mardi 12 janvier 2016

L'influence pascalienne chez Pierre Duhem



Introduction


Avant même d’étudier l’implication de quelques grandes thèses pascaliennes dans l’œuvre de Pierre Duhem, certaines considérations préliminaires s’imposent à nous. Il est important par exemple, qu’en nous situant entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, l’on sache le regain que connut alors Blaise Pascal dans le milieu intellectuel, et la dissipation de l’idée romantique qu’on se fit de son génie, notamment du fait des nombreux travaux de Léon Brunschvicg et d’autres en la matière.

Cette influence, non plus, ne peut pas être fortuite et circonstancielle : Pierre Duhem est physicien théoricien et mathématicien, il est aussi philosophe des sciences et fervent catholique. L’auteur des Pensées est tout cela avant lui ; il est donc sensé d’y voir un modèle auquel notre savant a pu s’y référer plein d’assurance. Pour autant, il y a quelque pudeur dans sa réflexion pascalienne. Bien que le témoignage de ses proches ait révélé une certaine passion pour le philosophe de Port-Royal, Duhem ne lui a jamais dédié ces imposantes monographies que d’autres ont écrit. Un nombre minime de pages constitue tout le sujet, en sus de quoi elles ne paraissent que peu significatives. En revanche, c’est par les abondantes citations disséminées dans son œuvre, et souvent répétées, qu’il lui rend hommage. Citations, d’ailleurs, qui ne gisent pas n’importe où, mais qui ont une place importante dans l’articulation du discours duhémien. Elles apparaissent souvent après un énoncé comme la confirmation de ce qui précède, ou même à la fin du chapitre ou de l’ouvrage, comme une puissante formule à même de résumer le discours entrepris. Chacune de ses références n’est pas anodine, et de celles-ci l’on peut tirer, avec une bonne approximation, le galbe de son analyse.

Il nous faudra ajouter que Pierre Duhem, en tant que scientifique, se retrouve dans le travail qu’a pu mener Blaise Pascal en Hydrostatique. En effet, selon l’interprétation de Duhem1, Pascal ne fut pas tant l’inventeur d’un principe nouveau que l’organisateur d’une multitude de faits scientifiques en un système cohérent. Or c’est précisément le but que suivit Duhem dans la constitution de son Énergétique – science qui se voulait être une Mécanique nouvelle et générale, fondée sur la Thermodynamique et se substituant à l’Atomistique contemporaine2 – qui était l’application concrète de sa philosophie de la Physique. Ainsi, il n’est pas étonnant de voir Duhem s’appuyer sur Pascal afin de renverser la critique récurrente à son égard, lui reprochant de n’avoir pas su développer la science en lui ajoutant quelque chose de nouveau.

Nous allons nous intéresser à trois principales thèses de Pascal qui furent reprises, interprétées et développées par Duhem. La première est la séparation entre la Théologie et les sciences modernes, que Duhem emploiera pour la Physique et la Métaphysique, et qui se trouve être le point central de toute sa réflexion. La seconde concerne l’histoire des sciences, et la vision continuïste que tous deux partagent à son endroit. La troisième et dernière touche à la distinction de plusieurs types d’esprit, laquelle Duhem s’attachera à déployer dans le domaine scientifique.



I. La séparation entre la Physique et la Métaphysique


C’est dans la Préface au Traité du vide qu’apparaît nettement la thèse de Pascal qui nous enjoint à distinguer deux domaines de la connaissance, à savoir les sciences de la raison et de l’expérience, et celles où l’autorité fait loi, entre autres l’Histoire et la Théologie. Par la suite, on s’aperçoit que le but suivi par Pascal est d’empêcher : d’un coté, la stagnation de la Physique alors que celle-ci ne saurait se compléter sans le progrès de l’invention ; de l’autre, la corruption de la Théologie au profit de diverses nouveautés, tandis que la perfection même de celle-là réside en son immuabilité. Il s’agit donc de ne pas confondre ces deux royaumes de la pensée pour les garantir et les préserver. Et c’est en vue de cette même fin que Pierre Duhem reprend à son compte cette importante distinction.

Seulement, Duhem va tirer des conséquences qui iront plus loin que celles exposées dans la Préface au Traité du vide au sujet de la Physique. Cette dernière, puisque séparée de la Métaphysique, ne doit pas prétendre à l’explication réelle des choses, elle ne peut que décrire les phénomènes et les organiser dans la théorie. C’est ce qu’on appellera le phénoménalisme. Pour justifier sa conception philosophique de la science, Duhem la confronte avec son histoire, ainsi que ses plus éminents ambassadeurs. Il cherche une tradition à laquelle se relier, et trouve aussi des adversaires. À propos de Descartes, dont la posture philosophique est emblématique du réalisme scientifique, il dira : « Celui qui a le plus contribué à rompre la barrière entre la méthode physique et la méthode métaphysique, à confondre leurs domaines que la Philosophie péripatéticienne avait nettement distingués, c’est assurément Descartes3. »

Contre la méthode cartésienne, qui à partir d’un principe métaphysique4 prétend faire découler toute sa Physique, Duhem s’élèvera, et c’est précisément Pascal qu’il appellera à son renfort à travers la pensée n° 84 (édition Lafuma) : « Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement. Car cela est vrai, mais de dire quelles et composer la machine, cela est ridicule. Car cela est inutile et incertain et pénible. » Ou aussi la pensée n° 553 (édition Lafuma) : « Écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences : Descartes. » En se plaçant du coté de Pascal, Duhem refuse une confusion des méthodes physique et métaphysique. Lui-même aura d’ailleurs à combattre les prétentions explicatives de ses contemporains, comme Thomson (lord Kelvin) et Maxwell5, à la manière où Pascal combattait celles de Descartes et d’autres.

