t. XXXIV (2e série, t. IV), juillet 1893, p. 55-83.
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DUHEM, Pierre (1903), L’évolution de la mécanique. Paris : Librairie scientifique A. Hermann, 1905. 346 p.
-
DUHEM, Pierre (1905a), « Le principe de Pascal : Essai historique », dans Revue générale des sciences pures et appliquées, t. XVI, 15 juillet 1905, n° 13, p. 599-610.
-
DUHEM, Pierre (1905b), Les origines de la statique : Les sources des théories physiques, tome 1. Paris : Librairie scientifique A. Hermann, 1905. 360 p.
-
DUHEM, Pierre (1906a), La théorie physique : Son objet et sa structure. Paris : Chevalier & Rivière éditeurs, 1906. 450 p.
-
DUHEM, Pierre (1906b), Les origines de la statique : Les sources des théories physiques, tome 2. Paris : Librairie scientifique A. Hermann, 1906. 364 p.
-
DUHEM, Pierre (1908), « La valeur de la théorie physique : À propos d'un livre récent », dans Revue générale des sciences pures et appliquées, t. XIX, 15 janvier 1908, n° 1, p. 7-19.
-
DUHEM, Pierre (1915a), La science allemande. Paris : Librairie scientifique A. Hermann & fils, 1915. 143 p.
-
DUHEM, Pierre (1915b), « Quelques réflexions sur la science allemande », dans Revue des deux mondes, t. XXV, 1er février 1915, p. 657-686.
-
STOFFEL, Jean-François (1993), « Blaise Pascal dans l’œuvre de Pierre Duhem », dans Nouvelles tendances en histoire et philosophie des sciences = Nieuwe tendenzen in de geschiedenis en de filosofie van de wetenschappen : Colloque national = Nationaal colloquium (15-16/10/1992). Édité par Robert HALLEUX et Anne-Catherine BERNÈS. Bruxelles : Palais des Académies, 1993. p. 53-81.
-
STOFFEL, Jean-François (2007), « Pierre Duhem : Un savant-philosophe dans le sillage de Blaise Pascal », dans Revista portuguesa de filosofia, 2007, p. 275-307.
1. Cf.
P. DUHEM : Revue générale des Sciences pures et
appliquées (1905), Le principe de Pascal, ch.
VIII.
2. Cf.
P. DUHEM : L’évolution de la mécanique (1903).
3. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 65. On peut trouver un passage similaire, cf. Physique
et métaphysique (1893), p.
107-108.
4. Duhem
explique que pour Descartes, l’essence de la matière est
l’étendu. (Cf. Descartes : Principia Philosophiae,
pars IIIª, 4.) De ce
principe et avec l’aide de la Géométrie il compte en déduire
l’explication de tous les phénomènes naturels : « Je
ne reçois point de principes en Physique qui ne soient aussi reçus
en Mathématiques, afin de pouvoir prouver par démonstration tout
ce que j’en déduirai, et ces principes suffisent, d’autant que
tous les phénomènes de la nature peuvent être expliqués par leur
moyen. »
5. Cf.
STOFFEL : Pierre Duhem : un savant-philosophe dans
le sillage de Blaise Pascal, p. 287, note 77. À remarquer que derrière
Kelvin et Maxwell, c’est le mécanisme que combattait
surtout Duhem à ses
débuts. Dans La
théorie physique,
il saura reconnaître que ces savants n’avaient pas la prétention
d’atteindre la réalité avec leurs modèles mécaniques.
6. Cf.
STOWSKI (1930), p. 175. D’après STOFFEL : Pierre
Duhem : un savant-philosophe dans le sillage de Blaise Pascal,
p. 296, note 120.
7. Cf.
STOFFEL : Pierre Duhem : un savant-philosophe dans
le sillage de Blaise Pascal, p. 294, note 110.
8. P.
DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 22.
9. P.
DUHEM : Revue des questions scientifiques (1893),
Physique et métaphysique, p. 58-59.
10. P.
DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 38-39.
11. Ibid.
p. 167. Duhem cite la pensée n°131 (édition Lafuma).