On peut se demander si Pascal ne serait pas à l’origine du phénoménalisme de Duhem, toutefois, il semble plus probable que notre savant ait mûri cette réflexion de par sa pratique assidue de la Physique et de l’influence exercée par son époque. Car Pierre Duhem n’est ni le premier ni le dernier à avoir exprimé une telle conception de la science, citons pour exemple ses contemporains : William Rankine, Ernst Mach et Henri Poincaré. Cependant, il est clair que Pascal constitue un allié de poids à sa cause, et il reste que l’influence du philosophe a dû jouer dans l’orientation et la spécificité du phénoménalisme duhémien. En effet, la théorie des ordres de Pascal – qui constituerait la « clef du symbolisme pascalien » selon Duhem6 – possède une grande part d’analogie, si ce n’est plus, avec l’articulation duhémienne de la Physique et de la Métaphysique. Dans la théorie de Pascal, il y a trois ordres : celui des corps, celui des esprits, et celui de la charité. Ces ordres sont incomparables réciproquement du fait de leur logique interne, ce qui nous fait penser à la différence de méthode que proclame Duhem. Ils sont par conséquent autonomes et indépendants les uns des autres, ce qui éclaircit la séparation entre Physique et Métaphysique. Enfin, c’est par le truchement de l’infini que Pascal établit la distance entre ces ordres. Or c’est peut-être ici que Pierre Duhem se démarque dans sa philosophie de la science.

Effectivement, l’on peut retrouver chez Duhem ce même souci de l’équilibre de la science qu’en a pu témoigner Pascal. S’il y eut la part d’un phénoménalisme plutôt radical dans la jeunesse intellectuel de Duhem, l’on peut à juste titre supposer que ce fut la réaction face aux prétentions illusoires de quelques-uns de ses contemporains, de professer en Physique des explications métaphysiques. Car c’est sans tarder que ses préoccupations – vraisemblablement à cause de l’incompréhension du plus grand nombre parmi le milieu intellectuel catholique dont il était proche, et qui le soupçonnait d’un certain scepticisme7 – l’amenèrent à mieux expliciter sa position. C’est ainsi que Duhem développa l’idée de classification naturelle. La théorie physique, on l’a compris, ne cherche pas à expliquer ce qu’est la réalité, ni quelles sont les causes des phénomènes qu’elle décrit. Sauf qu’elle ne peut être non plus une simple représentation, c’est-à-dire qu’à force d’organiser et de mettre en relation les phénomènes naturels, elle tend de plus en plus à devenir le reflet d’un ordre réel. Voici tel qu’il nous l’expose :
Ainsi, la théorie physique ne nous donne jamais l’explication des lois expérimentales ; jamais elle ne nous découvre les réalités qui se cachent derrière les apparences sensibles ; mais plus elle se perfectionne, plus nous pressentons que l’ordre logique dans lequel elle range les lois expérimentales est le reflet d’un ordre ontologique ; plus nous soupçonnons que les rapports qu’elle établit entre les données de l’observation correspondent à des rapports entre les choses ; plus nous devinons qu’elle tend à être une classification naturelle8.
C’est alors que l’on peut justement considérer la notion de classification naturelle comme une convergence asymptotique de la Physique à la Métaphysique. De ces deux contrées de la connaissance infiniment lointaines, l’on retrouve selon la théorie des ordres, cette distance infinie qui sépare chaque ordre.

Il est vrai cependant que la théorie des ordres de Pascal consiste de surcroît à établir une hiérarchie entre ceux-ci. Or, Duhem nous livre précisément cette analyse hiérarchique entre la Physique et la Métaphysique :
La connaissance que la métaphysique nous donne des choses est plus intime, plus profonde, que celle qui nous est fournie par la physique ; elle surpasse donc cette dernière en excellence ; mais si la métaphysique a la priorité sur la physique dans l’ordre de l’excellence, elle vient après la physique dans l’ordre logique ; nous ne pouvons connaître l’essence des choses qu’en tant que cette essence est la cause et la raison d’être des phénomènes et des lois qui les régissent ; l’étude des phénomènes et des lois doit donc précéder la recherche des causes ; c’est ainsi que, lorsqu’on gravit un escalier, le degré le plus élevé est celui que l’on franchit en dernier lieu9.
On voit ici que Duhem décrit un ordre dans les ordres qui procède selon deux manières : la Physique se soumet à la Métaphysique par rapport à l’excellence, mais logiquement elle doit être la première. Par comparaison, si l’on néglige l’ordre des corps, cela se retourne contre l’ordre des esprits ; l’homme est naturellement amené à satisfaire ses besoins animaux prioritairement au développement de sa pensée, car ceux-ci correspondent aux nécessités de la vie. Ce qui vérifie la fameuse maxime : « Un esprit sain dans un corps sain. » De même, il n’y a pas de charité sans esprit ; puisque Dieu Lui-même est Esprit, et que si nous ne possédions point cette ressemblance, la grâce surnaturelle nous serait inaccessible. Il nous faut avoir l’esprit comme une marche préalable à un rapprochement d’avec Dieu qui atteint exclusivement sa perfection dans l’ordre de la charité.

Pour Pascal, la confusion de ces ordres, c’est-à-dire lorsque l’on prétend obtenir de l’un ce qui n’a de sens que dans l’autre, engendre fatalement le ridicule ou la tyrannie. Et en cela, une fois de plus, Duhem s’accorde parfaitement. Mieux que la science, c’est la Métaphysique et la religion qu’il défend lorsqu’il s’élève contre le réalisme scientifique et dogmatique qui déclare atteindre des conclusions métaphysiques en Physique, ou qui voudrait à partir de considérations telles en dériver cette dernière. Parce qu’une fois ces ridicules prétentions renversées de fond en comble par le progrès de la science, il faut voir apparaître le Positivisme comme solution radicale et certainement tyrannique ! Que cherche alors Duhem, si ce n’est l’équilibre pascalien ? Sa théorie physique comme classification naturelle ne lui est pas venue par déduction logique, en fait, il se trouve même incapable de la justifier démonstrativement. Mais une intuition, qu’il croit apercevoir dans chaque physicien, le commande de ne pas renoncer à l’idéal et à l’unicité ambitionnés par la théorie :
Mais cette conviction que le physicien est impuissant à justifier, il est non moins impuissant à y soustraire sa raison. Il a beau se pénétrer de cette idée que ses théories n’ont aucun pouvoir pour saisir la réalité, qu’elles servent uniquement à donner des lois expérimentales une représentation résumée et classée ; il ne peut se forcer à croire qu’un système capable d’ordonner si simplement et si aisément un nombre immense de lois, de prime abord si disparates, soit un système purement artificiel ; par une intuition où Pascal eût reconnu une de ces raisons du cœur « que la raison ne connaît pas », il affirme sa foi en un ordre réel dont ses théories sont une image, de jour en jour plus claires et plus fidèles10.
C’est ainsi qu’en référant son intuition à la nature, Duhem vient dire avec Pascal11 : « La raison n’a donc point d’argument logique pour arrêter une théorie physique qui voudrait briser les chaînes de la rigueur logique ; mais ‘‘la nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point’’. » Par là, Duhem se garde bien de tomber dans le dogmatisme ou dans le scepticisme, et pour résumer sa démarche, il peut à nouveau s’écrier avec Pascal : « Nous avons une impuissance de prouver invincible à tout le dogmatisme ; nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme12. »