12. Cf.
Pensée n° 406 (édition Lafuma). Elle est citée à de nombreuses
reprises par Duhem, notamment dans La Théorie physique
(1906), p. 39, dans La science allemande (1915), p.17,
et à la toute fin de La valeur de la théorie physique
(1908).
13. Cf.
STOFFEL : Pierre Duhem : un savant-philosophe dans
le sillage de Blaise Pascal, p. 282, note 38.
14. P.
DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 365.
15. Il
s’agit en particulier des tenants de la Physique d’Aristote,
réticents sur la présence du vide dans la nature du fait que leur
système ne l’admettait pas.
16. P.
DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 442.
17. P.
DUHEM : Les origines de la statique
(1905), tome 1, p. 352.
18. Ibid.
Pierre Duhem cite la pensée n° 1000 (édition Lafuma). Il y fait
également référence à titre de remerciement dans l’épigraphe
à sa Notice sur ses titres et travaux
scientifiques.
19. Cf.
P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p.
364-416. Duhem esquisse admirablement en ces pages le long
tâtonnement de l’attraction universelle, qui a conduit de la
pesanteur chez Aristote, en passant par l’astrologie, à la forme
complète qu’en a donné Newton. Il tire de cet exemple, que les
hypothèses subissent une évolution continue et progressive, quand
bien même il est parfois difficile de retracer cette dernière.
20. Cf.
STOFFEL : Blaise Pascal dans l’œuvre de Pierre Duhem,
p. 61. Il semble que Duhem ait convertit à la science ce que disait
Pascal de la nature dans sa pensée n°771 (édition Lafuma) :
« La nature agit par progrès. Itus et reditus, elle passe et
revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que
jamais, etc. Le flux de la mer se fait ainsi, le soleil semble
marcher ainsi. »
21. P.
DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 58.
22. Cf.
Ibid. p. 416-423.
23. Cf.
P. DUHEM : Les origines de la statique
(1906), tome 2, p. 289-290. L’évolution de la mécanique
(1903), p. 345-346.
24. P.
DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 444.
25. Ibid. p. 445. Duhem
cite la pensée n° 130 (édition Lafuma).
26. Ibid.
p. 89.
27. Dans
son analyse générale des esprits, Duhem délaissera bien vite
l’esprit de justesse. En fait, il attachera à l’esprit
géométrique la droiture qui convient à l’esprit de justesse. On
le comprend lorsqu’il parle de l’esprit allemand, où l’esprit
géométrique apparaîtra moins dans son amplitude que dans sa force
et sa tendance à l’abstraction.
28. P.
DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 112.
29. Ibid.
p. 113.
30. Ibid.
p. 117.
31. Ibid. p. 167.
32. P.
DUHEM : La science allemande (1915), p. 109.
33. Ibid.
p. 110.
34. Cf. Ibid. p. 129.
Duhem cite Hertz lui-même : « La théorie de Maxwell, ce
sont les équations mêmes de Maxwell. »
35. Cf.
Ibid. p. 130.
36. Ibid.
p. 105. Duhem cite la pensée n° 110 (édition Lafuma).
37. Cf. Ibid. p.
136-137. C’est lorsque Pascal parle des notions fondamentales à
la Géométrie, et pourtant indéfinissables, que sont le mouvement,
le nombre et l’espace.
38. Cf. Ibid. p. 84.
39. Duhem
critique particulièrement la diffusion sur le continent (à cause
d’une certaine anglomanie) de la manière anglaise de traiter de
la physique, notamment par le biais des modèles, et qui donna lieu
à l’éclectisme qu’il reproche à Poincaré par exemple. Ce
n’est donc pas tant l’esprit de finesse en lui-même, mais
plutôt sa déviance exclusive qui inquiète Duhem. Cf. P. DUHEM :
La Théorie physique (1906), p. 137-149.
40. P.
DUHEM : La science allemande (1915), p. 99. C’est
ainsi que Duhem achève sa dernière allocution, avec une verve
qu’il nous est difficile de ne pas admirer.
41. Cf.
P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 38-39.
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