On pourrait néanmoins être déçu que Duhem s’arrête ici dans l’approfondissement de son articulation entre Physique et Métaphysique, et peut-être est-ce sous l’influence même de Pascal13. Il ne semble pas qu’il exprime de quelle manière opère ladite intuition en Physique, ni comment se rapporte-t-elle à la nature (selon le mot de Pascal). C’est dans La science allemande qu’il faudra chercher un possible développement ; on y trouvera la source de cette intuition que Duhem appelle tantôt sens commun, tantôt bon sens. Mais sur ceci nous reviendrons dans la troisième partie.

Ce qu’il nous faut à présent considérer, c’est le rôle que l’histoire des sciences va jouer dans la justification de la théorie physique comme classification naturelle. Au choix des hypothèses, Duhem impose la cohérence logique et la juste description des lois expérimentales ; autrement dit, il ne restreint que très peu la liberté du physicien. Mais cela n’est pas un problème, le contexte et l’héritage historiques de la science s’occupent de la formation des hypothèses et du progrès de la théorie.



II. Une vision continuïste de l’histoire des sciences


La place qu’occupe l’histoire des sciences chez Duhem est loin d’être négligeable. Ses ouvrages comme Les origines de la statique, L’évolution de la mécanique, et bien sûr son imposant et volumineux Système du monde peuvent à juste titre en témoigner. Si l’on veut saisir le rôle de l’histoire, il faut d’abord reconnaître que celui-ci est constitutif de la théorie physique. En effet, n’ayant pas assimilé les développements antérieurs de la science, l’on ne saurait en établir de futurs. Pour Duhem, donc, une théorie physique ne peut apparaître sans un préalable qui réside dans l’état actuel et passé de la science :
Aussi l’histoire nous montre-t-elle qu’aucune théorie physique n’a jamais été créée de toutes pièces. La formation de toute théorie physique a toujours procédé par une suite de retouches qui, graduellement, à partir des premières ébauches presque informes, ont conduit le système à des états plus achevés ; et, en chacune de ces retouches, la libre initiative du physicien a été conseillée, soutenue, guidée, parfois impérieusement commandée par les circonstances les plus diverses, par les opinions des hommes comme par les enseignements des faits. Une théorie physique n’est point le produit soudain d’une création ; elle est le résultat lent et progressif d’une évolution14.
Cette vision continuïste de l’histoire des sciences est déjà présente chez Pascal, et une fois de plus, c’est dans la Préface au Traité du vide que nous y trouverons la trace. Pour Pascal, qui s’oppose à ceux qui bornent la découverte scientifique aux connaissances établies15, c’est un faux respect envers les anciens que de ne pas souffrir la moindre altération des ressources qu’ils ont acquis au fil des siècles. Car eux-mêmes ont dû construire sur la base de ce qu’ils avaient reçu. L’évocation de la métaphore des nains portés sur les épaules de géants montre que si nous sommes plus avancés dans les connaissances que nos ancêtres, c’est précisément grâce à eux, grâce au savoir accumulé jusqu’à nous. Ainsi le juste respect, c’est de ne pas considérer avoir une vue meilleure en elle-même, sous prétexte d’une position plus haute. Nous ne pouvons pas nous tenir plus en mérite que nos prédécesseurs. Et parce que l’on reçoit leur héritage, il est même un devoir d’élargir ce dernier plutôt que de s’y complaire en une sorte d’oisiveté. La science, tout comme l’humanité qui la porte, parce qu’elle se développe dans le temps est en perpétuel mouvement. Or comme un seul homme, qui d’expérience en expérience parvient à la vieillesse de sa vie, c’est à cet âge et non aux premiers qu’on le dit vénérable.

C’est en allusion à cette suite des hommes qui n’en formerait qu’un, que Duhem écrit à propos de l’enseignement de la Physique :
Mais cette méthode [c’est-à-dire la méthode pédagogique pour enseigner la Physique], pourquoi chercher à l’imaginer de toutes pièces ? N’avons-nous pas sous les yeux un étudiant qui, dans l’enfance, ignorait tout des théories physiques et qui, dans l’âge adulte, est parvenu à la pleine connaissance de toutes les hypothèses sur lesquelles reposent ces théories ? Cet étudiant, dont l’éducation s’est poursuivie durant des millénaires, c’est l’humanité. Pourquoi, dans la formation intellectuelle de chaque homme, n’imiterions-nous pas le progrès par lequel s’est formée la science humaine ? Pourquoi ne préparerions-nous pas l’entrée de chaque hypothèse dans l’enseignement par un exposé sommaire, mais fidèle, des vicissitudes qui ont précédé son entrée dans la Science16 ?
L’on voit que Duhem confère à la méthode historique une importance décisive en Physique, et dans l’enseignement même de cette science. En effet, puisqu’elle permet de mieux comprendre le progrès de la science et par conséquent notre pratique actuelle – en ce qu’on peut y voir une transmission continue, et non des surgissements soudains et hasardeux dans les hypothèses – davantage peut-elle agir comme une pédagogie.

À la fin de son ouvrage Les origines de la statique, Duhem après avoir rappelé le rôle génial de Descartes dans l’ordonnancement et la maturation de cette science, se dresse contre la méprise du philosophe s’agissant de la valeur de son travail, et de sa place quant à ses devanciers :
Aveuglé par son prodigieux orgueil, Descartes ne voit qu’erreurs dans les œuvres de ses prédécesseurs et de ses contemporains […] Il laisse complaisamment Constantin Huygens lui affirmer que ‘‘ses escrits sont destinés à nettoyer le monde d’un déluge universel d’erreur et d’ignorance’’. Il est assurément convaincu qu’il connaît seul les vrais fondements de la Statique et qu’il les a bâtis de toutes pièces, sur un sol déblayé par sa critique de toutes les caduques bicoques que les autres géomètres y avaient élevées17.
Et Duhem d’ajouter :
À cette inconscience superbe, on se prend à appliquer cette pensée de Pascal : « Certains auteurs, parlant de leurs ouvrages, disent : Mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc. Ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue, et toujours un ‘‘chez moi’’ à la bouche. Ils feraient mieux de dire : Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc., vu que d’ordinaire il y a plus en cela du bien d’autrui que du leur18. »
Avec Pascal, Duhem affirme haut et fort que si une découverte scientifique peut être individuelle, le prix de cette découverte, lui, sera toujours collectif. Et c’est la preuve même que la science ne peut procéder autrement que par une continuité du savoir et de l’invention19.

Il demeure toutefois qu’une autre conception de la science, qui progresserait par rupture ou révolution, existe. Or, Duhem en montre la possibilité tout en marquant par là où elle pèche. Approfondissant la pensée de Pascal sur l’histoire des sciences, Duhem va opérer une habile distinction dans la théorie ; laquelle, selon que l’auteur ait entrepris d’expliquer les phénomènes naturels, consiste en deux parties : l’une explicative, l’autre seulement descriptive ou représentative. Bien sûr, le phénoménalisme de Duhem rejette les prétentions explicatives de la théorie. Mais en retraçant l’histoire de quelques théories formées suivant cette manière, en prenant par exemple l’Optique de Descartes, Duhem montre l’indépendance et l’autonomie que les deux parties de la théorie possèdent l’une par rapport à l’autre. Il éclaircit l’histoire des théories, et explicite les passages où une théorie se transforme en une autre : celle-ci est d’abord dépouillée de sa partie explicative, puis remplacée par une autre ; cependant, tout ce qui fait la structure de la théorie, sa partie représentative que Duhem nomme classification naturelle, passe de la théorie précédente à la nouvelle, et se trouve éventuellement complété.

Dans l’Optique de Descartes, celui-ci établit la loi fondamentale de la réfraction, et l’explication qu’il donne touchant la lumière concerne les tourbillons de matière subtile. Pour autant, la tentative d’explication n’est pour rien dans la découverte de cette loi. Descartes n’a pas même essayé de rapprocher les deux, il les a simplement juxtaposées. Par suite, Huygens reprendra la théorie cartésienne et y ajoutera les lois de la double réfraction. Il n’eut aucun mal à se servir de la partie représentative de l’Optique cartésienne en la dépouillant de son explication : Huygens, lui, avait adopté une théorie ondulatoire de la lumière. Seulement la théorie ne tarda pas à être dépouillée à nouveau de son explication, substituée par la doctrine émissionniste de la lumière chère à Newton – c’est-à-dire en tant que cette dernière est formée de corpuscules lumineux – ; sans qu’on ajouta pourtant à la partie représentative.

Pour résumer cela, Duhem s’inspirant de Pascal20 expose ce développement de la science en une métaphore sur la marée montante :
Celui qui jette un regard de courte durée sur les flots qui assaillent une grève ne voit pas la marée monter ; il voit une lame se dresser, courir, déferler, couvrir une étroite bande de sable, puis se retirer en laissant à sec le terrain qui avait paru conquis ; une nouvelle lame la suit, qui parfois va un peu plus loin que la précédente, parfois aussi n’atteint même pas le caillou que celle-ci avait mouillé. Mais sous ce mouvement superficiel de va-et-vient, un autre mouvement se produit, plus profond, plus lent, imperceptible à l’observateur d’un instant, mouvement progressif qui se poursuit toujours dans le même sens, et par lequel la mer monte sans cesse. Le va-et-vient des lames est l’image fidèle de ces tentatives d’explication qui ne s’élèvent que pour s’écrouler, qui ne s’avancent que pour reculer ; au dessous se poursuit le progrès lent et constant de la classification naturelle dont le flux conquiert sans cesse de nouveaux territoires, et qui assure aux doctrines physiques la continuité d’une tradition21.
On comprend donc que celui qui voit le progrès de la science s’assurer par ruptures et révolutions est en train d’observer les ondes successives de la mer. Il voit les explications des divers systèmes théoriques se former d’un tenant et en un mouvement subit, balayant sur leur passage les précédentes établies : explications trop frêles et trop ruineuses pour résister à ce progrès. Néanmoins, ce serait faire erreur que de s’arrêter à ce constat, la continuité de la science résulte d’une observation plus durable et pénétrante. Si la science progresse ce n’est pas par la voie explicative : la succession des explications n’implique pas forcément leur amélioration. En revanche, les théories qui se succèdent, parce qu’elle récupèrent et développent les représentations antérieures des phénomènes, sont de plus en plus représentatives de l’ordre des choses, elles tendent de mieux en mieux vers la classification naturelle. La continuité de la science ne consiste donc pas dans les explications proposées, mais dans les représentations des phénomènes naturels.

De tout ceci, il convient de réaffirmer que Pierre Duhem accorde une place éminente à l’histoire de la science, et que l’étude de celle-ci est requise pour la véritable compréhension de celle-là. Plus encore, il y a chez Duhem un certain providentialisme qui se manifeste dans l’histoire des sciences. Il conçoit par exemple que les hypothèses naissent dans le physicien sans lui22, qu’il doit y avoir une idée directrice qui préside au développement de la science comme c’est le cas pour un être vivant23. Or cette idée que le physicien, en proposant telle ou telle hypothèse, suscitera à son insu la découverte d’un successeur, et permettra l’avancée soudaine de la science ; cette idée disons-nous, est à rapprocher de la pensée n° 317 (édition Lafuma) de Pascal : « Qu’il est beau de voir par les yeux de la foi, Darius et Syrius, Alexandre, les Romains, Pompée et Hérode, agir sans le savoir pour la gloire de l’Évangile. » En effet, tous ces illustres savants qui ont cru, mieux que représenter, expliquer la nature : ils ne s’imaginent probablement pas comment à leur suite la science a progressé, et comment elle s’est servie d’eux. Ils ne se doutent pas qu’ils ont le plus souvent travaillé à la gloire de théories qui ne furent pas les leurs, et qui parfois s’y opposèrent diamétralement.

Finalement, et surtout, l’étude de l’histoire des sciences permet de conforter cette idée de classification naturelle, laquelle vise à demeurer dans le juste milieu. L’histoire seule, nous dit Duhem, « peut garder des folles ambitions du Dogmatisme, comme des désespoirs du Pyrrhonisme24 ». Et comme une fois n’est pas coutume, Duhem achève son ouvrage central sur une citation de Pascal :
Chaque fois que l’esprit du physicien est sur le point de verser en quelque excès, l’étude de l’histoire le redresse par une correction appropriée ; l’histoire pourrait définir le rôle qu’elle joue à l’égard du physicien en empruntant ce mot de Pascal : « S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante. » Elle le maintient ainsi en cet état de parfait équilibre d’où il peut sainement apprécier l’objet et la structure de la théorie physique25.



III. Les différentes sortes d’esprit


C’est dans L’École anglaise et les théories physiques (1893) que Duhem abordera pour la première fois la distinction des esprits. Il s’agira de comprendre en quoi le génie scientifique anglais est si différent du génie scientifique continental, c’est-à-dire français et allemand compris. Ce thème sera repris dans La Théorie physique, où après avoir conçu la théorie physique comme une économie de la pensée, Duhem se demande si elle serait acceptée par tous les esprits. Or, il distingue deux sortes d’esprit qu’il appelle : esprit abstrait et esprit imaginatif. Il cite alors la pensée n° 511 (édition Lafuma) de Pascal, connue comme la distinction entre esprit de justesse et esprit de géométrie. S’appuyant dessus, il établit que l’esprit abstrait est fort mais étroit, tandis que l’esprit imaginatif est ample mais faible ; et de dire : « La théorie physique abstraite, telle que nous l’avons définie, aura sûrement pour elle les esprits forts, mais étroits ; elle doit s’attendre, au contraire, à être repoussée par les esprits amples, mais faibles26. » Il semble alors, au premier abord, que l’esprit imaginatif selon Duhem désigne en fait l’esprit géométrique qu’a décrit Pascal.

Par la suite, Duhem cite une autre fois Pascal, et il va lier dans son interprétation la pensée n° 511 à la pensée n° 512 (édition Lafuma), plus fameusement connue comme étant la distinction entre esprit de géométrie et esprit de finesse. Selon Duhem, la caractéristique commune à ces esprits, c’est l’amplitude. La différence en est que chez l’un, ce sont des principes difficiles et abstraits dont il s’occupe ; chez l’autre, il en va plutôt des objets sensibles ou des notions communes. Finalement, Duhem abandonne la première distinction – laquelle a surtout servi à établir les qualités d’amplitude et de force dans les esprits comme un repère facile – et ce au profit de la seconde, qu’il conserva dans toute la suite27.

Ce qui est pour lui représentatif de l’esprit anglais, c’est en fait la répugnance à l’abstraction. Après un rapide tableau outrepassant le champ de la science, et dressant quelques exemples de la présence de cette faculté imaginative chez les anglais, Duhem s’arrête à la physique anglaise. Et ce qui précisément constitue son apanage, c’est l’idée de modèle. Le modèle est une illustration de la théorie, qui tente au moyen d’objets tombant sous les sens, de simuler le ou les phénomènes physiques. On pourrait se dire par là, qu’il permet justement de ne pas perdre de vue que nous atteignons seulement une représentation et non pas l’explication. Mais ce n’est pas ce qu’en dit Duhem : « L’Anglais, au contraire, trouve l’usage du modèle tellement nécessaire à l’étude de la Physique que, pour lui, la vue du modèle finit par se confondre avec l’intelligence même de la théorie28. » Puis plus loin :
Comprendre un phénomène physique, c’est donc, pour les physiciens de l’École anglaise, composer un modèle qui imite ce phénomène ; dès lors, comprendre la nature des choses matérielles, ce sera imaginer un mécanisme dont le jeu représentera, simulera, les propriétés des corps ; l’École anglaise est acquises entièrement aux explications purement mécaniques des phénomènes physiques29.
En effet, comme il est facile à leur faculté imaginative de former un modèle en Mécanique, il paraît tentant pour l’École anglaise de vouloir expliquer les autres théories comme celle de la lumière par la mécanique, ce afin d’établir de semblables modèles à ceux de Mécanique dans les diverses autres théories. Pour autant, il ne s’agit pas d’explication au sens métaphysique, mais plutôt d’un pragmatisme qui essaie de ramener les phénomènes à une compréhension facile pour l’imagination : « Le physicien anglais ne demande donc à aucune métaphysique de lui fournir les éléments avec lesquels il composera ses mécanismes ; il ne cherche pas à savoir quelles sont les propriétés irréductibles des éléments ultimes de la matière30. »

Au final, ce qui est le plus caractéristique de l’esprit anglais pour Duhem, c’est cet esprit de finesse qu’a décrit Pascal. Cependant, cette tendance à l’imagination qui va contre l’unité et la cohérence logique de la théorie, et qui donne naissance à l’éclectisme, Duhem la récuse. Et comme nous l’avons déjà dit, ce n’est pas par des raisons logiques que Duhem peut justifier l’unité logique de la théorie physique ; le fait qu’elle soit une classification naturelle est pour lui une certitude, mais non scientifique, voilà pourquoi il s’en remet finalement au sens commun :
En cette circonstance, comme en toutes, la Science serait impuissante à établir la légitimité des principes mêmes qui tracent ses méthodes et dirigent ses recherches, si elle ne recourrait au sens commun. Au fond de nos doctrines les plus clairement énoncées, les plus rigoureusement déduites, nous retrouvons toujours cet ensemble confus de tendances, d’aspirations, d’intuitions ; aucune analyse n’est assez pénétrante pour les séparer les unes des autres, pour les décomposer en éléments plus simples ; aucun langage n’est assez précis et assez souple pour les définir et les formuler ; et cependant, les vérités que ce sens commun nous révèle sont si claires et si certaines que nous ne pouvons ni les méconnaître, ni les révoquer en doute ; bien plus toute clarté et toute certitude scientifiques sont un reflet de leur clarté et un prolongement de leur certitude31.
Pierre Duhem ne se contentera pas d’avoir donné les particularités du génie anglais, il lui faudra plus tard distinguer de l’esprit français cet esprit allemand. Ce à quoi il s’adonnera, en pleine guerre mondiale, en écrivant La science allemande. Et si comme nous l’avons dit, Duhem voit dans l’esprit anglais un excès de l’esprit de finesse, il en est tout contraire pour l’esprit allemand, lequel penche vers la démesure de l’esprit géométrique : « Sans doute aussi devons-nous nous attendre à voir la science allemande manquer souvent d’esprit de finesse, et concéder à l’esprit géométrique ce qui n’est point, pour lui, possession légitime32. » Malgré ce qu’il peut paraître à l’esprit inattentif, Duhem ne verse point dans une propagande anti-allemande. Il reconnaît volontiers le tournant positif insufflé à la science grâce aux contributions allemandes. Ce trait qui marque le génie allemand n’est pas quelque tare pour Duhem. L’esprit géométrique qui le caractérise, c’est la faculté de déduction munie d’une infatigable ténacité et d’une rigueur implacable :
C’est par sa puissance à déduire avec la plus extrême rigueur, à suivre, sans la moindre défaillance, les chaînes de raisonnements les plus longues et les plus compliquées, que l’Algèbre allemande a marqué sa supériorité : c’est par cette puissance qu’un Weierstrass, un Kronecker, un Georg Cantor ont montré la force de leur esprit géométrique33.
Néanmoins, l’outrance réside en ce fait que d’un esprit incliné vers la rectitude, l’exclusion du bon sens en amène à une intolérable rigidité. Pour Duhem, l’esprit allemand ne voit que le principe de démonstration, qui doit non seulement prévaloir, mais repousser même toute évidence du sens commun. C’est pourquoi l’Algèbre allemande ne se fonde plus sur des axiomes classiques – qui ont l’assentiment du sens commun – mais sur des postulats, c’est-à-dire des propositions premières dont on ne se pose pas la question de savoir si elles sont vraies ou fausses. Ce qui compte, c’est de fixer un début à la chaîne de démonstrations sur laquelle on établit notre certitude. Or, l’esprit allemand voudra logiquement ramener toute science à cette Algèbre idéale. Et c’est ainsi que Duhem expose les méfaits de cette tyrannique prétention en les domaines des sciences rationnelles, expérimentales et historiques. Pour Duhem, le choix et la mise en place des axiomes, c’est-à-dire le fondement de la science, est affaire de l’esprit de finesse. Cela concerne d’ailleurs plus encore le physicien que le mathématicien. Il ne suffit pas, dit Duhem, que l’on arrive à montrer l’indépendance des axiomes entre eux et la déduction logique des théorèmes qu’on en peut faire ; il faut aussi que ces propositions s’accordent avec les connaissances préalables de notre raison, que cette dernière tire d’une expérience ininterrompue que l’on appelle le sens commun. Et cette faculté qui peut relier habilement l’évidence à la démonstration, c’est l’esprit de finesse.

Duhem donnera comme exemple en physique l’électro-magnétisme de Maxwell. Celui-ci, par une intuition typique de son génie, chercha à étendre aux corps diélectriques les équations de l’électrodynamique, avec comme idée que l’électricité s’y propageait à la manière de la lumière dans les corps transparents. Seulement, même en ayant deviné les équations, il ne put les obtenir par le biais de déductions rigoureuses. Puis ce fut le tour d’un allemand, Helmholtz, qui rétablit la logique sans détruire les intuitions excellentes de Maxwell. D’après Duhem, la théorie d’Helmholtz ne fit point preuve de l’excès coutumier à l’esprit allemand, bien au contraire. Cependant, ce fut Hertz, son successeur, qui s’attacha à la basse besogne d’exclure tout esprit de finesse de la théorie. En effet, pour garder les équations de Maxwell hors d’atteinte des objections logiques, et, sans chercher à les justifier – ce que n’aurait pu accomplir seul l’esprit géométrique –, il suffit de les regarder comme postulats de la théorie, non plus comme objets de démonstration34. Toutefois, Duhem intervient pour souligner que l’esprit de géométrie n’est pas apte à choisir les axiomes de la théorie. De fait, ces équations contredisent brutalement des vérités du sens commun, universellement reconnues. Puisque, la simple existence de l’aimant permanent est inconcevable dans la théorie. Pire, rajoute Duhem, ces physiciens – de par leurs expériences – poussent la contradiction jusqu’à « faire usage d’aimants permanents » dans le moment même où ils « invoquent une doctrine dont les axiomes réputent absurde l’existence de semblables corps35 ».

En résumé, Duhem écrit : « ‘‘Les principes se sentent, les propositions se concluent,’’ a dit Pascal, qu’il faut toujours citer lorsqu’on prétend parler de la méthode scientifique36. » De cet aphorisme, Duhem justifie son analyse. Si la méthode déductive qui s’occupe d’enchaîner les propositions est le propre de l’esprit géométrique ; en revanche, la méthode qui cherche à découvrir les principes est poursuite par l’esprit de finesse. En citant un passage37 de l’opuscule De l’esprit géométrique, Duhem s’accorde avec l’épistémologie pascalienne pour dire que l’on ne peut pas tout définir, et partant, qu’il doit y avoir une certitude intuitive fondée sur la clarté et l’évidence perçues par le sens commun. Dans cette optique, la preuve logique que l’on ne peut apporter dans la justification de telle notion n’est pas un défaut, tout au contraire, cela est une perfection, une preuve de son évidence. Cette épistémologie qui consiste à la prise en compte d’une autre certitude sur laquelle se fonde la certitude démonstrative, c’est précisément ce qui permet à Duhem de faire comprendre la notion de classification naturelle, et d’en étayer la conviction38. Ainsi, avant même de développer la logique de la théorie physique, il faut avoir l’intuition de sa cohérence, de ce qu’elle est une représentation progressivement fidèle de l’ordre naturel ; avant même de laisser cours aux facultés de l’esprit géométrique, il faut user de l’esprit de finesse.

L’interprétation duhémienne des différentes sortes d’esprit ne se présente donc pas comme une simple application psychologique à quelques peuples européens. Mais cette interprétation sert un dessein épistémologique fort. Que ce soit l’esprit de finesse ou l’esprit géométrique, tous deux sont nécessaires à la fondation de la science. Il y a même une certaine complémentarité au regard de la science que l’on retrouve dans le rapport qu’entretiennent les pays entre eux, par exemple lorsque le génie allemand vient corriger le manque de rigueur anglais ou français. D’après cela, la France – malgré une propension excessive à l’esprit de finesse que dénonce Duhem39, mais qui s’avère surtout contextuelle – tient une place toute spéciale, car le génie français est le mieux fait pour assurer cet équilibre crucial entre l’esprit de finesse et celui de géométrie.

S’inspirant de Pascal, Duhem aurait pu écrire du génie français qu’il est à la mesure de sa position géographique, et de ce fait, qu’il constitue le juste milieu entre : d’un coté, l’esprit anglais répugnant à l’esprit géométrique, et de l’autre, l’esprit allemand bannissant l’esprit de finesse. Et cependant, Duhem n’écarte pas les influences de ces pays, mais il nous enjoint à garder l’équilibre dans ces tendances et la marque propre de notre génie :
Afin de recevoir des influences étrangères, de l’influence anglaise comme de l’influence allemande, toutes les impulsions salutaires, mais afin de vous garder, en même temps, de toutes les séductions pernicieuses, vous maintiendrez votre raison dans le respect profond, dans la continuelle habitude de ce bon sens et de cette clarté qui furent, chez nous, de tradition. Votre bon sens s’appliquera, en toutes choses, à discerner très sûrement le faux d’avec le vrai ; et quand vous aurez fait ce départ, en toute simplicité, en toute loyauté, en pleine clarté, vous direz au vrai : Oui, tu es ; et au faux : Non, tu n’es pas. Sit lingua vestra : Est, est ; non, non. Le divin Maître l’a dit : C’est ainsi qu’il vous faut penser, qu’il vous faut parler, si vous voulez que votre pensée et votre parole soient chrétiennes. Mais quand, au dedans comme au dehors, votre verbe suivra cette règle, il sera franc ; c’est-à-dire que vous penserez, que vous parlerez en Français40.


Conclusion

De ce que nous avons pu voir, l’influence de Pascal chez Pierre Duhem se produit dans trois domaines vastes et distincts. Les différentes thèses qui s’y trouvent doivent beaucoup à cette inspiration pascalienne, puisqu’elle leur assure une certaine unité. En effet, non seulement la présence de l’auteur des Pensées se fait sentir dans les multiples recoins de l’œuvre duhémienne – qui est abondante et étendue –, mais surtout, elle persiste dans les points les plus importants, dans les colonnes mêmes de cette œuvre.

C’est cette présence dans le rapport entre Physique et Métaphysique qui fait toute la spécificité du phénoménalisme duhémien, et qui incite somme toute à l’idée de classification naturelle dans sa philosophie de la Physique. C’est encore cette présence que l’on retrouve dans ce qui fera l’assurance de cette notion fondamentale, ses deux ailes que sont la méthode historique et l’épistémologie des différents esprits. La philosophie de l’histoire de Duhem, reprenant et complétant le continuïsme de Pascal, permet de rendre compte du développement de la science et de son progrès, comme si celle-ci tendait à être une classification naturelle. L’épistémologie duhémienne, qui fait le lien entre l’esprit de finesse et l’esprit géométrique dans la fondation de la science, permet de préciser le rôle que joue le bon sens à l’égard de la théorie physique, et justifie la conviction d’une classification naturelle comme une certitude intuitive ; conviction que Duhem reconnaîtra comme une raison du cœur « que la raison ne connaît pas41 ».

On peut en définitive penser que ce qui contribue le plus à établir entre Duhem et Pascal une grande proximité, voire une parenté intellectuelle, c’est leur démarche commune de préserver la science de ses dérives : à savoir, ou d’en faire l’unique détentrice de la vérité, ou de lui refuser d’y avoir une quelconque part.

Pour la Vérité !
Lars Sempiter.

Bibliographie
  • DUHEM, Pierre (1893), « Physique et métaphysique », dans Revue des questions scientifiques, 17e année, t. XXXIV (2e série, t. IV), juillet 1893, p. 55-83.
  • DUHEM, Pierre (1903), L’évolution de la mécanique. Paris : Librairie scientifique A. Hermann, 1905. 346 p.
  • DUHEM, Pierre (1905a), « Le principe de Pascal : Essai historique », dans Revue générale des sciences pures et appliquées, t. XVI, 15 juillet 1905, n° 13, p. 599-610.
  • DUHEM, Pierre (1905b), Les origines de la statique : Les sources des théories physiques, tome 1. Paris : Librairie scientifique A. Hermann, 1905. 360 p.
  • DUHEM, Pierre (1906a), La théorie physique : Son objet et sa structure. Paris : Chevalier & Rivière éditeurs, 1906. 450 p.
  • DUHEM, Pierre (1906b), Les origines de la statique : Les sources des théories physiques, tome 2. Paris : Librairie scientifique A. Hermann, 1906. 364 p.
  • DUHEM, Pierre (1908), « La valeur de la théorie physique : À propos d'un livre récent », dans Revue générale des sciences pures et appliquées, t. XIX, 15 janvier 1908, n° 1, p. 7-19.
  • DUHEM, Pierre (1915a), La science allemande. Paris : Librairie scientifique A. Hermann & fils, 1915. 143 p.
  • DUHEM, Pierre (1915b), « Quelques réflexions sur la science allemande », dans Revue des deux mondes, t. XXV, 1er février 1915, p. 657-686.
  • PASCAL, Blaise (1651), Préface sur le traité du vide.
  • STOFFEL, Jean-François (1993), « Blaise Pascal dans l’œuvre de Pierre Duhem », dans Nouvelles tendances en histoire et philosophie des sciences = Nieuwe tendenzen in de geschiedenis en de filosofie van de wetenschappen : Colloque national = Nationaal colloquium (15-16/10/1992). Édité par Robert HALLEUX et Anne-Catherine BERNÈS. Bruxelles : Palais des Académies, 1993. p. 53-81.
  • STOFFEL, Jean-François (2007), « Pierre Duhem : Un savant-philosophe dans le sillage de Blaise Pascal », dans Revista portuguesa de filosofia, 2007, p. 275-307.


1. Cf. P. DUHEM : Revue générale des Sciences pures et appliquées (1905), Le principe de Pascal, ch. VIII.

2.  Cf. P. DUHEM : L’évolution de la mécanique (1903).

3. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 65. On peut trouver un passage similaire, cf. Physique et métaphysique (1893), p. 107-108.

4. Duhem explique que pour Descartes, l’essence de la matière est l’étendu. (Cf. Descartes : Principia Philosophiae, pars IIIª, 4.) De ce principe et avec l’aide de la Géométrie il compte en déduire l’explication de tous les phénomènes naturels : « Je ne reçois point de principes en Physique qui ne soient aussi reçus en Mathématiques, afin de pouvoir prouver par démonstration tout ce que j’en déduirai, et ces principes suffisent, d’autant que tous les phénomènes de la nature peuvent être expliqués par leur moyen. »

5. Cf. STOFFEL : Pierre Duhem : un savant-philosophe dans le sillage de Blaise Pascal, p. 287, note 77. À remarquer que derrière Kelvin et Maxwell, c’est le mécanisme que combattait surtout Duhem à ses débuts. Dans La théorie physique, il saura reconnaître que ces savants n’avaient pas la prétention d’atteindre la réalité avec leurs modèles mécaniques.

6. Cf. STOWSKI (1930), p. 175. D’après STOFFEL : Pierre Duhem : un savant-philosophe dans le sillage de Blaise Pascal, p. 296, note 120.

7. Cf. STOFFEL : Pierre Duhem : un savant-philosophe dans le sillage de Blaise Pascal, p. 294, note 110.

8. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 22.

9. P. DUHEM : Revue des questions scientifiques (1893), Physique et métaphysique, p. 58-59.

10. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 38-39.

11. Ibid. p. 167. Duhem cite la pensée n°131 (édition Lafuma).

12. Cf. Pensée n° 406 (édition Lafuma). Elle est citée à de nombreuses reprises par Duhem, notamment dans La Théorie physique (1906), p. 39, dans La science allemande (1915), p.17, et à la toute fin de La valeur de la théorie physique (1908).

13. Cf. STOFFEL : Pierre Duhem : un savant-philosophe dans le sillage de Blaise Pascal, p. 282, note 38.

14. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 365.

15. Il s’agit en particulier des tenants de la Physique d’Aristote, réticents sur la présence du vide dans la nature du fait que leur système ne l’admettait pas.

16. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 442.

17. P. DUHEM : Les origines de la statique (1905), tome 1, p. 352.

18. Ibid. Pierre Duhem cite la pensée n° 1000 (édition Lafuma). Il y fait également référence à titre de remerciement dans l’épigraphe à sa Notice sur ses titres et travaux scientifiques.

19. Cf. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 364-416. Duhem esquisse admirablement en ces pages le long tâtonnement de l’attraction universelle, qui a conduit de la pesanteur chez Aristote, en passant par l’astrologie, à la forme complète qu’en a donné Newton. Il tire de cet exemple, que les hypothèses subissent une évolution continue et progressive, quand bien même il est parfois difficile de retracer cette dernière.

20. Cf. STOFFEL : Blaise Pascal dans l’œuvre de Pierre Duhem, p. 61. Il semble que Duhem ait convertit à la science ce que disait Pascal de la nature dans sa pensée n°771 (édition Lafuma) : « La nature agit par progrès. Itus et reditus, elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais, etc. Le flux de la mer se fait ainsi, le soleil semble marcher ainsi. »

21. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 58.

22. Cf. Ibid. p. 416-423.

23. Cf. P. DUHEM : Les origines de la statique (1906), tome 2, p. 289-290. L’évolution de la mécanique (1903), p. 345-346.

24. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 444.

25. Ibid. p. 445. Duhem cite la pensée n° 130 (édition Lafuma).

26. Ibid. p. 89.

27. Dans son analyse générale des esprits, Duhem délaissera bien vite l’esprit de justesse. En fait, il attachera à l’esprit géométrique la droiture qui convient à l’esprit de justesse. On le comprend lorsqu’il parle de l’esprit allemand, où l’esprit géométrique apparaîtra moins dans son amplitude que dans sa force et sa tendance à l’abstraction.

28. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 112.

29. Ibid. p. 113.

30. Ibid. p. 117.

31. Ibid. p. 167.

32. P. DUHEM : La science allemande (1915), p. 109.

33. Ibid. p. 110.

34. Cf. Ibid. p. 129. Duhem cite Hertz lui-même : « La théorie de Maxwell, ce sont les équations mêmes de Maxwell. »

35. Cf. Ibid. p. 130.

36. Ibid. p. 105. Duhem cite la pensée n° 110 (édition Lafuma).

37. Cf. Ibid. p. 136-137. C’est lorsque Pascal parle des notions fondamentales à la Géométrie, et pourtant indéfinissables, que sont le mouvement, le nombre et l’espace.

38. Cf. Ibid. p. 84.

39. Duhem critique particulièrement la diffusion sur le continent (à cause d’une certaine anglomanie) de la manière anglaise de traiter de la physique, notamment par le biais des modèles, et qui donna lieu à l’éclectisme qu’il reproche à Poincaré par exemple. Ce n’est donc pas tant l’esprit de finesse en lui-même, mais plutôt sa déviance exclusive qui inquiète Duhem. Cf. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 137-149.

40. P. DUHEM : La science allemande (1915), p. 99. C’est ainsi que Duhem achève sa dernière allocution, avec une verve qu’il nous est difficile de ne pas admirer.

41. Cf. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 38-39.

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